(パプリカ)
2006
Réalisé par: Satoshi Kon
Avec: Megumi Hayashibara, Toru Emori, Katsunosuke Hori
Film vu par nos propres moyens
Aujourd’hui établi comme un maître de l’animation japonaise, Satoshi Kon a raconté, le temps de sa courte carrière, des histoires de femmes, d’actrices, sorties de ses fantasmes de cinéaste. Paprika est peut-être son invention la plus libre, la plus décomplexée, la plus effervescente. Christopher Nolan ne s’y est pas trompé lorsqu’il a réalisé Inception, empruntant non seulement l’idée mais aussi certains plans, quasiment à l’identique.
La brillante professeure Chiba, entourée d’une équipe tout aussi géniale, a mis au point un système expérimental qui permet à son avatar Paprika d’entrer dans les rêves et de les enregistrer afin de traiter les maladies psychiques de ses patients. Mais lorsque le dispositif encore inachevé est dérobé, le malfaiteur parasite le réel, alors que se télescopent les rêves des uns et des autres. A l’aide de la pétillante Paprika, Chiba plonge dans les méandres de la psyché des suspects.
Paprika, sorti en 2006, est le dernier long-métrage réalisé par Kon avant sa mort, et son film le plus radical pour le spectateur. Totalement dédié à l’expérience cinématographique, le film commence par une représentation : des circassiens sortent de l’obscurité pour entrer dans la lumière d’un chapiteau. Puis, le spectacle tourne au cauchemar. Le rêveur s’éveille alors, et avec Paprika, il tente d’analyser les images de son propre songe sur un ordinateur. Le rêveur, c’est Konakawa, un flic qui déteste le cinéma sans que l’on sache pourquoi. Pourtant, ses rêves sont chargés d’univers cinématographiques influencés par l’imagerie hollywoodienne, film d’espionnage, comédie romantique, film d’aventure, une multiplicité de genres qui donne à Kon l’occasion, comme dans Millenium Actress, de rendre hommage à ses inspirations.
Une particularité du style de Satoshi Kon c’est sa mise en scène aux images intriquées, grâce à un montage spécifique, qui n’est possible que parce qu’il s’agit de cinéma d’animation. La profusion visuelle, la fluidité des transitions, la rapidité de certaines coupes, n’empêchent jamais la clarté du récit, lui garantissant ainsi l’adhésion du spectateur.
Certes, Satoshi Kon nous parle des rêves, et s’amuse à nous confondre. Lorsque nous croyons être dans le réel, le fantasme surgit, lorsque nous croyons être réveillés avec les personnages, un détail, rétrospectivement, nous avertit que nous sommes encore dans le songe. Et d’ailleurs, on ne sait pas vraiment si on est jamais dans le réel. Satoshi Kon de son côté nous donne tous les indices pour rappeler qu’il est impossible que l’on soit dans la réalité : tout ça c’est du cinéma, répète-t-il au long du film. A plusieurs reprises, Paprika s’adresse directement aux spectateurs ou regarde la caméra. Une scène fait même office de cours de cinéma, à travers l’explication de quelques techniques de narration visuelle, dispensée par Konakawa, ce personnage qui dit détester le cinéma, endossant néanmoins le rôle du réalisateur.
Dès le début du film, lorsque Paprika compare les rêves à des films, Satoshi Kon nous expose son entreprise. Pour lui, fiction et réalité trouvent un terrain d’entente dans le cinéma. Tout est possible, si l’on maîtrise quelques règles, celles qu’il enseigne précisément à travers Konakawa, metteur en scène de ses propres rêves. Néanmoins, Satoshi Kon tient plus de Chiba/Paprika que de Konakawa. Très sobre et sérieux en apparence, le réalisateur et sa créature partagent une même intériorité bouillonnante d’images, un psychisme qui les anime avec impétuosité.
Les personnages n’ont de cesse de passer d’un songe à l’autre, les rêves s’emboîtent comme des poupées gigognes, car ils plongent de plus en plus profondément dans le subconscient. Lors de la scènes la plus dramatique du film, Konakawa est à nouveau dans une salle de cinéma tandis que sur l’écran, il assiste à la torture de Paprika. Pour la secourir, il pousse la toile de l’écran qui se déforme et se déchire. Nous, spectateurs, voyons les deux côtés de l’écran. Dans l’écran les corps aussi se déchirent, laissant apparaître d’autres corps, d’autres identités. La figure des poupées russes imprègne les personnages et le film d’un point de vue narratif et formel.
Une autre figure se dégage, celle de Janus, le dieu à deux faces, et celui-ci apparaît dès la première scène, celle du cirque. Paprika, déguisée pour guider Konakawa, porte derrière la tête un masque de clown. Le principe se répète au long du film et l’idée est exposée dans le dialogue d’un personnage rival : « Mes visages sont multiples, c’est ce qui fait de moi un homme ». Kon essaime cette image à travers les miroirs qui ne reflètent pas toujours la réalité, les duos de personnages, souvent l’un étant le pendant de l’autre : le serveur grand et le serveur petit, le maître et le disciple, l’ami fidèle et le traître.
C’est particulièrement manifeste par l’intermédiaire des personnages de Chiba et Paprika, l’une et l’autre étant les deux facettes d’une même personne. La première, adulte, représentée quasiment en noir et blanc, elle est la raison et l’intellect ; la seconde, enfantine, éclatante de couleurs et de mouvement, est l’imaginaire et l’émotion. Un dialogue de Paprika nous éclaire : « Il y a toujours un équilibre, la lumière et l’obscurité, la vie et la mort, l’homme et… » (Elle ne termine pas sa phrase). Quel est cet équilibre ?
Le professeur Chiba est une femme entourée d’hommes qui la regardent avec admiration et respect. Cette femme réservée, froide et entièrement consacrée à ses recherches est à l’image du monde autour d’elle, tout en lignes droites et en couleurs ternes. Lorsqu’elle franchit le monde des rêves, les couleurs s’avivent, l’environnement s’anime, jusqu’au déséquilibre. Et de la même manière, Paprika s’agite, sautille, défie toutes les lois physiques.
Le film se réfère à plusieurs reprises à des mythes gréco-romains, Janus par exemple, ou Œdipe. Lors de la scène de torture cruciale évoquée plus haut, Paprika est pourvue d’ailes de papillon. Le papillon est rattaché au personnage de Psyché, épouse d’Eros, l’amour. Or, Psyché signifie « souffle » et par extension « âme » en grec. Le corps de Paprika est déchiré et à l’intérieur apparaît Chiba. Avant cette scène, les deux femmes n’étaient jamais apparues dans un même espace. Le corps et l’esprit.
La symbolique est également utilisée pour les antagonistes du film, fusionnés ensemble comme des siamois (Janus encore) qui se séparent dans un envol de papillons bleus. Puis l’un dira à l’autre : « Ton corps est à moi ! (…) Mon esprit extraordinaire a besoin de ce corps. »
Le rôle de l’une et de l’autre devient plus indistinct dans la séquence finale, elles se confondent. « Tu es une partie de moi » dit Chiba, ce à quoi Paprika répond « J’imagine que tu n’as jamais pensé que c’est peut-être toi qui fait partie de moi. » A travers cette réplique, Paprika laisse entendre à Chiba qu’il serait bon qu’elle autorise parfois son subconscient à prendre le dessus. Elles se rejoignent enfin, Chiba peut désormais comprendre ce qui lui manque : une âme sœur. Et cette âme sœur, c’est un homme dont le corps est aussi gigantesque que son esprit est prodigieux. Lorsque le professeur Chiba laisse enfin émerger ses sentiments, elle se fait géante pour pouvoir arriver à la hauteur de cet être, dont elle ne voyait jusqu’ici que l’encombrement physique.
Plusieurs hommes semblent être les candidats parfaits pour une intrigue amoureuse avec Chiba/ Paprika. Au début du film, Paprika suivait un protocole qui s’apparentait à un rendez-vous galant. En effet, pour intégrer les strates profondes de l’esprit de Konakawa, elle le rejoint dans une chambre d’hôtel et s’endort à côté de lui. Mais à la fin, c’est celui qu’elle a ignoré tout ce temps qu’elle doit extirper du rêve pour le retrouver dans la réalité.
Comme dans beaucoup de grands films, tout cela est d’ailleurs montré dès le début, dans la première scène où nous les voyons ensemble, métaphore de ce qui adviendra. Ultime déclaration d’amour au cinéma, Satoshi Kon démontre que le cinéma, comme les rêves, ne connaît aucune limite. Il use de toutes les possibilités de l’image, du montage, de la musique, en somme de l’art cinématographique.
A la fin, le personnage de Konakawa en a fini avec ses rêves. N’ayant pu concrétiser son fantasme d’amour avec Paprika, et afin de prolonger cette expérience sensitive, il se rend au cinéma. Est-ce par intuition de sa mort à venir que le réalisateur expose alors les affiches de ses films précédents ? Reste qu’en guise de testament, il nous enjoint de le retrouver pour toujours à travers le cinéma. Et si les rêves disparaissent avec ceux qui les font, les films eux, les perpétuent.
Paprika est édité par Sony.