(Alcarràs)
2022
Réalisé par : Carla Simón
Avec : Jordi Pujol Dolcet, Anna Otin, Xenia Roset
Film fourni par Pyramide Vidéo
En puisant continuellement dans son histoire personnelle, la cinéaste Carla Simón offre une voix à l’Espagne rurale d’ordinaire discrète sur les écrans de cinéma. Dernière née d’une longue lignée de cultivateurs catalans, l’artiste émerveille ses pairs au gré de ses grandes fresques pastorales, où ancienne et nouvelle génération communient autant qu’elles se confrontent. Le passé est une source intarissable de récits pour l’artiste, qui transforme son vécu en longs métrages sensibles et à l’esprit de révolte sociale affirmée face à l’émergence d’une modernité qui met à mal les traditions ibériques. L’intime devient universel, les chemins de vie tortueux relatés avec retenue et subtilité suscitent l’émotion sincère d’un public transposé le temps d’un film dans le monde agricole. Au rythme des saisons et des récoltes, dureté et douceur s’affrontent. Au-delà des corps malmenés par le labeur des champs, les sentiments se devinent davantage qu’ils ne s’expriment. En 2017, la jeune réalisatrice laisse vagabonder pour la première fois sa caméra dans la province espagnole, pour le long métrage qui inaugure sa carrière, Été 93. Son œuvre matricielle aux accents lointainement autobiographiques est hautement plébiscitée sur ses terres, remportant trois Goya et recevant l’honneur symbolique de représenter l’Espagne aux Oscars. L’aura d’Été 93 dépasse largement les frontières et le parcours de Carla Simón se lie pour la première fois avec le Festival de Berlin, dont elle deviendra l’une des enfants chéries. Présenté dans la sélection Génération qui fait la part belle aux jeunes auteurs, son film glane le Grand Prix dans sa catégorie et est même gratifié de la distinction du meilleur premier film lors de la cérémonie de clôture.
Avec son second long métrage, Nos Soleils, Carla Simón renoue avec ses racines rurales. Tout comme sa famille, ses héros sont des cultivateurs de pêchers menacés par les diktats économiques qui s’emparent de la Catalogne et par la fracture qui s’opère entre les générations, alors que la mémoire d’un savoir collectif est menacée par l’avènement d’une nouvelle ère de surexploitation. Le souci d’authenticité accompagne la démarche artistique de la réalisatrice à chaque étape de la conception de son œuvre. Pour faire de Nos Soleils l’évocation la plus parfaite possible de la souffrance des hommes qui vivent du travail des vergers, elle retourne à Alcarràs, son village d’enfance, et elle fait appel à des acteurs non professionnels, tous originaires de la région et incroyablement bouleversants à l’écran. Dans sa quête de cinéma, Carla Simón théorise des sujets personnels qui lui sont chers, et construit une nouvelle famille, proche de la sienne, en invitant ses comédiens à passer de longues journées ensemble, en amont du tournage. À nouveau, la Berlinale adoube sa protégée. Cette fois en compétition officielle, le second film de la cinéaste remporte la récompense suprême, l’Ours d’Or 2023.
Nos Soleils prend l’allure d’un grand récit choral, où les individualités parfois opposées d’une famille se confondent dans un même mouvement collectif. Cultivateurs de pêches depuis des générations, les Solé vivent sous la menace d’être dépossédés de leur terre. La propriété de leur terrain agricole ne repose que sur la base d’un vieil accord verbal, passé par Rogelio (Josep Abad), le grand-père de la lignée, durant la guerre d’Espagne. L’héritier légitime de leur sol nourrit l’espoir de remplacer les arbres fruitiers par des panneaux solaires, beaucoup plus rentables, mais risque ainsi de priver les Solé de leur travail. Farouchement opposé à cette volonté, Quimet Solé (Jordi Pujol Dolcet) continue son inlassable labeur dans le verger, en compagnie de l’ensemble des siens, pour ce qui pourrait être son ultime récolte. Les divisions quant au futur gangrènent la famille, et les enfants contemplent impuissants la déchéance des adultes.
Sur le déclin, l’ultime oasis luxuriante est menacée d’extinction par la contamination progressive d’une modernité qui se propage partout en Catalogne. L’exploitation agricole des Solé est le dernier bastion de verdure au cœur d’une région qui se métamorphose et qui renie la bienveillance de la flore pour s’abandonner aux sirènes de la croissance économique déraisonnée. Le verger est une parenthèse incongrue de vert en lutte permanente contre l’orange des sols morts constellés de panneaux solaires, brûlés par un soleil infernal. À l’ombre de pêchers, la cohésion entre l’homme et la nature est difficilement préservée, l’agriculteur soigne ses arbres et les fruits qui poussent sont sa récompense, rendue précieuse par ses efforts démesurés. Face à l’imagerie macabre des terres arides, la candeur juvénile trouve un terreau fertile à son imagination dans le giron chaleureux du domaine végétal. La bouche gorgée du jus des pêches, les enfants en bas âge de la famille Solé chantent et chahutent, jouent et rient, opposent l’insouciance de leur vie naissante aux considérations triviales des adultes. Menacée par la modernisation, une joie rurale immémoriale offre sa dernière incarnation dans un éclat de joie. Sans sombrer dans la naïveté, Nos Soleils octroie une sagesse à ses plus jeunes personnages, inconscients d’un lien fondamental qu’ils entretiennent avec la nature et que les protagonistes plus âgés ont perdu. Si le verger convoque implicitement la représentation du Jardin d’Eden, les hommes et les femmes y sont partiellement en lutte contre la faune. Comme si l’esprit mortifère des terrains avoisinants contaminait l’exploitation des Solé, les agriculteurs affrontent la faune dans le frêle espoir de préserver leurs plantations. Chassés des champs attenants, des hordes de lapins envahissent la propriété et contraint les personnages principaux à semer mort et désolation. Régulièrement montrés à l’écran, les cadavres d’animaux illustrent la perte d’un équilibre entre l’humain et son environnement. L’homme contraint son corps et son âme mais se révèle impuissant face à l’emballement absurde d’une société irresponsable. Les champs sont alors lieux de souffrance. Quimet s’y est abîmé la santé après une vie de labeur, et le fruit de son travail acharné est sur le point de lui être dérobé. Le cycle des saisons a rythmé son existence et la menace de l’expropriation est une fracture avec son idéal modeste mais pourtant condamné. L’ombre d’un système économique despote qui ne rémunère pas convenablement les efforts des paysans et qui s’apprête à les exclure de leur paradis plane sur le film. Sans jamais verbaliser cet aspect du récit, mais en invitant subtilement à en prendre conscience, Nos Soleils milite pour rendre la terre à ceux qui la travaillent. La sueur et le sang versés légitiment l’appropriation du sol des Solé, pourtant l’injustice moderne ne considère pas leur peine. Ils sont les esclaves de notre temps. Davantage que de simples agriculteurs, c’est l’âme de tout un peuple qui se soulève. Les traditions et le savoir ancestral sont agonisants, mais ils font entendre leur rage, confrontés à la peur de la disparition. Les nourrisseurs veulent conserver leurs rituels contre l’éclosion des cultivateurs de soleil, mais leur lutte est vaine. Ils n’ont pour seule arme que le sacrifice de leur récolte, qu’ils jettent violemment contre une enseigne de grande distribution. Pour livrer la guerre contre l’oubli, ils renoncent à leur bien le plus cher.
D’abord présentée comme une seule entité à plusieurs têtes, la famille Solé se craquèle tragiquement sous les coups de boutoir du quotidien. Leur destin est un tressage à l’origine commune, qui se disloque en une multitude de fils pour que de chaque trajectoire émerge les différentes facettes d’une même vérité. Entremêlée dans la promiscuité des corps confondus à l’écran, la famille ne forme initialement qu’un seul corps et qu’une seule âme, tournée vers le travail au verger. Ils sont unis à la poursuite d’un même idéal, muent d’une seule volonté, tant forçats qu’artisans de leur vie rythmée par la communion dans les champs. Ils ne s’expriment que d’une seule voix sous l’ombrage des pêchers, lorsque Nos Soleils superpose volontairement les dialogues pour accentuer la restitution d’une expression de groupe, avant toute forme de repli sur soi. Les hommes se sont établis en une communauté vouée à un même but, baignée par la joie des instants fugaces de cohésion, avant l’avènement des divisions. À table pour un repas, les Solé sont brièvement heureux et immortalisent cet instant en prenant une photographie, que Carla Simón grave magistralement dans l’esprit du spectateur en émulant le point de vue de l’appareil. Face à la caméra, les paysans fixent le public et l’apostrophent directement, brisant la barrière de l’écran. Pourtant, le poison injecté par le monde extérieur a déjà contaminé l’intégrité de leur groupe. Acculés par la dictature économique, tous ont une approche différente du futur. Ils sont tiraillés et séparés entre l’acceptation rétive de la fatalité, et l’insoumission bornée incarnée par Quimet, déterminé à ne pas céder une seule parcelle d’une terre dont il n’est injustement pas dépositaire. L’obstination aveugle trace un chemin de cris et de colère vers la désunion. Aux moments inattendus de bonheur qui enjoignent le père de famille et sa sœur, exilée à Barcelone, répond directement une scène de dispute sévère entre les deux personnages, dans deux séquences perçues et partiellement incomprises par l’adolescente Mariona (Xenia Roset). Nos Soleils trace une limite, avant laquelle la joie est permise, mais au-delà de laquelle seule la discorde peut s’extérioriser. De prime abord, les querelles se verbalisent entre les murs de la maison, seule possession qui n’est pas contestée aux Solé, mais rapidement elles gagnent le havre de paix désormais vicié du verger. Le travail n’est plus une aventure collective, il est théâtre éprouvant de la déchéance des liens familiaux et les générations n’y sont plus unies qu’à travers une gifle qui souligne le sommet dramatique virtuose du long métrage, une claque que l’épouse de Quimet inflige autant à son mari qu’à son fils adolescent Roger (Albert Bosch). Le labeur était le socle de la cohésion, il est désormais l’instrument corrompu de l’individualisme. Sous les pêchers, les jeux des plus jeunes enfants sont mis à mort. Le trio de têtes blondes qui ouvrait le film de leur fougue est séparé par la folie des adultes et une simple flûte offerte à la plus jeune des protagonistes est subtilisée par Quimet. L’espace de plénitude s’est métamorphosé en lieu de souffrance émotionnelle.
Avec une retenue qui fait la force de son style, Carla Simón lie les tourments du présent à la mémoire reculée et violente de l’Espagne. Quimet est devenu patriarche, son père Rogelio s’est effacé, il n’est presque plus qu’un spectre dans sa propre maison, pourtant en une poignée de secondes éparses bouleversantes, le passé ressuscite pour laisser Nos Soleils s’imprégner de la sagesse des anciens. L’obtention du droit de cultiver les sols du verger trouve ses racines à l’ère du franquisme, lorsque le grand-père avait offert refuge au propriétaire du terrain face à la fureur totalitariste. À l’ère de l’oppression, alors que le pays se déchirait sous prétexte d’une lutte des classes dont l’essence a été dévoyée par les fanatiques, prolétaires et bourgeois ont fait fi de leurs différences pour préserver la vie humaine. Ensemble ils ont planté un figuier symbolique, unis ils ont fait fleurir les arbres. La cohésion improbable s’est affranchie de la défiance ordinaire, mais l’essor d’un nouvel âge inégalitaire ressuscite le spectre de la fracture sociale entre travailleurs et patrons. L’accord oral sincère du passé qui engageait les pères de l’Espagne actuelle s’effondre au crépuscule de leur existence, cédant la place à une dictature administrative de papier qui sépare leurs descendants. La vérité fédératrice d’hier est sacrifiée par les tentations matérielles d’aujourd’hui. Rogelio est l’émouvant témoin taiseux de la résurgence du mal, celui que tout le monde croit endormi mais qui a les yeux ouverts, celui qu’on infantilise mais qui est détenteur d’une noblesse spirituelle que seuls les anciens connaissent. Au cœur de l’assemblée improbable que forment les Solé, lui seul semble encore communier avec la nature. Pour Quimet, les arbres sont devenus uniquement synonymes de labeur, mais Rogelio prend encore le temps de les toucher, de les caresser, de les sentir, et de se fondre parmi eux. Si l’idéal s’évapore dans les affres des temps modernes, le vieillard est lui le dernier reliquat des rêves du siècle dernier, un survivant malade, au terme de sa vie, qui contemple impuissant la chute des hommes. Sa lente mise en marge du cercle de décision familial est habilement conjuguée à une disparition du travail manuel. Si la cueillette des pêches ne peut se faire qu’à la main, Nos Soleils se défait doucement de ces séquences pour montrer ses personnages au volant de leur tracteur, uniquement rompus à l’empilement de palettes. Hommes et véhicules se confondent, l’être devient mécanique, l’organique disparaît dans une ultime coulée de sang faite du jus des fruits. Les panneaux solaires du péril sont encore loins et toujours aperçus à distance, mais déjà les Solé abandonnent leur corps à des gestes robotiques et sans passion, ils sont devenus machine de chair.
Nos Soleils offre néanmoins une place préférentielle aux adolescents de la famille. Le récit éprouvant livré par Carla Simón est le plus souvent restitué à travers le regard de ces jeunes protagonistes, incarnations d’une génération à deux visages, éprise de tradition mais aspirant au confort de la modernité. Roger et Mariona sont les supports de l’identification du spectateur, davantage que Quimet qui reste souvent insaisissable, voire néfaste. Le film ne tente pas de comprendre parfaitement le patriarche, en proie aux dilemmes insolubles de la fin de son mode de vie, mais plutôt d’offrir un témoignage de sa déchéance perçue partiellement par ses deux enfants. Ainsi, les racines de son mal-être ne sont jamais clairement verbalisées, conférant au long métrage une délicatesse habile. Néanmoins, les conséquences de son malheur s’affichent ostensiblement, et sont subies de plein fouet par les deux adolescents qui constatent la douleur du père, souvent depuis une pièce voisine. Les causes sont implicites mais les effets sont explicites. Les explications sont partielles tandis que les blessures sont à vif. L’âge de l’innocence et des joies simples agonise au regard d’un avenir qui apparaît révoltant d’injuste. Souvent opposés à leur aïeul, Roger et Mariona assimilent que leur héritage est précaire et incertain. Face à la réalité du monde inégalitaire qui leur tend les bras, ils renoncent à leurs plaisirs naïfs, désormais conscients de l’âpreté de la société espagnole. L’adolescente ne peut plus danser, Ses déhanchements sont devenus dérisoires alors que son foyer se déchire. Initialement présenté comme un jeune homme dilettante épris de drogue douce, Roger se conforme au modèle paternel et se transforme en bête de travail en quête de l’approbation refusée de Quimet. Tel une maladie mortelle, le désespoir a contaminé les Solé, ils ne sont plus aptes à se fondre dans la douce folie d’une fête catalane, ils se marginalisent face au conformisme de leurs semblables. La guerre contre l’industrialisation est perdue d’avance bien qu’elle soit livrée, la révolte est inutile, seul un leg spirituel peut se transmettre. Une vérité que connaissent les hommes qui vivent de la terre resplendit une dernière fois, et n’est pas inscrite dans le sang. Au contact d’un travailleur saisonnier africain, la toute jeune fille de la famille emprunte une partie des rites de son interlocuteur. Les paysans sont unis par une douleur mais aussi par un savoir ancestral qui transcende les frontières et qu’il convient de préserver.
D’une subtilité éblouissante et d’une justesse virtuose, Nos Soleils séduit dans sa grande fresque pastorale, et met en lumière la détresse d’hommes et de femmes à l’agonie.
Nos Soleils est disponible en Blu-ray et DVD, chez Pyramide Vidéo, avec en bonus :
- La Genèse de Nos soleils (67 min)
- Court-métrage : Correspondencia (2020, 20 min)