(殺手蝴蝶夢)
1989
Réalisé par : Patrick Tam
Avec : Kenny Bee, Joey Wong, Tony Leung Chiu-wai
Film vu par nos propres moyens
Féru d’art au sens large dès son plus jeune âge, le réalisateur Patrick Tam fait rapidement du cinéma son support de prédilection. D’abord observateur, notamment au gré des critiques qu’il propose à la fin des années 1960, le hongkongais aspire à une plus grande liberté d’expression, et veut confier à l’écran sa propre vision du septième art. Initialement rattaché à la télévision, pour laquelle il occupe différents postes techniques, Patrick Tam fait un voyage fondateur aux États-Unis en 1975, et se nourrit d’une culture américaine dont il appréciait déjà les grands films. Quelques années après son retour en Asie, l’occasion de proposer ses œuvres au public sur grand écran est une aubaine pour le metteur en scène qui s’engouffre dans la brèche du renouvellement générationnel des créateurs de l’époque. En 1980, son premier long métrage The Sword contribue à le propulser en fier représentant de la nouvelle vague hongkongaise, aux côtés de grands noms comme Tsui Hark. Bien que son style marque une rupture formelle avec les codes préalablement installés, Patrick Tam se défend de vouloir briser les dogmes par simple exercice de style : passionné du cinéma de ses ancêtres, il épouse leur héritage mais entend cependant offrir son regard personnel au spectateur. Son art en devient particulier et unique, et même si Patrick Tam est un véritable polymorphe du septième art, habile dans tous les genres au fil des évolutions de son temps, la rencontre avec le public est parfois difficile. Bien que la critique lui octroie une reconnaissance certaine, ses films peinent parfois à s’affirmer en succès commerciaux, et n’obtiennent leurs lettres de noblesse qu’à l’occasion de redécouverte.
My Heart Is That Eternal Rose, sorti en 1989, marque un de ces rendez-vous manqué entre le spectateur et une des œuvres fascinantes de Patrick Tam. À la fin des années 1980, son pays est en pleine frénésie de l’Heroic bloodshed, ce sous-genre hongkongais du film d’action entre autres popularisé par Le Syndicat du crime, et qui fait la part belle aux amitiés viriles sur fond d’explosions décomplexées. Le cinéaste profite de cet engouement pour livrer son propre long métrage versé dans le domaine, tout en y insufflant ses propres thématiques fétiches et sa patte unique. Bien qu’il reprend l’essentiel des codes du genre, notamment en opposant deux personnages masculins au centre du récit, My Heart Is That Eternal Rose témoigne d’une évolution du cinéma d’action de son époque. Progressivement, une place plus conséquente est offerte aux femmes et le film de Patrick Tam joue sa partition en trio, faisant d’une protagoniste l’objet de toutes les convoitises. Doucement, l’Heroic bloodshed se métamorphose en romance criminelle, et My Heart Is That Eternal Rose est à la confluence de ces deux registres. Toutefois, aussi novateur soit le long métrage, son exploitation commerciale est un relatif échec. La critique salue les qualités indéniables du film, un tout jeune mais déjà excellent Tony Leung Chiu-wai est couronné de la récompense nationale du meilleur second rôle, et le directeur de la photographie devenu depuis légendaire Christopher Doyle éclabousse déjà de son talent, mais le public ne répond pas à l’appel dans les salles. Meurtri, Patrick Tam décide alors de tirer un trait sur sa carrière de réalisateur pour devenir professeur de cinéma, jusqu’à un retour ponctuel en 2006 pour After This Our Exile. Spectrum Films exhume My Heart Is That Eternal Rose des Limbes de l’oubli injuste et lui offre enfin une édition à la mesure de sa splendeur, riche en bonus de qualité.
Dans une fresque de la criminalité hongkongaise, My Heart Is That Eternal Rose esquisse le parcours de Rick (Kenny Bee), amoureux transis de Lap (Joey Wong). Par fidélité envers le père de sa petite amie, le jeune garçon accepte de participer au convoi d’un clandestin, fils d’un chef de la triade locale. Au cours de leur périple, le voyage tourne au drame : le sans papier est accidentellement tué, et Rick est contraint à l’exil aux Philippines pour ne pas subir la vengeance des malfrats qui avaient commandité le transit. Afin de protéger son père, Lap accepte quant à elle de devenir l’épouse d’un truand vicieux, Shen (Michael Chan), qui leur offre sa protection en échange. Six ans plus tard, Rick, devenu un assassin, revient sur ses terres, et découvre que son ancienne fiancée vit dans le chagrin et la peur, entretenant toujours le précieux souvenir de leur idylle. Désormais réunis, ils succombent à leurs sentiments enfouis et affrontent la colère du mari de la belle. Seuls face à tous, dans une explosion de fureur, ils peuvent néanmoins compter sur l’aide de Cheung (Tony Leung Chiu-wai), le garde du corps de Lap qui lui voue un attachement sans faille.
My Heart Is That Eternal Rose s’installe dès lors comme une quête d’un paradis perdu, une course désespérée vers un idéal passé et vers une innocence révolue entachée par le sang. La corruption perpétuelle des sentiments nobles et vertueux plonge les trois protagonistes dans un tourbillon de violence qui oppose la froideur de la mort et leurs aspirations à une vie sentimentalement épanouie. L’infini contraste entre la sincérité du cœur et la litanie sanglante propre à l’Heroic bloodshed crée un contraste, une limite strictement tracée qui n’offre pour seule réponse à l’amour qu’une danse macabre de corps criblés de balles. Patrick Tam propose un jeu de symétrie dans sa mise en scène entre la légèreté de l’introduction du récit, et le déroulé de la seconde partie du film. Dans les premières minutes du long métrage, My Heart Is That Eternal Rose fait du bar du père de Lap un endroit de réunion affective et de joie simple. Baigné dans une lumière presque irréelle qui offre un aspect angélique à ce décor, Rick et sa petite amie sont deux jeunes adultes malicieux qui flirtent dans l’insouciance du monde cruel. Durant la suite du film, les bars seront des lieux de péril plongés dans un éclairage crépusculaire. Le cœur de l’émotion se meut en tanière de la bête, royaume de pacotille sur lequel règne Shen. Les clubs sont alors symboles de perversion morale : celle de Lap et de son père, tous deux montrés alcool en main, puis de tortures physiques au moment où Cheung subit les pires sévices corporelles. À la parade amoureuse succède l’ombre obscure du chef de la triade.
La métamorphose progressive de la signification des lieux accompagne un remplacement graduel des valeurs associées aux figures paternalistes. Les protagonistes de My Heart Is That Eternal Rose évoluent constamment sous le regard d’hommes d’influence, témoins ou artisans de leur déchéance. Si dans les premiers temps, le père de Lap est proposé comme un personnage bienveillant et garant de l’amour qui unit sa fille à Rick, le film le met violemment à mal une fois l’ellipse de six ans passée. De ses qualités de cœur il ne reste rien une fois que Shen assoie son joug sur son existence. D’abord dépossédé de toute dignité, l’aïeul de l’héroïne meurt froidement, dans la relative indifférence de ses pairs, comme si son issue sinistre était le fruit d’une inextricable fatalité. Le sang que verse alors les dirigeants des triades remplace celui de l’hérédité. Patrick Tam fait preuve d’un grand nihilisme vis-à-vis des truands et d’un prétendu code de l’honneur entre eux alors en vogue dans les Heroic bloodshed. Shen est un pourvoyeur de mort et de violence, et n’épouse jamais quelconque mission de protection de ses hommes. La dramaturgie profonde de My Heart Is That Eternal Rose s’exprime alors dans la trajectoire de Cheung, touchant mais naïf, alors que les deux autres protagonistes sont résignés. Jusqu’au bout de son parcours, le personnage qu’incarne Tony Leung Chiu-wai croit en une forme de vertu profonde de Shen alors que les événements montrent le contraire. La loyauté du soldat, pensant aider son supérieur en lui montrant ses errances, est saccagée par un torrent de sang qui finit par le frapper. Patrick Tam montre à l’écran sa vision noire des chefs des triades en les introduisant dans le récit parfois dans l’ombre de la nuit, parfois hors champs. Leur influence néfaste naît dans les ténèbres de l’image.
Si l’homme ne peut se fier à la sagesse de ses ancêtres, alors il n’a d’autre choix que de se lancer dans la quête perdue d’avance d’un retour à un état de grâce passé. My Heart Is That Eternal Rose se construit tel une course éperdue vers une époque révolue, par nature désormais inaccessible. Dès les premiers plans du film, effectuant une succession de mouvements de la caméra allant de droite à gauche, Patrick Tam manifeste l’envie de revenir vers l’insouciance de la jeunesse, tout en soulignant l’impossibilité de la tâche. Dans des scènes au rendu stroboscopique, typiques du style de Christopher Doyle, My Heart Is That Eternal Rose substitue des fragments de secondes au quotidien de ses héros pris dans le tumulte du temps qui passe. Cheung est probablement celui qui à la trajectoire la plus linéaire, dans sa douloureuse descente aux enfers et dans sa prise de conscience de la duplicité du milieu dans lequel il évolue, mais au terme du long métrage, lui aussi est invité à regarder en arrière, vers la grand-mère qui l’a élevé. Rick et Lap vivent quant à eux leur vie entre parenthèses, et l’ellipse scénaristique de six ans en devient un geste d’écriture significatif. Dépourvu de sentiment, l’être est condamné aux tourments pour des années entières, incapable d’avancer, toujours dans le fantasme d’une vie antérieure qui se refuse désormais à lui. En faisant de Rick un tueur, et de Lap une femme sous la contrainte, Patrick Tam les plonge dans une impasse morale poisseuse et sans issue positive possible.
Pourtant My Heart Is That Eternal Rose offre bien la perspective d’une échappatoire potentielle, mais sans cesse la mise en scène de Patrick Tam souligne l’impossibilité de l’atteindre. Esclave de leur chemin de vie, les protagonistes peuvent apercevoir un dénouement heureux sans jamais le toucher. Ainsi, Lap est régulièrement confronté à la mer qu’a pris Rick pour fuir Hong-Kong, mais elle est, soit maintenue à distance de l’immensité de l’eau, soit ostensiblement séparée de la plage par un grillage qui lui interdit la fuite. Plus ancré dans le scénario, l’exil de Rick en lui-même n’est qu’un pis-aller qui lui permet de rester en vie tout en lui dérobant une destinée heureuse. Son retour en tueur devient admissible pour le spectateur : chassé du paradis, il n’a d’autre choix que de devenir démon, avant que l’affection de son ancienne flamme ne se rappelle à lui et ne laisse entrevoir un temps un maigre espoir. Les tourments de l’âme se propagent aux corps intranquilles, dans un film en perpétuel mouvement, et le sang que pompent les cœurs blessés est appelé à se verser dans des déferlements de haine. Même l’amour pur et candide de Cheung ne peut s’épanouir autrement que dans un reniement de l’être désiré, préférant laisser partir son fantasme si celà est synonyme d’une maigre sécurité.
Tant et si bien que si l’action débridée est l’apanage de ce pur polar dans la veine des œuvres hongkongaises de l’époque, lorgnant parfois du côté du Western, le profond sentiment de tragédie humaine prédomine constamment. Patrick Tam fait même de My Heart Is That Eternal Rose un néo-noir dans son portrait sombre de l’être humain et dans sa prédominance de scènes nocturnes. Le cinéaste se montre même ironique en confrontant jour et nuit : alors que les actes de bravoures explosifs de l’obscurité récompensent généralement les héros, c’est en pleine journée que le drame s’invite, en de rares occasions toujours significatives. Le péché originel du convoi de sans papier intervient dans une séquence diurne, la séparation de Rick et Lap également, le retour tragique du protagoniste aussi, et lorsque l’affrontement final s’initie sous un soleil de plomb, le spectateur comprend déjà parfaitement que le bonheur sera interdit au terme de la bravade. Alors que d’ordinaire, la lumière est synonyme d’éclaircissement moral, elle signe ici une descente perpétuelle dans les abîmes de la psyché humaine et dans la violence.
My Heart Is That Eternal Rose est beaucoup plus qu’un Heroic bloodshed conventionnel, il est une mise en plan d’une impossible conciliation avec un passé qui se dérobe, sous des faux airs de film noir.
My Heart Is That Eternal Rose est disponible chez Spectrum Films, avec en bonus :
- Une présentation de Arnaud Lanuque
- Une rencontre avec Patrick Tam
- Une interview de John Shum
- L’impossible échappée : un essai vidéo sur le film
- L’excellent documentaire In The Mood For Doyle, consacré au directeur de la photographie
- La bande-annonce