Mizrahim, Les oubliés de la Terre Promise
Mizrahim, les oubliés de la Terre Promise affiche

2022

Réalisé par : Michale Boganim

Avec : Reuven Abergel, Erez Biton, Maayane Elfassy Boganim

Film fourni par Blaq Out

Après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, place à la reconstruction et à l’unification pour la communauté juive. Le 14 mai 1948, l’État d’Israël est fondé au Moyen-Orient, sur des terres jusqu’alors palestiniennes. Pour des millions de fervents à travers le monde, l’émergence de cette nouvelle nation est synonyme d’espoir. Les blessures de la Shoah ont à jamais endeuillé les familles et cette terre d’accueil supposée est un refuge fantasmé par beaucoup. Le partage arbitraire de la Palestine ne cessera jamais d’être source de conflits et de drames humains, mais Israël est un rêve inespéré qui se réalise pour les descendants du peuple hébreu. Au milieu du désert, l’oasis n’est néanmoins qu’un mirage pour des milliers d’exilés venus ici en quête de bonheur. Une vaste vague d’immigration gagne l’État naissant mais une division claire se crée entre les juifs d’Europe et ceux en provenance d’Afrique du Nord. Parce que la couleur de leur peau est différente ou parce qu’il sont sujets à des préjugés raciaux injustes, ceux qu’on appelle les mizrahim sont rejetés en périphérie d’Israël, dans de véritables bidonville, loin de l’opulence des cités modernes des élites blanches. Pour ces hommes, femmes et enfants, leur origine est un fardeau qui donne naissance à plus de 60 ans de stigmatisation. Aujourd’hui encore, les descendants des mizrahim sont muselés par les pouvoirs publics, privés des chances d’un avenir radieux et souvent plongés dans une extrême précarité. Comme la cinéaste Michale Boganim, descendante de ces parias, le clame dans l’intitulé de son documentaire, ils sont les oubliés de la Terre Promise. 

Entre dénonciation d’inégalités encore oppressantes et devoir de mémoire, la réalisatrice rend un vibrant hommage à l’histoire de ces exclus dans son long métrage Mizrahim, Les oubliés de la Terre Promise. Accompagnée de sa toute jeune fille, Michale Boganim arpente Israël en quête de témoignages qui transcrivent la détresse d’une partie marginalisée de la population. À travers son errance, elle reconstitue également le parcours de son propre père aujourd’hui disparu, mizrahim de première génération. Entre passé et présent, le film est un voyage dans le pays qui tisse un effroyable fil rouge de l’ostracisation massive. 

Mizrahim, les oubliés de la Terre Promise illu 1

Le cœur et l’âme remplis d’espoir, les juifs d’Afrique du Nord ont gagné Israël abandonnant tout derrière eux. Le pays nouveau était une promesse pour eux, celle d’un futur meilleur, de chances plus équitables et un espace unique où leur spiritualité pouvait pleinement s’épanouir. Entassés dans des milliers de bateaux, ils ont délaissé leur racines pour affronter une marginalisation qu’ils ne pouvaient pas prévoir, dès leur premiers pas sur leur nouvelle terre. Dans des images d’archives révoltantes, Mizrahim, Les oubliés de la Terre Promise désenchante les rêves, à travers la vision de bureaux d’accueil des migrants différents selon chaque ethnie. Face à un fonctionnaire qui dicte leur destin d’un coup de stylo, les mizrahim sont condamnés à la pauvreté. Dans la cohue des bus qui les mènent toujours plus loin dans le désert et les rejettent hors de Jérusalem, certains se révoltent et refusent de quitter le véhicule. Comme un hurlement de rage primaire, une descendante de ces exclus relate les mots de sa mère : “Si vous descendez, jamais plus vous ne quitterez cette ville” s’écrit son aïeule à la vue du village de tôles et de terre qui doit devenir son nouveau lieu de résidence. La ségrégation débute par l’attribution d’un habitat précaire, si loin des cités rutilantes des migrants blancs, dans la poussière des terres arides du Moyen-Orient, là où personne ne peut entendre la détresse des mizrahim. Les pouvoirs publics ont abandonné ces familles, ont créé une division si grande que pour certains enfants des bidonvilles, l’existence même de leurs semblables d’origine européenne est remise en question comme un concept abstrait. Dans un même pays, deux mondes se créent sans jamais qu’il ne dialoguent. Les mizrahim n’ont qu’un seul destin selon les autorités, celui de devenir une main-d’œuvre docile et corvéable, avant d’être citoyens à part entière.

Le refus d’une même éducation pour les mizrahim et pour les autres concitoyens devient le premier levier d’une oppression institutionnalisée. Le père de Michale Boganim a bien tenté d’apporter une aide aux devoirs scolaires aux enfants qui l’entouraient, leur a permis d’obtenir le diplôme national israélien, mais aucun de ses élèves n’a jamais pu poursuivre un cursus universitaire. Dans ces territoires abandonnés, les facultés n’existent tout simplement pas, seul un parcours vers la formation à des métiers manuels est offert aux exclus. Dans le peu de villes où une forme de mixité s’installe timidement, la résurgence de l’ostracisation griffe la jeunesse. Évoquant un événement récent, un intervenant relate une sordide matérialisation de la frontière qui s’impose aux enfants. Du jour au lendemain, la cour d’une école jusqu’alors mixte est striée par un mur qui sépare à jamais les fils des mizrahim et ceux des élites blanches. Témoin de cette abomination, ce même homme évoque avec douleur les larmes de son père le jour où l’inscription de son enfant dans une école religieuse a été refusée pour des motifs fallacieux. Même les nouveaux nés ne sont pas épargnés par l’obscurantisme. Au comble de l’émotion, Mizrahim, Les oubliés de la Terre Promise donne la parole à des femmes venues du Yémen, témoignant en pleurs du vol de leurs propres enfants. La maternité devient un lieu de péril où une vie peut être dérobée et une famille à jamais divisée, dans l’indifférence presque totale. L’horreur est devenue banale. Sans discontinuer, le long métrage confronte la jeunesse israélienne opprimée aux murs de bétons de leurs habitations délabrées. Le logement est une prison, une invitation à rester dans un état de servitude et un refus de l’épanouissement. Ayant grandi partiellement en France, Michale Boganim tisse un parallèle clair entre cette génération en péril et celle de banlieue parisienne. La peine que la cinéaste a éprouvée lors de ses jeunes années à Haifa n’est pas si éloignée de celle qu’elle a vécue lors de son adolescence, alors que le boulevard périphérique de la capitale sépare lui aussi précarité et luxe. Faire de son œuvre une lettre ouverte à sa propre fille, lue par la voix en off de la réalisatrice, est un geste fort et significatif. Mizrahim, Les oubliés de la Terre Promise est souvent le témoignage de temps reculés, mais destiné aux enfants d’aujourd’hui. Une mise en garde et une dénonciation essentielle.

Mizrahim, les oubliés de la Terre Promise illu 2

Le pouvoir israélien n’offre à ce titre que peu de modèles aux enfants des mizrahim. Régulièrement, les élus des villes marginalisées apparaissent à l’écran, expriment leur envie de changer durablement les choses, mais confessent en même temps le peu de moyens à leur disposition et leur absence de poids dans la vie politique. Premier intervenant du film, un maire est ainsi montré face au désert, manifestation visuelle explicite de son impuissance. En jetant le discrédit médiatique sur les intellectuels mizrahim, les ministres affirment leur emprise aux relents parfois dictatoriaux. Privée des héros du passé, la nouvelle génération est livrée à elle-même et affronte les incessantes injonctions à rester servile. Au cœur de sa démarche Mizrahim, Les oubliés de la Terre Promise réhabilite la mission d’un mouvement politique mizrahim des années 1970, inspiré des Black Panther américains. Une même soif de justice sociale a animé les hommes, à l’autre bout du monde, et Michale Boganim lui consacre de larges minutes au centre de son documentaire, avant d’y faire une ultime mention à la toute fin. Les parias et notamment le père de la réalisatrice n’ont pas toujours été muets, ils ont tenté de se soulever, ils ont voulu tracer la voie d’un autre futur possible. Toutefois, l’ombre d’un pouvoir colérique n’a cessé de les meurtrir. Traités comme des délinquants pour avoir voulu bouleverser l’ordre établi, ils ont été abandonnés par les représentants politiques et le souvenir de leur lutte s’est évanoui, tout comme leurs photographies sont abandonnées à la mer, à travers un autre visuel onirique du long métrage. Les mizrahim sont les bannis de la société, ceux qui ne sont jamais représentés à l’échelle nationale. Face à cet abandon, seule la cohésion locale d’hommes et de femmes qui tissent un maillage social métissé et solide dans les villes offre un maigre espoir.

Puisque le futur a été dérobé aux mizrahim, la mémoire de leurs origines devient un bien précieux, entretenu avec douceur. S’ils n’ont pas de perspectives d’avenir, ils ont au moins en eux le souvenir mélancolique de la terre qu’ils ont abandonnée. Le gouvernement de leur pays voudrait réprimer leur identité et l’expression de leurs racines, mais les exclus en font une force et une fierté. Ils sont enfants de deux cultures, l’une désormais lointaine, l’autre espérée mais encore difficile à appréhender. Les mizrahim ne sont généralement pas venus en Israël pour fuir une quelconque oppression, ils ont fait le choix de s’exiler pensant que le rêve promis pouvait se réaliser. Face à leur désillusion, l’enfance lointaine est souvent évoquée comme un paradis perdu. Une femme venue d’Irak se dit par exemple pleinement consciente qu’il est impossible de retourner vers sa terre en pleine guerre, pourtant elle nourrit l’espoir d’y voyager ponctuellement dès que ce sera possible. Les protagonistes de Mizrahim, Les oubliés de la Terre Promise regardent sans cesse vers le passé avec nostalgie. Le père de la réalisatrice a effectué ce pèlerinage vers son Maroc natal. Sur le perron du cimetière où reposent ses ancêtres, il s’est longuement entretenu avec le gardien des lieux sacrés, les larmes aux yeux. Pourtant, Charlie Boganim est aujourd’hui enterré en Israël. Il était enfant de deux contrées, même s’il a souvent été rejeté par celle d’adoption. Les mizrahim sont écartelés, et une fois encore, Michale Boganim rapproche leur destin de celui des migrants qui gagnent la France, mais aussi de leurs descendants. Jamais complètement acceptés, ils sont mis en marge de la société. Le mal qui frappe les exclus d’Israël n’est pas propre au pays, une même défiance de l’autre s’empare de la plupart des nations occidentales.

Mizrahim, les oubliés de la Terre Promise illu 3

Privés d’une identité israélienne forte par les codes d’un pays qui les ostracise, les descendants des mizrahim s’approprient eux aussi le souvenir lointain de leur ascendance. Ils sont là depuis deux, trois, parfois quatre générations, et pourtant la mémoire des ancêtres les habite. Elle devient une expression profonde de ce qu’ils sont, souvent manifestée à travers l’art. Les vieilles gloires exilées des pays arabes ont été muselées, à l’instar d’une chanteuse marocaine de la cour de Mohammed V, vivant désormais dans la précarité et l’anonymat. Pourtant, les enfants des mizrahim sont fiers de ce qu’ils sont, ils s’approprient cet héritage pour crier leur désespoir. Entre les tours de ciment, un jeune adulte déclame ses poèmes incandescents, mise en accusation du système qui l’opprime mais aussi revendication de son être et de son patrimoine. Sur des airs qui évoquent le Maghreb, un couple chante son désespoir, mais aussi celui de leurs parents. À travers la musique, ils ont trouvé une voix qu’on leur interdisait jusqu’alors. L’art transcende les limites sociétales. Implicitement, Michale Boganim s’adonne au même exercice avec Mizrahim, Les oubliés de la Terre Promise. Son film est un documentaire mais le cinéma se fait confession d’une peine enfouie et tentative nécessaire d’alerter sur le sort des opprimés.

Entre exercice intime et tentative de saisir toute la complexité d’une ostracisation globalisée, Mizrahim, Les oubliés de la Terre Promise est un documentaire nécessaire et profondément touchant.

Mizrahim, Les oubliés de la Terre Promise est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus : 

  • Un entretien avec Charlie Boganim

Nicolas Marquis

Retrouvez moi sur Twitter: @RefracteursSpik

Laisser un commentaire