(Medea)
1970
Réalisé par : Pier Paolo Pasolini
Avec : María Callas, Giuseppe Gentile, Massimo Girotti
Film fourni par Carlotta Films
En 1970, Pier Paolo Pasolini n’est plus simplement le réalisateur humble et débutant d’Acctone, qui posait sa caméra dans les rues de Rome pour apprendre le langage cinématographique. Bien que sa carrière de metteur en scène n’entame que sa neuvième année, le prestige dont il jouit dans son pays lui permet de fédérer les meilleurs techniciens italiens, et sa renommée internationale fait de lui un des intellectuels les plus en vue. Poursuivant l’exploration des mythes grecs qu’il avait initié avec Œdipe roi, il s’attelle désormais à l’élaboration de son projet le plus ambitieux sur le plan formel, avec Médée. Oeuvre de tous les excès, aussi foisonnante et hypnotisante visuellement que radicale dans son découpage, cette nouvelle réalisation contribue à asseoir le statut d’artiste complexe et torturé de son auteur. Parfois cryptique à l’écran, Pier Paolo Pasolini accompagne la sortie de son film d’un livre, Vision de la Médée, dans lequel il livre les clés de l’interprétation du mystérieux long métrage, et développe plus en profondeur certaines thématiques. Les obsessions mystiques propres à l’écrivain jaillissent de ses lignes virtuoses, et Médée prend alors des allures de fresque à la fois épique mais également très personnelle. Laurent Terzieff, ami du réalisateur et interprète du centaure Chirone dans le film qualifie même cette nouvelle œuvre “d’aboutissement de la quête du divin de Pier Paolo, de terrain d’entente avec Dieu”.
Néanmoins, fidèle à sa réputation, le metteur en scène fait de Médée une œuvre collective, dans laquelle il laisse une grande liberté d’expression à ses collaborateurs. Le travail majestueux de Piero Tosi sur les costumes en est l’exemple le plus criant, à mesure que les extravagantes tenues accentuent l’excentricité du film. Pier Paolo Pasolini est porteur d’une vision claire, et se montre exigeant sur certains points précis, mais il est décrit comme une sorte d’électron libre et d’improvisateur génial par plusieurs membres de l’équipe technique. Il est le chef d’orchestre tantôt discret, tantôt strict, d’un tournage démesuré qui se déroule tout autour de la Méditerranée, entre Italie, Turquie et Syrie. Si le réalisateur est bienveillant avec ses partenaires, les conditions de travail n’en restent pas moins difficiles : l’épuisement et la chaleur éprouvent les corps. En tête d’affiche du casting, María Callas consent volontairement à tous les sacrifices, au péril de sa santé physique, s’appropriant ainsi l’œuvre de celui qui la dirige. Contrainte de porter des costumes et bijoux de plusieurs dizaines de kilos, la cantatrice s’évanouit même au cours d’une scène, harassée par la charge qui pèse sur elle. Toutefois, la comédienne a une parfaite connaissance de la psyché de la Médée qu’elle doit livrer, après l’avoir interprétée de nombreuses fois à l’opéra. Épousant l’abnégation de son personnage, elle refuse d’être doublée pour un séquence où elle doit traverser un brasier : comédienne et figure mythologique ne font qu’une. Bien qu’elle soit présente à l’affiche suite à une décision de la production et non par choix de Pier Paolo Pasolini, une vraie complicité intellectuelle naît entre les deux artistes. Le cinéaste s’oppose parfois à la diva, notamment en la contraignant à se laisser filmer en gros plans très récurrents, mais une relation de respect mutuel et d’affection s’instaure. Malicieusement, le réalisateur se joue des attentes du spectateur : alors que la voix de María Callas est mondialement célèbre, son rôle est particulièrement taiseux. Médée ne cède à aucune facilité.
Il s’y dévoile le destin de Médée, princesse de Colchide, qui trahit son peuple et ses traditions religieuses en livrant l’emblématique toison d’or sacrée à Jason (Giuseppe Gentile), venu s’en emparer pour reprendre le royaume d’Iolcos des mains de son oncle qui a usurpé le trône. Un rapport charnel s’engage entre les deux protagonistes, et Médée quitte un monde archaïque pour découvrir un univers qui n’est pas véritablement régi par le panthéon auquel elle croit. Refusant finalement de devenir le roi de sa patrie, Jason embarque Médée pour Corinthe, un nouveau domaine sur lequel ils donnent naissance à deux enfants. Cependant, l’aventurier se détourne progressivement de sa famille pour envisager un mariage de circonstance avec l’héritière légitime de cette nouvelle terre d’accueil, et ainsi trahir Médée.
Médée érige le déracinement culturel et la césure mystique en éléments centraux de sa narration. La moralité parfois complexe de sa protagoniste ne s’évalue qu’à l’aune des rites qu’elle a connus depuis son enfance, et dont Pier Paolo Pasolini offre une représentation sanglante dans une longue phase introductive envoûtante. Bien qu’elle soit responsable de son propre exil, Médée est habitée par une souffrance propre à ceux qui ont perdu leurs repères essentiels pour ne plus conserver qu’une part infime de leur identité, dans une reconstruction difficile. María Callas est semblable à une femme qui sort de la caverne pour faire l’expérience d’un monde qui se refusait à elle, et auquel elle tente de donner un sens nouveau. Son âme brisée se recompose, absorbant les éléments neufs d’une existence moins archaïque, et entretenant dans le même temps le souvenir partiel des traditions d’une sinistre religion. Médée déconstruit son personnage principal pour rebâtir un semblant d’équilibre psychique : avant de s’affirmer en tant que femme au regard strict, Médée laisse exploser son désarroi sur les rives d’une plage qu’elle gagne en compagnie de Jason et des Argonautes. Les dogmes qui avaient régenté sa vie n’ont plus de sens, la terre et le ciel ne lui apparaissent plus à leur juste place. Si la seconde moitié du film laisse penser un temps que Médée a adopté les codes de son nouveau destin, Pier Paolo Pasolini souligne un repli vers l’obscurantisme lorsque la protagoniste est acculée à la fatalité. Alors que Jason est sur le point de l’abandonner, l’héroïne perçoit derechef la voix du soleil, force élémentaire primaire vénérée par les habitants de Colchide dont elle avait été coupée, et qui lui intime l’ordre d’accomplir les gestes les plus macabres du récit. Cependant, cet appel du ciel se révèle factice. Tragiquement, l’humain privé de tout espoir se réfugie dans les tréfonds austères de l’âme en quête d’une salvation divine fantasmée qui se découvre en réalité viciée et le conduit vers l’infamie.
Plus en profondeur, le film souligne la transition allant d’une foi enfantine, dans laquelle chaque élément de la nature est sacré, à une vision plus prosaïque de la vie où la religion n’est plus qu’un élément de la société, et où chaque figure divine est démystifiée. Le monologue de Chiron, le centaure qui élève Jason, est significatif et amorce dès l’entame de l’œuvre ce pilier de la thèse de Pier Paolo Pasolini. D’abord montré mi-homme, mi-échidné, lorsque le futur aventurier est encore enfant, la créature fantastique noie son protégé sous le poids d’un panthéon qu’il n’est pas en mesure d’appréhender parfaitement, et qui ne peut que susciter une forme d’admiration découlant du mystère chez le bambin. Par ailleurs, Chiron dit explicitement à Jason que lorsqu’il ne percevra plus la magie de la nature pour ne porter qu’un regard scientifique sur la vie, il se sera coupé de l’émerveillement divin. Une fois adulte, Jason est victime de ce désenchantement : il ne voit plus son tuteur sous la forme d’un centaure, mais seulement sous celle d’un homme simple et affabulateur. Cependant, grâce à un trucage de l’image, Laurent Terzieff apparaît de nouveau à Giuseppe Gentile sous ses deux formes distinctes, sur un même plan. Le mysticisme s’est perdu mais n’a pas totalement disparu, il s’est simplement transformé. Il est la source des élans du cœur de Jason, que l’âme désormais terre-à-terre du héros tente de rationaliser, selon Chiron. En passant progressivement des rites mystérieux de Colchide, à la régence dénuée de divinité visible de Corinthe, le film suit le même chemin vers une désacralisation de l’existence. Le refus de Jason de conserver la toison d’or accentue également le sentiment que l’homme se défait volontairement de la magie pour normaliser son quotidien. De plus, alors que la quête de Jason et des Argonautes est un pilier de la mythologie grecque, Pier Paolo Pasolini refuse absolument tout élément surnaturel à son long métrage. Tout est explicable de façon cartésienne, et il appartient au spectateur de faire le choix de s’émerveiller candidement devant le spectacle proposé, ou de justifier le moindre virage du récit sur l’autel de la logique. Pier Paolo Pasolini a lui-même mené une existence tiraillé entre ces deux idées, se déclarant à la fois athée convaincu et fasciné par les mythes.
Une image plus globale de l’évolution de l’humanité et de la modernisation de ses civilisations est distillée à travers la transformation progressive des décors de Médée. Bien que Pier Paolo Pasolini ait laissé une grande liberté à ses collaborateurs, le cinéaste s’est montré intransigeant quant au choix des environnements visuels de chaque royaume. Son film fait d’abord étalage des habitations troglodytes de Colchide, avant de basculer rapidement sur les frêles cabanes de Iolcos, pour se conclure sur les vastes palais de Corinthe. L’homme a quitté la terre pour progressivement construire ses propres habitations, dans un luxe et un confort de plus en plus étalé. Cependant, en délaissant les maisons creusées dans la roche, il a rompu son lien avec les forces élémentaires, s’éloignant de la magnificence de la nature. La vision du réalisateur est inaliénable sur cette composante de son oeuvre, alors que certaines séquences de Corinthe montrent en à peine dix secondes trois lieux de tournage différents, entre Alep, Pise et la Cinecitta, sans que le fil esthétique ne soit rompu ou que le spectateur ne saisisse le trucage du montage. Le travail sur les costumes délimite davantage la segmentation souhaitée entre les trois royaumes du films, imposant des univers aux couleurs opposées : les teintes foncées pour Colchide, les nuances claires pour Iolcos, et le rouge de la passion pour Corinthe. Si les décors montrent l’essor de l’homme, la musique le fait entendre. Suivant une même courbe de progression, Médée fait se succéder des sonorités tribales, des chœurs antiques, les premiers instruments à corde archaïques, puis enfin des symphonies plus amples et harmonieuses. Lorsque les percussions des premiers instants du film ressurgissent à sa toute fin, leur résurgence sert à appuyer ostensiblement le retour tragique de Médée vers ses croyances initiales.
Au plus intime, Médée témoigne de la douleur d’être une femme, dans un monde où règnent les hommes. En privant María Callas de presque toute parole, Pier Paolo Pasolini ne fait pas qu’un pied-de-nez au spectateur, il rend volontairement muette l’expression pure de la voix des dames de l’époque pour exposer une injustice qui dépasse le simple cadre de la fresque historique. Une grande partie des personnages féminins du film, de Médée à la moindre figurante du palais corinthien, fini par apparaître à l’écran une larme à l’oeil, dans une représentation graphique explicite des tourments qui les étreignent, sans que le besoin se fasse sentir de donner des racines à leur malheur. Alors que Médée est avant tout l’histoire d’une femme qui renonce à sa patrie pour un homme, au point de mettre à mort son frère pour permettre la fuite de Jason, jamais son sacrifice ne se voit récompenser, et seule l’infini cercle de la violence morale s’oppose à elle. La mise à mal de l’âme de Médée la conduit dramatiquement à renoncer à son statut d’amante, puis de mère. L’affirmation de sa féminité a si souvent été contrariée que la protagoniste ne peut plus épouser les rôles que la société antique réclame d’elle, et son ultime sacrifice est une transgression bravache envers les hommes. Dans la partie du long métrage se déroulant à Corinthe, Médée est le plus souvent filmée en plongée, et les hommes qui lui font face en contre-plongée, esthétisant le joug tyrannique qui étreint l’héroïne. Seule la séquence finale inverse cette idée graphique, pour que la protagoniste, après les drames, soit enfin montrée en position de domination envers un Jason désemparé.
Pour abonder dans le sens de la cause féminine, Pier Paolo Pasolini démystifie totalement la figure fantasmée du héros grec. Presque dix ans après le Jason et les Argonautes de Don Chaffey, qui faisait d’ailleurs du personnage de Médée presque une écervelée versatile, le réalisateur italien se différencie ouvertement de son homologue anglais. Le Jason de Médée n’accomplit aucun fait de gloire : il ne s’est jamais présenté au roi de Colchide mais a simplement intercepté sa future amante pendant sa fuite, son épopée supposée avec les Argonautes se résume à une existence volage sur les terres antiques, et en guise d’ultime trahison, il renie ses sentiments amoureux pour Médée par opportunisme. Si le roi de Corinthe croit à la sincérité de celui qu’il espère être son futur gendre, Chiron oppose une autre vérité au spectateur et affirme l’attirance du protagoniste pour la princesse de Colchide. Jason aime Médée, mais il est prêt à la répudier, elle et ses propres enfants, pour obtenir un statut social. Le progrès qu’il représente délaisse les traditions incarnées par la mère de ses fils. Les femmes sont les premières martyres du récit, et le cinéaste prend leur parti, faisant de Médée une nouvelle membre de la sororité pasolinienne.
D’une ambition visuelle démesurée malgré son rythme lent, Médée offre des visions acerbes du concept de foi et de la douleur féminine, qui transcendent le cadre de la simple fresque historique.
Médée est disponible dans le coffret collector limité Pasolini 100 ans, disponible chez Carlotta Films, reprenant 9 films du cinéaste, avec en bonus:
- 2 documentaires : “Cinéastes, de notre temps : Pasolini l’enragé” et “Médée Passion : Souvenirs d’un tournage”
- 4 documents ou analyses et 7 entretiens
- des scènes coupées de “Des oiseaux, petits et gros” et “Médée”
- 7 bandes-annonces originales
- 2 bandes-annonces “Pasolini 100 ans !”
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