Les Imposteurs
Les Imposteurs affiche

(The Deceivers)

1988

Réalisé par: Nicholas Meyer

Avec: Pierce Brosnan, Shashi Kapoor, Saeed Jaffrey

Film fourni par Rimini Éditions

Bien que sa carrière soit relativement discrète, le cinéaste Nicholas Meyer a marqué de son empreinte les années 1980 et 1990. Davantage connu pour son parcours de scénariste que de réalisateur, il peut néanmoins se vanter d’avoir émerveillé une génération entière, le regard tourné vers les étoiles. En 1982, il porte à l’écran Star Trek II : La Colère de Khan, épisode cher au cœur des fans, et signe ainsi une première collaboration avec la licence culte, avant d’y revenir en 1991 pour Star Trek VI: Terre inconnue. Nicholas Meyer ne se destine pourtant pas exclusivement à la science-fiction, ses talents sont multiples, et entre ces deux longs métrages stellaires, il s’essaye à tout type de films, unis par un souffle de l’aventure récurrent. Ainsi, en 1988, il quitte l’immensité insondable de l’espace pour Les Imposteurs, une fresque historique inscrite dans l’Inde du début du XIXème siècle. Un projet de grande ampleur qui fait fi d’une reconstitution hollywoodienne factice pour tourner l’intégralité de ses plans dans le pays asiatique, gage d’une certaine authenticité. À cette occasion, Nicholas Meyer croise la route d’un acteur qui allait par la suite devenir culte: le futur James Bond, Pierce Brosnan. Encore débutant à l’époque, bien qu’il ait connu le succès à la télévision avec Remington Steele, l’irlandais endosse pour l’une des premières fois le rôle principal d’un long métrage. Une performance qui exige le meilleur de lui-même, ainsi que de la nuance dans le jeu, tandis que son personnage est poussé dans ses derniers retranchements, tout au long de cette histoire inspirée de faits réels.

En 1825, les britanniques occupent une Inde qu’ils tentent de pacifier par la force. Loin de la pauvreté qui frappe la population, les colons côtoient les maharadjas dans un faste certain. Parmi eux, le gradé William Savage (Pierce Brosnan) semble toutefois plus proche des civils et de leur désespoir. Cette proximité le pousse à voir ce que ses supérieurs ignorent: les indiens vivent dans la terreur. Un culte secret de bandits de grands chemins sème le trouble, et met à mort les riches voyageurs qu’il détrousse. Ces hommes sont appelés les Thugs et vouent une adoration sans borne à la déesse Kali. Pour lever le voile sur leur existence, William se grime et infiltre leurs rangs, mais son investigation le consume et s’extirper de sa dangereuse mission semble de plus en plus difficile.

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Plus d’un siècle avant l’indépendance de l’Inde acquise après d’interminables luttes, la frontière sociale entre colons et civils apparaît déjà parfaitement visible, et à plus d’un titre révoltante. Alors qu’une extrême précarité frappe la plupart des indiens, les britanniques occupent de luxueuses demeures et rançonnent par l’impôt les citoyens. Si les Thugs sont les artisans du pire dans Les Imposteurs, le film ne se prive pas de dénoncer cet état de faits au détour d’un dialogue dans lequel William s’oppose à sa hiérarchie. Une envie de bien commun habite le personnage, la recherche d’un équilibre pour un meilleur lendemain, mais sa quête est utopique dans le contexte politique de l’époque, vouée à l’échec. Le problème posé par les Thugs ne semble par ailleurs pas grandement inquiéter les colons, qui ne se décident à agir qu’une fois un ressortissant britannique assassiné à son tour. L’infiltration de William accentue l’idée qu’il est le trait d’union entre des instances gouvernantes austères et la population indienne opprimée, toutefois trop légèrement exposée. Pour percer à jour les secrets du pays, le héros doit prendre l’apparence du plus humble de ses habitants, quitter son uniforme pour revêtir une toge usée, abandonner son palais pour une vie de nomade. 

Pour faire triompher la justice, le soldat doit devenir analogue à ceux qu’il déteste initialement, ne faire qu’un avec une réalité qui le révulse. Pourtant, l’immersion exerce un pouvoir de fascination sur le soldat qui découvre par la même une culture dont il était profondément exclu. Son ambition le consume, et Les Imposteurs impose une succession de séquences qui joue du montage pour confiner au spectacle hypnotisant, restituant ainsi la descente aux enfers du protagoniste. Une fois un pied mis dans cette société secrète, il devient presque impossible pour William de s’en extraire. L’homme de bien est perverti par sa découverte et perd ses repères les plus fermement ancrés: le souvenir de sa vie maritale s’évanouit petit à petit et sa loyauté envers la couronne est remplacée par celle qu’il doit désormais à Kali. Les Imposteurs propose néanmoins un personnage qui effectue le chemin inverse: Hussein (Saeed Jaffrey), est un Thug qui trahit les siens en accompagnant le britannique dans sa mission, et qui ne semble plus adepte du culte. Le film place la solution, et la vérité, dans l’équilibre entre les deux protagonistes, dans une zone inexplorée de dialogue entre colons et civils.

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Alors que la mort est la constante du récit, Les Imposteurs effectue un parallèle singulier entre la strangulation, dont les Thugs sont adeptes, et l’extase sexuel. Jouant une fois de plus du montage en guise d’artifice premier, Nicholas Meyer fusionne les images de foulards qui se serrent sur les gorges avec celles des tortionnaires ivres de plaisir au moment d’accomplir le pire. Le long métrage définit d’ailleurs ouvertement la relation de dévotion des Thugs envers Kali comme une romance. La déesse est la seule maîtresse des bandits, leur ultime compagne. Au cours d’une scène d’ébats charnels, Les Imposteurs joue d’une confusion volontaire, tandis que William, sujet à des hallucinations, est ballotté entre des visions de sa partenaire du moment, de son épouse, de Kali elle-même, et de sang. Mais plus largement, c’est l’amour et la mort qui sont volontairement confondus dans le film, et ce dès les premières minutes, lorsqu’une femme abandonnée par son mari envisage un suicide rituel. Dans une Inde perçue avec les yeux du colon, supplice et délice sont entremêlés. Ironiquement, l’infiltration de William place son épouse dans la même position que la dévote: elle aussi est abandonnée, et Les Imposteurs la confronte également à la mort, implicitement.

L’amalgame volontaire entre les cultures ne s’arrête pas là, et se pose en axe de lecture principal du film. Les Thugs possèdent leur propre panthéon, leurs propres rituels, leurs propres codes et interprétations de signes. William est subjugué par la découverte d’un monde secret, succombe à ses charmes. Initialement intrus, il finit par ne faire plus qu’un avec confrérie, au point d’échanger un sourire complice avec un de ses pairs lors du hennissement d’un âne, présage de bon augure pour les voleurs. En même temps qu’il découvre une nouvelle religion, William abandonne la sienne. Le récit partage cette transition en trois temps: dans le premier, le soldat est inflexible et brandit la croix catholique en rempart contre l’obscurantisme; dans le deuxième, les séquences de culte Thug sont ponctuées par des images presque subliminales de rituels chrétiens, comme la bénédiction des alliances, ou l’absorption de l’ostie; dans la phase finale, William répudie le crucifix qui ne le rappelle plus à la raison et à ses anciennes valeurs. Une religion en a remplacé une autre, presque irrémédiablement.

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Toutefois, Les Imposteurs n’est pas que mystique, et pose aussi un regard sur la société de l’époque, et la dictature de l’argent qui s’instaure dans un pays pillé de ses richesses. Bien qu’il en soit les premiers instigateurs, les Thugs ne sont pas les seuls pourvoyeurs de violence: lors d’une scène effroyable, l’éléphant d’un maharadja piétine violemment un voleur. Les puissants ont droit de vie ou de mort immédiat sur leurs sujets, et la trajectoire des Thugs semble dès lors cohérente. Sur une terre où le statut social est dicté dès la naissance, s’affranchir des règles est une option concevable. Un personnage d’enfant, initialement dérobé comme un butin avant d’être adopté par le chef des brigands, marque cette idée: les Thugs veulent avant tout jouir des mêmes privilèges que ceux qui les dirigent. Les quelques roupies qu’ils glissent dans leur foulard, l’instrument de leur strangulation morbide, n’est dès lors plus un symbole anodin: les biens matériels s’acquiert par le sang, et y sont perpétuellement liés.

Les Imposteurs est une fresque maîtrisée, dans laquelle une culture secrète et taboue est mise à jour, dans une infiltration pleine de tension.


Les Imposteurs est disponible chez Rimini Éditions, en Blu-ray et DVD.

Nicolas Marquis

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