(شطرنج باد)
1976
Réalisé par: Mohammad Reza Aslani
Avec: Fakhri Khorvash, Mohammad Ali Keshavarz, Akbar Zanjanpour
Film fourni par Carlotta
L’Histoire du cinéma est souvent faite de tragédies mais également de petits miracles. En 1976, le cinéaste iranien Mohammad Reza Aslani projette son long métrage L’échiquier du vent au Festival International de Téhéran: un film sulfureux, aux thématiques lourdes et qui entend dénoncer l’hypocrisie d’une société à la dérive. De quoi provoquer la colère absolue du régime islamique qui bannit purement et simplement l’œuvre trois ans plus tard. Pendant près de 40 ans, les cinéphiles s’échangent sous le manteau des copies de piètre qualité de cette proposition aussi unique que fascinante, jusqu’en 2015, lorsque l’impossible s’accomplit. Dans une petite boutique de la capitale iranienne, les négatifs originaux de L’échiquier du vent sont retrouvés, et restitués à son créateur, qui s’assure de les transporter en lieux sûrs. Le travail de restauration commence alors, et ce petit bijou du septième art connaît une nouvelle jeunesse, qui le mène vers une projection au BFI Film Festival de Londres en 2020, avant Cannes cette année. Carlotta nous propose aujourd’hui de redécouvrir le film chez nous, dans le confort de notre salon, et d’en savourer toute les nuances.
L’échiquier du vent impose un terrible drame. Dans une imposante et luxueuse batisse vit une femme surnommée Petite Dame (Fakhri Khorvash), riche héritière de sa mère dont elle porte encore le deuil. Malheureusement, son existence est complexe: la maladie la cloue sur un fauteuil roulant, mais plus pesante encore se fait la tyrannie de Haji Amou (Mohamad Ali Keshavarz), son infâme beau-père, tout aussi pieux que corrompu, qui exerce sur elle un joug terrible et dilapide son argent. Lasse des brimades et des malversations, Petite Dame, avec l’aide de sa fidèle servante et des deux orphelins qu’a élevé Haji Amou, élabore un plan visant à mettre à mort le despote. Loin d’en tirer une libération morale, le poids de la culpabilité étreint la triste héroïne de l’histoire, alors que les doutes sur le décès de son bourreau se font de plus en plus présents.
Alors que le fondamentalisme religieux frappe de plein fouet l’Iran dans les années 1970, les points de glaciation entre Mohammad Reza Aslani et le régime en place semblent évident. L’échiquier du vent est volontairement impertinent, et par nature un coup de pied dans la fourmilière des classes aisées de son pays. Sa critique de l’avarice et de l’appât du gain, en opposition avec le développement économique du pays, est à contre-courant de la politique en place à l’époque. De façon encore plus ouverte, le cinéaste suggère fortement, au détour d’une scène, une étreinte charnelle entre deux personnages féminins, alors que l’homosexualité était, et est toujours, un des grands tabous de l’Iran. C’est peut être toutefois dans sa fronde mystique que L’échiquier du vent a le plus froissé les dirigeants politiques. Le film s’ouvre sur une citation du Coran appelant très explicitement à se défaire des biens matériels, et s’achève sur un chant religieux, mais le cœur du récit est une démonstration parfaite de l’irrespect larvé de la société envers cette doctrine.
Mohammad Reza Aslani pousse le politiquement incorrect encore plus loin à travers le personnage de Haji Amou. Ouvertement tourné vers le Coran, comme en témoignent ses ablutions et ses prières régulières, il n’en applique pourtant aucun précepte dans sa vie quotidienne. Il est un homme froid, à la poigne ferme et profondément injurieux, en opposition totale au message de paix que porte le livre saint. Le dévot est corrompu dans L’échiquier du vent, il est la source du mal qui gangrène la maison. Comme un symbole, l’un des très nombreux du long métrage, son meurtre prend place alors même que l’homme est à genou sur son tapis de prière. Le cinéaste dénonce, courageusement, toute la contradiction du modèle familial de son pays, avec une certaine forme d’impertinence pourtant très à propos.
L’intelligence du film réside probablement dans son envie de ne pourtant pas verser dans le manichéisme. Ceux qui complotent ne sont jamais tranquilles et leur forfait n’apporte aucun réconfort. Le thème central de l’œuvre tisse une réflexion de fond sur le poids de la culpabilité. Même si une certaine forme de justice émane du geste de Petite Dame, jamais la paix ne l’habitera. Dans une démonstration virtuose de l’impossible paix de l’âme après l’irréparable qui sert de moteur au film, Mohammad Reza Aslani nous souffle des réminiscences du machiavélisme d’un Hitchcock, de la maîtrise des Diaboliques de Henri-Georges Clouzot, voire même du Crime et Châtiment de Dostoïevski. L’isolement moral de Petite Dame s’éprouve également visuellement: alors que personne ne prête attention à sa parole, le film se teinte de sépia dans son dernier tiers, pour évoquer le cinéma muet, selon le propre aveu du directeur de la photographie Houshang Baharlou. Les mots ne touche plus l’entourage de cette femme esseulée.
L’échiquier évoqué dans le titre du film se vit à deux échelles différentes. D’un côté, au plus concret, un véritable plateau de jeu est disposé dans le décors du long métrage. Une partie censée opposée initialement Petite Dame et Haji Amou, mais dont les pièces continuent de se mouvoir étrangement après son assassinat, comme une manifestation fantomatique. Tout aussi métaphoriquement, la servante de l’héroïne du film envoie valser l’échiquier dans les dernières minutes, comme pour signifier la fin de l’affrontement. Mais le véritable jeu d’échecs prend davantage place dans la maison de Petite Dame. Chaque protagoniste peut être perçu comme une pièce différente, et leurs actions comme une offensive vers le but ultime, l’argent. Stratégie et jeu de dupe se multiplient, et le siège du personnage principal apparaît comme le trône d’une reine. Une nuance plane toutefois dans la sphère sonore: la demeure est recouverte de tapis, et chacun avance dès lors à pas feutrés, en silence. Sauf Petite Dame, dont le cliquetis du fauteuil roulant annonce chaque mouvement. Elle est la seule dont le spectateur connaît toutes les motivations et actions.
Si les personnages sont des pièces, alors la bâtisse est le terrain de jeu de leur bataille, et Mohammad Reza Aslani utilise cet environnement pour communiquer avec le spectateur, dans une esthétique léchée où la symétrie visuelle se fait régulière. L’intérieur abrite le conflit, la machination, et la mort, tandis que les très rares scènes d’extérieur donnent un souffle de vie. Des servantes bavardent en faisant la lessive, échangent des ragots et leurs difficultés quotidiennes, loin des enjeux de leurs maîtres. Des musiciens ambulants viennent également jouer devant la maison. Jamais pourtant ces souffles d’humanité ne se propagent à l’intérieur, ils restent en marge du drame. Régulièrement au centre de l’image, l’imposant escalier du manoir peut également être vu comme une métaphore de l’ordre social. Petite Dame, celle qui détient la richesse, est presque exclusivement mise en scène en haut de celui-ci, alors que les serviteurs sont le plus souvent en bas. Gravir ou descendre les marches prend une signification particulière, une ascension ou une déchéance dans la trajectoire des protagonistes.
Deux éléments récurrents appuient un peu plus le propos du film, et lui offrent encore davantage de tissu interprétatif: le feu et le verre. Les flammes sont souvent montrées à l’écran, et évoque fatalement l’enfer moral dans lequel plonge Petite Dame. Elles ne sont pourtant jamais exposées innocemment, à l’instar du moment où le protagoniste principal brûle un acte de vente immobilier falsifié, et où la fournaise pourlèche la cheminée de la demeure. Il reste intéressant de constater que pour cette scène, mais également lorsqu’il s’agit de simples bougies, c’est toujours sa servante qui est à l’origine de l’allumage. Le verre, et à plus forte raison sa destruction, est également un symbole régulier du film. Le long métrage s’ouvre sur Petite Dame qui s’exerce à manipuler un fléau en détruisant des bouteilles. Un instant auquel Mohammad Reza Aslani fait écho plus tard pour la démolition de jarre en verre où le cadavre de Haji Amou est censé se trouver. Petite Dame est une femme rongée par la culpabilité et sa psyché se fragmente.
Œuvre virtuose à la densité impressionnante, L’échiquier du vent n’hésite pas a froisser pour assener sa vérité. Les actions des hommes ont des conséquences et Mohammad Reza Aslani en saisit toute la complexité. La redécouverte de ce classique du cinéma iranien devient essentielle, et son sauvetage est une chance à ne pas manquer.
L’échiquier du vent est disponible chez Carlotta le 17 mai, dans une version restaurée magnifiquement, et avec en bonus:
- Le documentaire Le Majnoun et le vent, autour du film
- Deux courts métrages de Mohammad Reza Aslani
- La bande annonce