2022
Réalisé par : Alice Rohrwacher
Avec : Melissa Falasconi, Alba Rohrwacher, Valeria Bruni Tedeschi
Film vu par nos propres moyens
Souvent considérés dès leur publication comme des œuvres incontournables de la littérature italienne, les écrits de la romancière et poétesse Elsa Morante sont comme des témoignages de l’Histoire troublée du pays au XXème siècle. Encore jeune adulte mais déjà artiste affirmée au moment où éclate la Seconde Guerre mondiale, l’autrice s’est farouchement opposée au fascisme, en compagnie de son époux Alberto Moravia, et le couple s’est vu contraint à l’exil dans le Latium transalpin durant les années de terreur imposées par Benito Mussolini. Reclus dans la campagne par peur des représailles, les deux écrivains assistent à l’ascension et à la chute d’un régime totalitaire qu’ils maudissent et sont durablement marqués par les horreurs dont ils sont témoins. La fin des conflits marque la fin de l’oppression pour toute une nation et dans le bouillonnement idéologique de l’après-guerre, Elsa Morante s’impose comme une meneuse des nouveaux courants de pensées jusqu’alors interdits. Ses ouvrages lui valent de très nombreux prix prestigieux et les lecteurs se les arrachent, mais c’est surtout à travers son engagement politique que cette femme téméraire se distingue. Ouvertement déclarée de gauche, elle tente de dénoncer et de pourfendre de sa plume les inégalités de son temps, s’adonnant parfois à l’exercice du pamphlet politique, jusqu’à son décès en 1985.
Elsa Morante entretient par ailleurs une grande proximité avec le monde du cinéma italien. Outre les adaptations filmiques de ses romans, son amitié publique avec le réalisateur Pier Paolo Pasolini témoigne de l’admiration de l’autrice pour cet art autour duquel elle gravite. Entre 1961 et 1969, elle met entre parenthèses sa propre carrière pour suivre le metteur en scène, et apparaît furtivement dans son premier long métrage Accatone, avant de participer lointainement à la conception de L’Évangile selon Saint Matthieu puis Médée. Le décès tragique du cinéaste en 1975 est un déchirement pour Elsa Morante, qui lui consacre un hommage implicite dans son dernier livre, Aracoeli, paru en 1982. Quarante ans plus tard, le septième art n’a pas oublié la romancière. Avec le court métrage Le pupille, disponible sur Disney+ et produit par Alfonso Cuarón, la réalisatrice italienne Alice Rohrwacher porte de nouveau à l’écran l’âme de l’autrice. Néanmoins, l’hommage prend des allures inattendues. Le film n’est pas la transposition d’un essai publié, mais l’adaptation d’une courte histoire qu’Elsa Morante a offert à son ami Goffredo Fofi, dans une lettre qu’elle lui a adressée en 1971.
L’intrigue prend place dans un orphelinat catholique pour petites filles, en pleine Seconde Guerre mondiale. À la veille de Noël, les enfants qui vivent dans l’extrême précarité se préparent aux réjouissances à venir, sous l’œil de l’autoritaire mère supérieure Fioralba (Alba Rohrwacher). Les jeunes désœuvrées sont rapidement prises à parti par une femme éplorée (Valeria Bruni Tedeschi), qui les implore de prier pour que l’homme dont elle est amoureuse lui revienne. En guise de récompense, la plaintive leur offre un succulent gâteau, que chaque orpheline contemple avec délice. Toutefois, Fioralba entend disposer du délicieux présent comme elle le souhaite.
Le pupille ne fait pas que placer son histoire au plus proche des enfants, il invite également le spectateur à s’identifier aux plus jeunes protagonistes, davantage qu’aux personnages adultes souvent distant. Si les gros plans sur le regard des fillettes dans le début du court métrage sont un témoignage de la séduisante malice qui plane sur l’œuvre, “pupille” signifiant aussi bien orphelin qu’une partie de l’œil en italien comme en français, ces instantanés sont aussi un véritable manifeste de la part d’Alice Rohrwacher qui demande au public d’épouser ce point de vue. Le film se perçoit alors comme une douce mise en accusation d’un monde adulte défaillant, à la lumière de l’innocence et de la pureté juvénile. Il apparaît également probable qu’avec ce postulat, la romancière Elsa Morante renoue avec sa propre jeunesse, lorsque son père était surveillant d’un centre de correction. Le monde qui entoure l’orphelinat est devenu fou, et les figures d’autorité qui le régissent semblent toutes défaillantes, au point de chercher à corrompre l’insouciance de celles qui vivent encore leurs tendres années. En imposant aux jeunes pensionnaires de se tenir droites, telle des soldats, devant un poste de radio qui diffuse un bulletin d’information concernant la guerre en cours, l’adulte pervertit l’enfance et cherche à modeler sa pensée.
L’extrême déférence de Fioralba à son supérieur hiérarchique clérical accentue intelligemment le sentiment que les plus âgés ne sont plus en phase avec la logique du cœur et de la bonté, mais plutôt avec celle de la soumission. Le pupille prolonge cette idée en traçant les contours d’une pyramide de la souffrance, à la base de laquelle sont réunis les orphelines et des ramoneurs, symbole d’un prolétariat opprimé. Les petites filles sont mises à mal dans une séquence où on leur nettoie la langue au savon tout en les culpabilisant, les travailleurs le sont par le refus de la paye qui leur est pourtant dû. Une caste dirigeante instrumentalise les plus faibles et leur dicte une ligne de conduite, à l’instar du personnage joué par Valeria Bruni Tedeschi. Cette femme de toute évidence bourgeoise pense pouvoir ordonner les prières des fillettes pour son propre intérêt, et ainsi régenter jusqu’à leur pensée. Néanmoins l’intelligence est conférée aux plus démunis, capables de se jouer des règles pour mettre en exergue les errances de ceux qui les gouvernent.
Il n’est dès lors pas anodin que la vérité spirituelle soit davantage mise dans les mains des enfants, que dans celles de Fioralba. Si dans l’orphelinat catholique, les préceptes religieux devraient être omniprésents, la mère supérieure semble constamment en détourner le message pour de pures considérations matérielles, alors que les jeunes filles conservent une part de mystère et d’inconnu dans leur approche du quotidien. Fioralba évoque bien Dieu à quelques reprises, mais le plus souvent elle l’assimile à une menace, voire une punition. Les orphelines reproduisent à leur échelle cette rigueur associée au mysticisme, en faisant planer sur l’une d’entre elles l’ombre d’une hypothétique malédiction, comme si le divin ne pouvait que châtier. Pourtant, les enfants sont aussi vecteur d’une conscience immatérielle supérieure, porteuse de joie. Lorsque une fillette brise le rang strict imposé devant la radio diffusant le bulletin d’information, pour symboliquement chercher le cœur brodé qu’elle doit arborer dans une crèche grandeur nature, l’émission se brouille et laisse étrangement entendre de la musique, sur laquelle l’ensemble des jeunes filles danse dans l’allégresse. La religion ne transmet pas le bonheur, mais l’art en est à l’inverse capable. Alice Rohrwacher accentue cette idée en faisant chanter ses jeunes actrices, les rendant ainsi détentrice de l’onirisme musical. Cependant, les adultes restent conscients de cette connexion spirituelle, même s’ils n’en saisissent pas la nature. Il est à ce titre légitime de se demander si la femme éplorée croit davantage à Dieu qu’aux prières des orphelines.
Même si le court métrage se dédouane explicitement d’être pourvu de morale, cette relation aux joies simples semble constituer l’essence de son message. Le gâteau devient symbole d’une idée essentielle à la résolution de l’intrigue, celle qui vise à penser que profiter d’un plaisir immédiat est parfois plus sage que de l’hypothéquer pour un bénéfice loin d’être garanti. Toutes les orphelines paraissent résolues à abandonner leur part du gâteau sur ordre de la mère supérieure, sauf l’une d’entre elles qui dans un élan épicurien manipule les paroles de Fioralba pour savourer le dessert. Dans un quotidien austère, il est presque idiot de s’interdire un plaisir inattendu. Le pupille prend des airs de fable délicieusement fantasque, dans laquelle le partage est une notion essentielle. La malicieuse orpheline ne profite pas seule du gâteau, mais en offre un morceau à un chien errant, puis à chacune des autres fillettes, trouvant par là même un moyen d’être inclue dans une communauté qui la marginalisait, grâce à son altruisme. La savoureuse ironie du court métrage éclabousse l’écran. La bonté et la générosité n’est pas le résultat de l’éducation religieuse, mais bien de qualités de cœur inhérentes à chacun, et tragiquement perdues avec l’âge. Faire de l’œuvre une farce enfantine devient dès lors cohérent, et diaboliquement séduisant.
Le pupille est une petite douceur, intelligemment construite, et ponctuée d’une malice perpétuelle qui séduit irrémédiablement.
Le pupille est disponible sur Disney+.
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