(南方车站的聚会)
2019
Réalisé par : Diao Yinan
Avec : Hu Ge, Gwei Lun-mei, Liao Fan
Film fourni par Spectrum Films
Face aux mille supplices du destin, les personnages méticuleusement élaborés par le réalisateur Diao Yinan saignent corps et âme sur les écrans de cinéma. D’ordinaire discret en dehors des productions hongkongaises, l’esprit des films noirs chinois ressuscite sous la plume cruelle et la caméra diaboliquement précise de ce prodige du septième art, apôtre du fatalisme et du désespoir. Le temps se suspend, la vie n’est plus qu’un sursis avant une mort inéluctable et la mémoire se fragmente dans une société précaire, berceau de la violence et de l’immoralité. Souvent derniers parangons d’une vertu destinée à être sacrifiée par le vice humain, les héros du metteur en scène sont des incarnations d’une noblesse agonisante, torturée par l’injustice dont se nourrissent les ogres despotes du malheur. Initialement scénariste, Diao Yinan a pourtant rythmé le début de sa carrière au gré de scripts dédiés à des comédies légères et enjouées, mais après l’âge de l’insouciance, le début du XXème siècle marque l’aube de son renouveau artistique. Dès sa première réalisation, le drame Uniform, sorti en 2003 et primé au Festival de Vancouver, l’auteur initie une exploration éprouvante du monde du crime et se joue des codes du polar. Il impose sa griffe sur la pellicule et poursuit la construction de sa grammaire macabre quatre ans plus tard, à l’occasion de Train de nuit, convié au Festival de Cannes dans la sélection Un Certain Regard. Les observateurs du septième art accueillent chaleureusement l’émergence d’une vision originale sur un genre d’ordinaire hautement codifié et Diao Yinan semble promis à un avenir radieux. Le cinéaste met à profit cette notoriété naissante et la liberté qui en découle pour s’atteler à l’élaboration de son chef-d’œuvre, l’ensorcelant Black Coal. Sept années de labeur acharné, dont une très longue phase de recherche scénaristique, sont nécessaires à l’accomplissement de cette fresque mandchourienne froide et funeste, consacrée par l’Ours d’Or à la 64ème Berlinale. L’enfant chéri des circuits festivaliers est devenu maître incontournable.
À l’occasion de son film suivant, Le lac aux oies sauvages, sorti en 2019, Diao Yinan poursuit sa sombre odyssée dans le monde secret de la criminalité chinoise et magnifie son style. Sur le papier de ses scripts, l’artiste est un Machiavel impitoyable, prêt à toutes les tortures pour que jaillisse à l’écran le substrat de la nature humaine et de ses déviances. À l’inverse, le réalisateur est un homme particulièrement empathique sur les plateaux de tournage, à l’écoute attentive de tous ses acteurs, des têtes d’affiche aux simples figurants. Il n’en reste pas moins chef-d’orchestre perfectionniste au sens esthétique exquis. Toujours au service de sa narration sophistiquée, Diao Yinan a une idée précise de la composition de tous ses plans, du rythme de son découpage et de son approche sonore. Chacune de ses intentions de metteur en scène est dévouée à la recherche d’une vérité humaine primaire et absolue, cachée dans le dédale de vie en perdition.
Zhou Zenong (Hu Ge) est le chef d’un petit gang de voleurs de moto, contraint de prendre la fuite à la suite d’une altercation avec les forces de l’ordre chinoises. Se pensant pris au piège par une bande rivale responsable de la mort de l’un de ses camarades, le protagoniste tue accidentellement un policier et voit sa tête mise à prix par les autorités. Toute la ville se met alors en quête du malfrat, lancé dans une cavalcade sans issue. Conscient qu’il est condamné à court terme, Zhou Zenong souhaite entrer une ultime fois en contact avec son épouse et la convaincre de le dénoncer, pour qu’elle puisse toucher la récompense. Afin d’y parvenir, il sollicite l’aide de Liu Aiai (Gwei Lun-mei), une prostituée locale. Toutefois, les trahisons des anciens complices de Zhou Zenong et l’ombre de la police mettent à mal les espoirs du héros et de sa partenaire d’infortune. Le couple de circonstance se retrouve plongé dans une course contre la fatalité d’une mort inéluctable.
Prisonniers d’un labyrinthe de béton et de néons, Zhou Zenong et Liu Aiai sont les ultimes survivants d’une humanité qui s’est détournée des forces fondamentales avec la faune et la flore. Filmé entièrement à Wuhan, Le lac aux oies sauvages ne fait jamais mention explicite de la ville chinoise et soustrait à l’image tous les bâtiments historiques de la cité, jusqu’à donner au film une identité inimitable, délicieusement proche d’une esthétique futuriste apocalyptique. Personnage à part entière du récit, le cadre urbain est presque entièrement factice et sale, effroyablement géométrique et anguleux, un espace irréel où déambulent deux êtres à la dérive en quête d’un essentiel émotionnel, alors qu’autour d’eux le monde est déjà mort pour laisser place à une perversion de la nature et de l’affect. L’homme a rompu son lien avec l’environnement, il a rongé le moindre espace de verdure dans sa course effrénée à la modernisation et a perdu chemin faisant une part de spiritualité. L’âge de l’équilibre organique est mort pour céder la place à l’avènement de l’ère de la perversion et de la violence. Les sentiments ont été sacrifiés sur l’autel de l’urbanisation irraisonnée, faisant des deux personnages principaux d’ultimes étincelles de bonté de l’âme dans les ténèbres d’une nuit perpétuelle qui s’abat sur l’immense majorité du récit. Ils resplendissent une dernière fois, mais la pénombre les absorbe progressivement, laissant comprendre au spectateur que plus jamais le soleil ne se lèvera sur la ville de tous les dangers. Le lac aux oies sauvages est une ballade triste à l’heure la plus obscure de la nuit et au crépuscule des vies. Avec maestria, Diao Yinan impose au spectateur une apnée graphique aussi noire que son odyssée désenchantée et les rares apparitions des rayons du soleil ne sont que de frêles bouffées d’oxygène avant un inévitable retour aux ombres du soir. Les trahisons se tissent durant la léthargie de ces quelques scènes diurnes, mais l’action est réservée à l’inconfort nocturne, là où les drames trouvent leurs points culminants sanguinaires. La cité est un organisme vivant perverti par le cancer d’une criminalité qui ronge ses organes. Les artères malades des rues pompent un sang corrompu fait de malfrats à moto qui investissent le plus petit espace possible pour entâcher d’hémoglobine l’intégrité des lieux. Le banditisme est un animal prédateur qui se repaît d’une viande gâtée. Jusque dans les caves des hôtels, la pègre impose son joug, comme un poison incurable né de la précarité et de l’insalubrité, qui se propage dans les sous-sols avant d’envahir la terre. Elle dévore l’esprit de la ville et les derniers refuges fugaces de la nature. Elle sème la mort dans le zoo local, elle fait régner la prostitution sur les bords du lac qui donne son nom au film, elle vampirise jusqu’à la substance des êtres de bonne volonté. Réparatrice de vieux meubles de métier, montrée au plus proche des enfants, la femme de Zhou Zenong incarne l’idéal d’une renaissance possible et d’un avenir fragile, mais manipulée par la mafia locale, elle est malade, frappée par des crises d’épilepsie inopinées. Sur l’autel de la malfaisance, le futur est sacrifié.
Sur la toile du déséquilibre moral, Zhou Zenong et Liu Aiai sont deux parias qui unissent leurs peines, trouvant dès lors une communion inespérée à l’aube des derniers instants. Face à l’amertume et à l’âpreté du récit, les protagonistes veulent vivre une dernière fois avant de s’éteindre. Ils sont meurtris, malmenés, manipulés mais leur résilience fait leur splendeur et dans l’intensité d’étreintes brisées et malhabiles, ou dans le simple partage d’une cigarette, ils tentent de se remémorer ce qui fait d’eux des êtres humains. Le monde est devenu fou et assoiffé de haine, toutes les règles ont été violées par appât du gain, mais le refus du truand de transiger avec son code de l’honneur, même s’il en est le dernier garant, et l’espoir d’émancipation de la prostitué fusionnent leurs esprits avant que leurs corps ne se confondent maladroitement. Ils sont détenteurs d’une vérité oubliée de tous, celle issue de la vertu des sentiments et de la considération de l’autre. Ils se noient, pris dans le tourbillon d’une situation d’extrême préjudice qui les violente, mais toute la beauté du lac aux oies sauvages réside dans cette résilience face à la facilité de l’abandon. Zhou Zenong pourrait se laisser mourir et caresser ainsi le soulagement de la fin des épreuves, Liu Aiai pourrait renoncer à l’aider, mais leur sens du devoir les oblige. Les digues ont cédé, seuls restent deux naufragés de la vie, à la dérive mais encore vivants pour quelques instants. L’altruisme ne s’est pas tout à fait évaporé dans la fournaise citadine, il résiste invariablement, envers et contre tous. Il dépérit mais s’exprime jusqu’au dernier souffle, dans chaque regard et dans chacun des innombrables silences. La magnificence de leur noblesse sentimentale est décuplée à l’aune du défi physique qui s’impose à eux. Le lac aux oies sauvages désacralise le corps et le prive de sa dignité, d’une balle logée en plein coeur du protagoniste et dont il souffre durant tout le récit, ou à travers la séquence insoutenable d’un viol qui frappe la prostituée, déjà contraite de marchander ses charmes sous l’influence toxique de son proxénète. Le duo est souillé au plus profond de sa chair, mais il résiste dans un ultime élan du cœur. Ils sont les parias d’un monde marginal, opprimés et honnis de tous, trop vertueux pour être malhonnêtes, trop asociaux pour être respectables. Deux chemins de croix différents, relatés dans les flashbacks qui ouvrent le film et qui déstructurent le temps, les ont conduits vers un même calvaire et la seule récompense à leur souffrance est le fruit de leur osmose improbable mais bouleversante.
En même temps qu’il suscite une empathie démesurée pour ses deux protagonistes, Le lac aux oies sauvages accable l’ensemble de la société chinoise, avec une fougue vindicative brillante. Le coupable du malheur de Zhou Zenhong et de Liu Aiai n’a pas un seul visage, il s’incarne à travers la totalité des personnages secondaires du film, tous artisans de la déchéance du couple. Les citoyens de la ville ne forment plus qu’une seule entité dévouée à la chasse à l’homme, parfaitement consciente de la prime promise pour la capture ou la mort du malfrat et appâtée par la promesse du gain financier. Le monde bannit Zhou Zenhong, avant de se jeter sur lui la gueule ouverte pour le mordre sauvagement. Si la mort du héros est une inextricable fatalité à laquelle le long métrage ne se dérobe pas, son exclusion sociale est un préambule à sa chute prophétisée. Avant l’heure funeste attendue, il est ostracisé, autant pour son crime que pour son insoumission. Délirant de fièvre, il contemple les coupures de presse qui tapissent la maison abandonnée où il trouve refuge et les photographies qui illustrent les articles l’assaillent. Un homme politique, une chanteuse, ou encore un avion de voyage, deviennent autant d’instantanés rendus agressifs par le tortionnaire Diao Yinan qui gifle le spectateur propulsé dans la peau de Zhou Zenhong, au rythme d’un montage visuel et sonore brutal. Le bandit n’est plus inclu dans le monde des hommes ordinaires, de leurs aspirations et de leurs rêves simples, il vit désormais à la lisière d’un mirage collectif, conscient de la duplicité dont se convainc le reste de la Chine. Il a franchi l’ultime frontière, un point de non retour au-delà duquel il est impossible de faire machine arrière sans pervertir sa psyché. Une des rares scènes diurnes du film l’invite brièvement à s’y essayer, mais il est incapable de concevoir à nouveau la beauté de l’humanité, confronté à l’image iréelle et innatendue d’une contorsionniste, ou au reflet d’un miroir qui déforme son propre corps. Le couple d’insurgés involontaires au centre du récit est en conséquence soumis au jugement partial d’un triumvirat du désespoir qui châtie les esprits libres. Zhou Zenhong et Liu Aiai ont emprunté un chemin de traverse et seront punis par le monde de la criminalité, de la police, et enfin du patronat. Follement insurrectionnel jusqu’à en devenir ébouriffant mais suffisamment subtil pour éviter la censure en vigueur en Chine, Le lac aux oies sauvages place sur un même plan de critique ces trois organes corrompus, dans son scénario et dans sa forme. Le mensonge et le vice ne sont pas l’apanage des malfrats, même s’ils en sont les premiers dépositaires. Les forces de l’ordre trahissent également leur parole auprès de l’épouse du protagoniste, et les chefs d’entreprise locaux malmènent physiquement Liu Aiai, jusqu’aux confins de l’immondice. Un trio sans meneur identifié a jeté son dévolu sur la ville agonisante, et en dévore les restes. Ainsi, une même scène de partage du territoire est réitérée trois fois, changeant à chaque fois de tyran pour naviguer entre ces pourvoyeurs du mal. Les condamnés sont clairvoyants, les institutions obscurantistes.
Les résurgences d’une violence inscrite au plus profond de la grammaire du lac aux oies sauvages ne sont dès lors plus perçues comme de véritables transgressions morales, mais davantage comme la résultante du mode de fonctionnement décadent d’un autre monde, celui de la pénombre et des caniveaux, du vice omniprésent et de la bienveillance mourante. Zhou Zenhnong est contraint d’y avoir recours, mais presque toujours à contre-cœur. Les innombrables coups portés sont autant de défaites, même si les affrontements se soldent parfois par une victoire. Le protagoniste refuse la facilité, avant de s’y soumettre la mort dans l’âme. Dans la partie initiale du film, il démonte un pistolet, mais avant la conclusion tragique, il est destinée à reconstituer l’arme, conscient qu’il devra l’employer. Diao Yinan émule par l’image la moralité conflictuelle de son héros. Au cours des premières empoignades, l’impact des poings ou des balles n’est pas montré, seuls le préambule et la conclusion du moment fatidique se dévoilent à l’écran. Durant un vaste pugilat, le personnage principal pulvérise même une ampoule, refusant ainsi au spectateur l’ébahissement primaire d’un spectacle trivial. Pourtant, dans son dernier tiers, Le lac aux oies sauvages expose une violence particulièrement explicite et explosive, qui tranche radicalement avec la lenteur volontaire usuelle du long métrage. Réalisateur et héros ont mené une même lutte contre le sang, mais ils ont tous les deux perdu leur combat face à la fatalité. Le cinéaste et scénariste prophétise même cet étalage de violence. L’ombre de la haine bestiale ne disparaît jamais de son récit, et l’étreinte de la mort se rapproche toujours davantage de Zhou Zenhong. Autour de lui, le monde expulse un dernier souffle de vie. Ses complices perdent d’abord la vie, puis les policiers et enfin de simples civils, faisant parfois penser que le meurtre est un cancer qui métastase dans la ville artificielle, et qui a terme terrassera le personnage principal. Beaucoup plus subtilement, Le lac aux oies sauvages transforme le bruit de détonation en un métronome macabre. Presque chaque coup de feu est précédé d’une sonorité analogue, issue du décor de chaque scène, comme un écho lointain avant qu’une véritable arme ne souffle son effroyable déflagration. Nul ne peut se soumettre à la loi funeste qui s’est emparée de la cité désenchantée, Zhou Zenhong ne fait que gagner une poignée de minutes avant d’éteindre la faucheuse. Face contre terre il est tombé au début du long métrage, face contre terre il s’effondre à son terme.
Le lac aux oies sauvages est une merveille de film noir, à la morale froide et à l’esthétique sublime. Une balade sinistre à la frontière de l’autre-monde, déjà un pied dans la tombe.
Le lac aux oies sauvages est disponible en Blu-ray chez Spectrum Films, avec en bonus :
- Présentation de Brigitte Duzan
- Interview avec Matthieu Laclau, monteur
- Making of
- 1 Dimension court-métrage de Lu Yue
- bande-annonce
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