Le destin d’un homme
Le destin d'un homme affiche

(Судьба человека)

1959

Réalisé par : Sergey Bondarchuk

Avec : Sergey Bondarchuk, Zinaida Kirienko, Pavel Volkov

Film fourni par Rimini Éditions

Au milieu des années 1950, l’art soviétique est en pleine révolution. Suite à la mort de Joseph Staline le 5 mars 1953, une période de liberté relative mais nouvelle s’ouvre pour les créateurs du pays, après des années de contrôle sévère exercé par le pouvoir en place. Le gouvernement conserve un droit de regard strict sur les œuvres commercialisées mais la déstalinisation progressive de la nation bouleverse l’image usuelle du héros russe. Le culte de la personnalité disparaît lentement, laissant la place à des visions plus nuancées de la réalité et notamment de la Seconde Guerre mondiale. Les protagonistes des récits emblématiques de cette ère ne sont plus des surhommes glorifiés à outrance, il deviennent des êtres torturés, martyrs de l’horreur des conflits. Le fantasme d’une victoire idéalisée s’évanouit au profit d’un regard plus juste et critique de l’Histoire. La parole des vétérans de la guerre trouve un espace d’expression jusqu’alors inédit, et ceux qui ont rangé les armes pour devenir artistes se voient encouragés à confier leur douleur. Parmi les plus célèbres apôtres de ce changement de paradigme, le cinéaste Mikhail Kalatozov, rescapé des combats, offre ainsi en 1957 une vibrante chronique du désarroi des civils, jusqu’ici absent du septième art soviétique, avec son chef-d’œuvre Quand passent les cigognes.

Le cinéma du pays se réinvente et dans le sillage du réalisateur mythique de cette époque annonciatrice du dégel, de nouvelles figures émergent et s’imposent sur la scène internationale. Deux ans après Mikhail Kalatozov, Sergey Bondarchuk signe son premier film, Le destin d’un homme, et s’inscrit dans une même mouvance. Lui aussi vétéran de la Seconde Guerre mondiale, il a connu l’abomination des années sanglantes et participe à une redéfinition de l’image des conflits. En s’emparant de la nouvelle à succès du futur prix Nobel Mikhail Sholokhov, il trouve un écho aux souvenirs qui le hantent, et bien qu’il n’ait suivi qu’une formation d’acteur, il se donne corps et âme à ce projet qui démontre son talent inné pour la mise en scène. D’une inventivité démentielle pour une première œuvre, son long métrage confronte le spectateur à l’effroi, balayant les idées reçues imposées durant l’ère stalinienne. Désormais disponible chez Rimini Éditions dans une nouvelle collection consacrée au cinéma russe, Le destin d’un homme quitte la ligne de front et les affrontements pour livrer un témoignage essentiel autour du sort abominable des captifs soviétiques de la Seconde Guerre mondiale, victimes de la tyrannie nazie.

Père de famille vivant dans un bonheur idyllique, Andrei (Sergey Bondarchuk lui-même) est contraint de quitter les siens pour prendre part aux affrontements, mais se voit rapidement fait prisonnier par les soldats allemands. Dans des conditions de détention effroyables, il lutte quotidiennement pour sa survie et se réfugie dans le souvenir du foyer qu’il a laissé derrière lui. Entre travaux forcés et camps de concentration, il tente de conserver la force de caractère nécessaire pour regagner un jour sa terre, se heurtant souvent au désespoir et à la mort omniprésente de ses camarades.

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Loin de s’adonner à une glorification de son protagoniste, Le destin d’un homme confronte le public russe à une vision nouvelle de la réalité de la Seconde Guerre mondiale et de son abomination absolue. Sergey Bondarchuk se démarque de ses pairs en quittant rapidement la ligne de front pour montrer presque exclusivement le quotidien des captifs, une véritable nouveauté pour le cinéma soviétique de l’époque. Andrei n’est pas érigé en héros pour des faits d’armes surhumains, mais davantage pour son abnégation face à l’adversité et son courage d’envisager un lendemain malgré un quotidien éprouvant. La résilience malgré le désespoir ambiant devient une vertu, d’ailleurs récompensée par les supérieurs hiérarchiques du personnage principal qui l’admirent au point de lui octroyer une permission et une promotion suite à son évasion. Avoir su rester digne et insoumis est à la fois la première des qualités du soldat, mais également la plus difficile à acquérir.

Le sentiment qu’Andrei est plongé dans l’enfer une fois prisonnier est conforté par la volonté du réalisateur de dépeindre en introduction la vision d’un paradis perdu. Dans des séquences de bonheur familial, le cinéaste entoure son image de flou, faisant du passé un doux rêve lointain qui s’évanouit lentement. Le départ au combat est une fracture avec ce fantasme de la vie civile, exacerbée par une des nombreuses scènes de foule virtuose au cours de laquelle les pères délaissent femmes et enfants sur le quai de la gare pendant qu’il se massent dans les trains qui les emmènent au front. L’unité familiale se déchire visuellement face au chaos de l’Histoire. L’esthétique onirique visuelle n’est pourtant brisée qu’une fois la capture du protagoniste, pour dès lors opposer le public à une violence crue dont il ne peut détourner le regard. L’homme n’est pas victime des affrontements, mais plutôt du vice des bourreaux qui imposent une mise à mal constante de son corps. Andrei est affamé par ses tortionnaires, contraint de porter de lourdes charges et agonise parmi les autres prisonniers, dans une promiscuité éprouvante qui rapproche certains plans à la vision de véritables charniers. Les prisonniers succombent à la désunion, se querellent pour subsister et constamment le protagoniste tente de s’opposer à la nature humaine primaire en maintenant un esprit de groupe, devenant ainsi un champion de l’altruisme. Lorsqu’il obtient une miche de pain, Andrei la partage en part égale entre chacun des détenus, faisant de la générosité un acte de rébellion.

Les dieux semblent avoir délaissé les hommes, désormais livrés à eux-mêmes. Dans une scène où les captifs sont détenus dans une église, Le destin d’un homme désacralise les lieux en y exposant d’abord la bassesse humaine, puis en y répandant le sang. La spiritualité n’existe plus, la conception même d’une autorité supérieure bienveillante est rendue impossible par le déroulé d’un récit qui ne cesse jamais de plonger dans les abîmes de l’âme humaine. Le fort domine le faible, sans justice. Pour accentuer cette idée, le long métrage met à mal tout symbole de beauté. Dans une ère de désolation, la vie se meurt sur l’autel de l’effroyable logique de sang. Ainsi, la nature est omniprésente dans les premiers temps du film, entourant la famille d’Andrei avec douceur. Toutefois, lors de la capture du héros, le bombardement qui frappe son convoi détruit la flore, et le premier plan restituant l’affrontement montre une plante pulvérisée par les obus. Lors de sa captivité, le soldat est constamment mis en scène dans des décors arides, où seules les pierres et les bâtiments en ruines servent de toile de fond. La vie, que symbolisent les végétaux, est remplacée par une froideur esthétique étouffante. Le protagoniste retrouve la foisonnance d’un champ de blé lors d’une tentative d’évasion et Sergey Bondarchuk laisse un temps penser que le héros renoue avec le bonheur en le montrant allongé dans les prés, mais cette parenthèse bucolique est immédiatement pervertie par l’intervention de soldats allemands et par le sang qui s’étale. L’homme a corrompu son environnement.

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L’art est lui aussi détourné de sa mission d’élévation spirituelle pour ne plus être qu’une manifestation des traumatismes d’Andrei et de la part de son âme qu’il a perdu en captivité. La rencontre entre le protagoniste et sa future épouse est bercée par la musique diégétique d’un ancien du village qui accompagne leurs regards amoureux d’airs enjoués d’accordéon. Le quatrième art entoure la romance des deux amants follement épris. Le destin d’un homme corrompt lentement ce bonheur en faisant des chants un accompagnement au périple des soldats. Les combattants soviétiques les entonnent d’abord pour se donner courage face à l’adversité, avant que l’adversaire nazi ne devienne le seul détenteur de la musique. L’épouvante absolue est atteinte lorsque les hauts parleurs d’un camp de concentration diffusent des accords joyeux, alors qu’à l’écran, les foules sont malmenées et conduites à une mort presque certaine. De retour chez lui après son évasion, alors qu’il fait face au décès de presque toute sa famille, Andrei se montre incapable d’écouter un simple disque qui ne fait que lui rappeler l’horreur dont il a été victime. Tout ce qui devrait permettre à un homme de s’élever et de trouver du réconfort a été dévoyé par la guerre et son ignominie.

La survie apparaît alors comme la seule victoire d’Andrei. Son foyer est décimé, mais le héros a triomphé d’une mort certaine, même si ce fait de gloire ne provoque qu’une amertume légitime face à la vacuité de sa résistance. Le protagoniste s’est battu pour sa famille, à souffert mille supplices et n’en tire aucune récompense, pas même celle de retrouver les siens, eux aussi victimes de l’horreur de la Seconde Guerre mondiale. Sergey Bondarchuk est désireux de régulièrement mettre en parallèle la souffrance des soldats et celle des civils, laissant intelligemment à penser que le monde entier à été frappé par la folie des hommes. Au-delà de l’évidence du drame familial de son personnage principal, le cinéaste rassemble préalablement combattants et familles captives dans l’abomination des camps de la mort. Des barbelés séparent Andrei des autres déportés, mais ils souffrent d’une même peine et sont destinés à un même labeur. Dans un plan terrifiant de force d’évocation visuelle, le cinéaste évoque même l’holocauste, alors que celà était impensable quelques années auparavant, lorsque Staline était au pouvoir et interdisait sa représentation filmique. À l’écran, une file interminable d’hommes et de femmes se dirigent vers un four crématoire dont l’opaque fumée noir obscursit le cadre. Le cinéma épouse sa mission de devoir de mémoire et pousse le spectateur à faire face aux abominations de l’Histoire, sans retenue. La ligne de front est lointaine, mentionnée dans le dialogue à travers des évocations de Stalingrad, et pourtant l’horreur humaine est omniprésente. Le courage d’Andrei face à ses bourreaux en est décuplé. Le protagoniste à vaincu la mort après l’avoir regardée face à face. Confronté aux dirigeants du camp, le héros refuse les offrandes de ses tortionnaires et n’accepte de boire qu’en hommage à sa souffrance, faisant de son abnégation l’instrument de sa survie.

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Le destin d’un homme trouve néanmoins une forme de nuance en soulignant tout ce que Andrei a perdu malgré sa victoire. L’innocence d’un homme bon a été sacrifiée à jamais par les tourments de la guerre et rien ne lui permet de retrouver sa candeur. Aux sourires du début du film répond le masque impassible absent de toute émotion de la fin du long métrage. La famille qui était la seule raison de combattre n’est plus et ne réapparaît que dans une scène onirique, entourée d’un effroyable bombardement. Andrei a été dépossédé de ce qu’il avait de plus pur et l’évocation des siens est à jamais associée aux combats et à la souffrance, faisant de ses souvenirs heureux un traumatisme. Le protagoniste devient le symbole de tout un peuple, pour qui la victoire n’a jamais autant ressembler à une défaite. Les enfants de l’URSS, en véritables martyrs, sont morts pour la patrie et Sergey Bondarchuk offre une ponctuation funeste à son œuvre en faisant du dernier enfant survivant d’Andrei, un mathématicien pour qui l’avenir s’annonçait radieux, l’ultime victime de la Seconde Guerre mondiale. La bonté et l’espoir ont été mis à mort, contraignant les hommes à devenir des animaux pour survivre. Ainsi, pour pouvoir s’échapper de sa captivité, Andrei est obligé d’endosser l’uniforme d’un soldat nazi, se transformant en bête pour retrouver la liberté. Le destin d’un homme illustre cette idée en opposant ses innombrables et épatantes scènes de foules. Au début du long métrage, le personnage est inclus dans la masse des hommes et femmes, membre de la communauté, à la fin il est exclu de la cohue, isolé dans une voiture, le visage fermé.

Pourtant, au terme du film, Andrei est destiné à retrouver son humanité et à chercher sa place au sein de la population, dessinant une nouvelle voie vers la reconstruction sociale du pays. Après l’horreur et le sang, Sergey Bondarchuk montre un peuple qui refonde son identité, transcrivant à l’écran ce dont il a lui-même été témoin après la Seconde Guerre mondiale. La nation est morcelée mais doit se recomposer douloureusement, faisant du secours prodigué à l’autre un moyen d’accepter sa propre peine. Andrei est devenu nomade, incapable de retourner dans son village sans affronter le spectre de sa famille, et il finit par adopter un orphelin errant dans la boue. Le héros y voit probablement une évocation de ses enfants disparus, mais aussi de sa propre innocence qu’il pensait perdue. La bonté du héros n’est pas morte dans les camps, elle s’exprime encore dans cet acte altruiste d’amour, alors que Le destin d’un homme place l’espoir d’un meilleur lendemain au milieu des décombres d’un pays en ruine. Suivant un thème solidement attaché au cinéma russe, l’unité se retrouve dans une cohésion collective difficile à percevoir mais présente, même après les heures sanglantes de l’Histoire.

Le destin d’un homme est une vision indispensable des horreurs du XXème siècle, perçue à hauteur d’homme. Sergey Bondarchuk fait de l’abnégation une arme essentielle contre la tyrannie, dans un récit poignant.

Le destin d’un homme, restauré en Haute Définition, est disponible en Blu-ray et DVD chez Rimini Éditions, avec en bonus : 

  • Le destin d’un réalisateur : une interview de Joël Chapron, spécialiste du cinéma russe et soviétique

Pour acheter le film : 
https://store.potemkine.fr/dvd/3760233156956-le-destin-d-un-homme-sergey-bondarchuk/

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Nicolas Marquis

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