Le Coup de l’escalier
Le coup de l'escalier affiche

(Odds Against Tomorrow)

1959

Réalisé par: Robert Wise

Avec: Harry Belafonte, Robert Ryan, Ed Begley

Film fourni par Rimini Éditions

Le parcours du réalisateur Robert Wise est fait de renouveau perpétuel, dans une constante recherche de langages cinématographiques originaux. Véritable caméléon du septième art, le metteur en scène est aujourd’hui célébré pour son adaptabilité sans faille à tous les genres. De la science-fiction, avec Le Jour où la Terre s’arrêta en 1951 et Star Trek en 1979, à l’horreur, avec La Maison du Diable en 1963, en passant bien évidemment par les énormes succès de la comédie musicale que sont West Side Story en 1961, puis La Mélodie du bonheur en 1965, Robert Wise se plie à tous les exercices. Néanmoins, à la fin des années 1950, l’artiste reste avant tout connu pour quelques-uns de ses films noirs qui ont capté l’attention du public: Né pour tuer est un plébiscite en 1947, et Nous avons gagné ce soir confirme la maîtrise du réalisateur deux années plus tard. Mais en 1959, le genre connaît un premier déclin et tombe petit à petit en désuétude. Le noir n’est plus synonyme de réussite publique immédiate pour les grands studios, et le cinéma cherche à se réinventer. Conscient de cette réalité, Robert Wise tend lui aussi vers de nouveaux horizons annonciateurs de la suite de sa carrière. Le Coup de l’escalier constitue en ce sens un film charnière pour le cinéaste, un au revoir au style qui l’a vu éclore, et une transition vers des longs métrages à la conscience politique affirmée, que Robert Wise avait déjà entamée avec le plaidoyer contre la peine de mort Je veux vivre l’année précédente, et qu’il perpétuera avec West Side Story deux ans plus tard.

Dans une Amérique alors en plein remous autour de la lutte pour les droits civiques, Robert Wise fait du Coup de l’escalier une vive mise en accusation du racisme qui gangrène son pays. Son scénario étale l’histoire de Dave Burke (Ed Begley), un ancien policier désireux de mettre sur pied un braquage d’apparence facile, qui lui rapporterait une somme monumentale. Pour l’aider dans son entreprise, il fait appel à Johnny Ingram (Harry Belafonte), un homme noir criblé de dettes, et à Earle Slater (Robert Ryan), un vétéran de guerre à la vie tourmentée et à la peau blanche. Cependant, le racisme profond de Slater met à mal les projets de la bande, alors que sa haine aveugle pour Ingram ne cesse de ressurgir.

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À plus d’un titre, Le Coup de l’escalier préfigure de ce qui deviendra la norme du film de braquage dans les années suivantes. Dans ce qui confine à l’œuvre matricielle de tout un sous-genre du thriller, Robert Wise joue de la temporalité pour étaler la préparation précise et méthodique du casse, tout autant que le cheminement moral qui conduit les protagonistes vers le délit, davantage que l’attaque en elle-même, réduite à une poignée de minutes. Bien que conservant un pied dans le film noir, dont il reprend de nombreux tropes, à l’instar d’un passage chanté de Harry Belafonte dans un club new-yorkais, le long métrage se fait égalemment précurseur. De longs instants, le plus souvent silencieux, sont consacrés à l’observation et à l’introspection, laissant les héros seuls face à l’ampleur de la tâche à accomplir. Ce procédé narratif employé par Robert Wise marque ses contemporains: le réalisateur français Jean-Pierre Melville l’admire, y voit un écho à son cinéma lui aussi fait de moments suspendus, et se vante d’avoir vu Le Coup de l’escalier plus d’une centaine de fois, jusqu’à influencer son Cercle rouge qui sortira 11 ans plus tard.

Le Coup de l’escalier démystifie par ailleurs la figure du braqueur, en plongeant au cœur de son intimité. Dans un refus absolu de tout manichéisme, Robert Wise fait de ses protagonistes des hommes dans l’impasse, presque forcés au banditisme. Même si Slater, Ingram et Burke sont des marginaux, leurs dilemmes et l’extrême précarité qui les frappe restent le socle de la construction du récit. Dans un New-York des coulisses, allant de l’exiguïté de logements de fortune au volutes de cigarettes des clubs de jazz, Le Coup de l’escalier plonge le spectateur dans la face cachée de l’Amérique. La perspective du butin est bien énoncée, mais les motivations d’Ingram et Slater en semblent étrangement déconnectées. L’argent n’est jamais plus que la matérialisation d’un futur enfin caressé qui se dérobait aux personnages jusqu’alors. Pour Ingram, le remboursement de ses dettes est mis en parallèle avec l’espoir d’une vie de famille retrouvée, lui le père aimant à qui Robert Wise consacre quelques minutes en compagnie de sa fille. Pour Slater, l’émancipation financière est synonyme d’une vie de couple plus épanouie, mais aussi la concrétisation potentielle d’un succès inespéré, alors que le personnage a tout raté dans une existence faite de haine.

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Le racisme qui frappe Slater et qui le caractérise apparaît alors comme une résultante d’une vie de vexations. Le Coup de l’escalier entend expliquer aussi ardemment que dénoncer. Même si le protagoniste est profondément détestable, les racines de sa haine ne sont pas sans origines établies. Bien évidemment, Slater se trompe de cible, et les afro-américains sont les boucs émissaires faciles de sa colère irraisonnée, mais à travers une succession de répliques, Robert Wise laisse transparaître une vérité que l’Amérique de l’époque a bien du mal à affronter. Les hommes à la peau noire ne sont pas coupables de la pauvreté de certains blancs, il ne sont pas non plus responsables de l’abandon des vétérans de guerre dénoncé par le film, ils sont en réalité les premières victimes d’une hypocrisie de masse qui pousse vers la détestation obtuse de son prochain. Si Le Coup de l’escalier est aujourd’hui célébré comme un film novateur qui a fait avancer le débat autour des conditions de vie difficiles des afro-américains aux USA, en 1958, les élites blanches ne sont pas prêtes à entendre le message de Robert Wise. L’accueil critique du long métrage est élogieux, mais le public boude une œuvre qui les force à faire face à un racisme profondément ancré dans le pays, alors que la ségrégation règne toujours dans les États du Sud.

Dès lors, Robert Wise se doit de redoubler d’acidité dans sa représentation du mal qui frappe l’Amérique. Il ne peut pas opérer d’union facile entre Ingram et Slater, sous peine de se fourvoyer et de tronquer son message au détriment de la douleur que vivent quotidiennement les afro-américains. D’un bout à l’autre, Le Coup de l’escalier est une confrontation entre deux opposés, l’un bourreau, l’autre martyr. Une succession de métaphores scénaristiques accentuent la portée globale du film. Ainsi, la chaîne qui cadenasse la porte de la banque et dont Ingram doit s’affranchir convoque une image de l’esclavagisme implicite; la dénomination de “point noir dans la rue” qu’emploie Slater pour caractériser son partenaire de crime lui dérobe toute identité; les références explicites à la guerre de Sécession ancrent quant à elles davantage le long métrage dans l’Histoire des États-Unis. Toutefois, Robert Wise porte autant un regard vers le passé que vers le présent: en faisant s’asseoir Harry Belafonte à l’avant d’un bus, et même si New York ne pratique pas la ségrégation dans les transports, le cinéaste a fatalement en tête l’image de Rosa Parks qui avait refusé de gagner le fond d’un véhicule similaire, à Montgomery, seulement quatre ans plus tôt. De plus, Harry Belafonte n’est pas qu’acteur du film, il assume également les rôles de producteur et d’initiateur du projet. Sa proximité affirmée avec Martin Luther King fait de lui une figure de proue de la lutte pour les droits civiques à l’époque, et Le Coup de l’escalier porte en lui la flamme de sa révolte nécessaire.

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Dans sa photographie d’une Amérique divisée, Robert Wise invite aussi bien des images des grandes cités que des bourgades rurales. Si l’essentiel de l’intrigue se passe à New York et restitue son ébullition, le braquage en lui-même prend place loin de la métropole, dans un village assez typique. Le cinéaste quitte la promiscuité propre à la ville qui ne dort jamais pour tendre vers des représentations de grands espaces qui tranchent avec le reste de l’œuvre. Le voyage spatial s’accompagne d’une réflexion encore plus marquée sur le temps. Robert Wise a fait ses premières armes au cinéma en tant que monteur, notamment sur Citizen Kane, et la science du tempo n’a jamais quitté son art: Nous avons gagné ce soir a par exemple l’audace de se dérouler complètement en temps réel. Pour Le Coup de l’escalier, le metteur en scène joue d’une autre approche des minutes qui s’égrainent, en accord avec l’opposition morale entre ses deux personnages principaux. Alors que le braquage est particulièrement expéditif, et que le rythme de ses prises de vues est soutenu, Robert Wise propose au préalable un montage relativement long sur les malfrats, seuls face à la nature. Le temps se dilate, il n’est plus une notion fixe, et le cinéaste signe son œuvre de cette séquence. Le Coup de l’escalier confronte ceux qui envisagent un fragile futur à un passage solitaire conséquent, avant que l’irréparable ne se produise.

Le Coup de l’escalier tutoie la perfection de forme et de fond. Aussi inventif que pertinent, Robert Wise maquille en thriller un film sur les démons de l’Amérique.

Le Coup de l’escalier est disponible en combo Blu-ray / DVD, chez Rimini Éditions, avec en bonus:

  • Le temps selon Robert Wise, analyse de Jacques Demange, critique à la revue Positif.
  • La griffe Robert Wise, interview d’Olivier Père, directeur de l’Unité Cinéma d’Arte France
  • Livret 20 pages conçu par Christophe Chavdia

Nicolas Marquis

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