2022
Réalisé par : Héloïse Pelloquet
Avec : Cécile de France, Félix Lefebvre, Grégoire Monsaingeon
Film fourni par Blaq Out
Au fil de l’eau, la toute jeune réalisatrice Héloïse Pelloquet laisse courir sa caméra et capture les aspirations et angoisses de personnages qui vivent au rythme des marées. À seulement 35 ans et diplômée de la FEMIS depuis quelques années à peine, la cinéaste est une artisane du cinéma, au front sur tous les postes dans l’accomplissement de son rêve de septième art. Principalement spécialisée dans le montage qu’elle a parfois l’occasion de pratiquer pour d’autres metteurs en scène, elle se fait aussi bien technicienne que scénariste sur ses propres créations. Héloïse Pelloquet forge sa propre identité en autrice émérite. Une poignée de courts métrages ont suffi à mettre en lumière sa sensibilité à fleur de peau, son empathie pour les âmes en peine et son attrait pour l’océan, vers lequel elle revient perpétuellement. Après un parcours jalonné de récompenses, elle signe avec La Passagère son premier long métrage, nouvelle variation autour de l’existence des hommes et des femmes qui vivent sur les littoraux, tributaires des bienfaits de l’Atlantique. Dans les ruelles de Noirmoutier, ici transformée en île anonyme davantage coupée du continent que ne l’est réellement la cité du golfe de Gascogne, elle s’attache aux personnages parfois hauts en couleurs qui peuplent ce recoin du monde. Derrière ses deux comédiens reconnus, Cécile de France et Félix Lefebvre, la cinéaste convie autour de l’extase filmique une myriade d’acteurs amateurs, garants d’une authenticité et d’une spontanéité naturelle. Pourtant, son film n’est pas une fresque chorale mais plutôt un portrait intimiste. Dans l’univers très masculin des marins pêcheurs, Héloïse Pelloquet fait de sa protagoniste une femme téméraire et résiliente, presque innatendue de ce royaume d’hommes. L’affirmation d’un point de vue féminin sur ce récit sentimental aux accents mélodramatiques est au centre de l’ambition de la réalisatrice. L’adultère est le pivot de son film, mais elle entend se démarquer de l’essentiel des productions traditionnelles en le montrant cette fois depuis le regard d’une femme d’âge mûr. Une perception neuve sur les tourments du cœur que Héloïse Pelloquet confie en interview n’avoir que peu souvent expérimenté au cinéma.
Chiara (Cécile de France) est une pêcheuse des littoraux de l’Atlantique, vivant dans l’intimité du village modeste de son île, en compagnie de son époux Antoine (Grégoire Monsaingeon). Parfaitement intégrée à cette communauté, elle rythme son quotidien au gré des marées et du travail manuel maritime éreintant. En prenant sous son aile un apprenti issu d’un milieu aisé, le couple pense transmettre son savoir, mais la rencontre avec le jeune Maxence (Félix Lefebvre) bouleverse l’équilibre marital. Un rien rêveur et artiste à ses heures, le disciple séduit irrémédiablement Chiara, qui ne peut contenir son attirance charnelle. Dans le secret, ils nouent une relation de chair et de cœur, une passion qui emporte tout sur son passage, comme une vague déchaînée.
À mesure que La Passagère lève le voile sur le périple affectif de Chiara, la vie de marin se voit démystifiée, représentée sous son jour le plus concret, loin des artifices et du folklore habituel. Les pêcheurs qui sillonnent les flots et affrontent les tempêtes ne sont pas de valeureux aventuriers mais plutôt des travailleurs modestes, confrontés à l’épreuve physique d’une profession exigeante, à un rythme de vie calqué sur celui de la nature, mais porteurs de fêlures intimes et soumis à la loi de leurs sentiments. Le long métrage évoque rapidement l’image ancestrale du marin viril et bardé de tatouages, sous les traits du robuste Tony, un ami d’Antoine, pour mieux s’en écarter à travers le portrait de Chiara. Prendre la mer n’est plus une odyssée homérique, mais plutôt la répétition inlassable de mêmes gestes, et parfois même le résultat d’un combat administratif qui se livre sur la terre ferme. Le quotidien est rude, fait de pertes incontournables après mille efforts, mais le soir, près du poêle, le sentiment du travail accompli est la récompense de ces aventuriers bien ordinaires. Le labeur est difficile, mal rémunéré, mais il reste un moyen de s’affirmer et de s’inscrire dans un collectif qui réunit dans les bars les arpenteurs du golfe de Gascogne. Un village tout entier se tourne vers l’immensité dans un même mouvement. La mer est source de tous les cadeaux et garante de nourriture, elle s’invite jusque dans les églises où apparaissent représentations de bateaux et de poissons, et l’océan est une ligne d’horizon récurrente de La Passagère, comme un métronome visuel. Entre les embruns se dessinent les destins maritimes de personnages entre terre et eau. À plusieurs reprises, Chiara s’échappe des murs oppressants des habitats pour retrouver les mystères aquatiques. Telle une sirène qui retourne à la mer, elle nage et fusionne avec son environnement, attirée par les secrets envoûtants des profondeurs.
En prenant un apprenti, Chiara et Antoine espèrent transmettre ces valeurs à une nouvelle génération, mais la relation de maître à disciple prend l’allure d’un échange équivalent et équilibré. Les mentors prodiguent le savoir, l’élève invite sa fougue et sa jeunesse dans le bateau, donne l’éclat d’une vie pleine de promesse à l’embarcation grisâtre. Le jeune adulte se fait aussi ensorcelant que la protagoniste de La Passagère, il devient sa bouée émotionnelle dans un océan de solitude affective. Irrémédiablement attirés l’un à l’autre comme deux aimants, les amants tragiques s’unissent dans une spirale passionnelle à l’issue malheureuse certaine mais qui se transforme en unique raison de vivre. Le cœur hurle, les corps rugissent, la frénésie amoureuse est un typhon qui balaye sur son passage les fondations d’une existence convenue et répétitive. Chiara est consciente de l’impasse dans laquelle elle s’aventure, mais elle veut croire plus que tout à la vérité de ses sentiments, restés contenus durant de longues années et désormais éveillés. Seule avec Maxence dans le bateau de pêche, elle fonce tête baissée vers les récifs, ne virant de bord qu’à la dernière seconde. Le désir est une folie incontrôlable, une pulsion primaire métaphorisée dans une séquence au coeur d’une tempête où se réunissent la femme et son amant, au milieu de la fureur des forces de la nature, et explicitée dans les scènes d’ébats charnels fougueux et sauvages. À bout de souffle, les corps s’étreignent et s’agrippent, s’entremêlent et fusionnent dans le torrent d’une passion plus forte que la raison. Le tabou de l’adultère exalte l’emballement de deux âmes qui n’en font plus qu’une, prêtes à tout perdre et à faire souffrir leur entourage pour quelques minutes d’un bonheur éphémère. Face à Maxence, Chiara apparaît déguisée dans la maison abandonnée où ils se retrouvent, pourtant elle n’a jamais été autant elle-même que durant cet instant suspendu. Hors du temps, deux âges et deux milieux sociaux différents s’appréhendent, se découvrent et dévoilent leur intimité mise à nue. Après l’ère de la contrainte des élans du coeur, volés par un passé conflictuel, la femme solide se fait fragile, apprend davantage de son élève qu’elle ne lui inculque une quelconque sagesse. Son pragmatisme initial est une ultime digue vouée à céder sous la pression d’un amour secret.
La Passagère redonne à son héroïne une expression nécessaire de son individualité, après l’avoir enfermée dans le cadre autarcique oppressant de l’île. La femme retrouve sa sensibilité propre et se détache d’un collectif soudé mais codifié, fédéré par de grandes scènes de fêtes au bout de la nuit. Sa personnalité s’est un temps évaporée pour se fondre dans son nouvel habitat, loin de sa Belgique natale, mais elle rejaillit dans une pulsion irraisonnée, grâce au secours involontaire mais salvateur de Maxence, promeneur du jardin secret de son amante. Les baisers du prince de pacotille réveillent la princesse de l’eau qui sommeille. En même temps qu’Héloïse Pelloquet se passionne et s’affectionne des marins de son île imaginaire, elle esquisse les contours d’une prison sociale. Le village est un pénitencier hautement réglementé de l’âme, la maison conjugale est une cellule, et seule la transgression peut montrer la voie vers l’évasion. Chiara veut découvrir le monde qui se cache au-delà de la ligne d’horizon, tout comme la réalisatrice de La Passagère a un temps voulu quitter le Noirmoutier de son adolescence pour s’ouvrir à l’ébullition du Paris de ses études. Créatrice et création partage l’ambivalence d’un amour profond pour les flots conjugué à la soif de s’en émanciper. Dans l’emballement précédant le dénouement du film, le microcosme maritime se transforme en cadre répressif, alors que la mauvaise réputation de Chiara en fait la victime de toutes les vexations. L’héroïne a voulu s’extraire du carcan rigoriste de sa vie linéaire et une galerie de personnages inquisiteurs répriment son aspiration à l’indépendance. L’humain dans toute sa bassesse refuse d’essayer de comprendre les émois d’une femme qui a essayé de tracé un nouveau sillon malgré ses erreurs. L’âme éprise de liberté semble même être punie avant tout pour avoir tenté de changer son destin, davantage que pour son péché de chair.
La relation adultérine est alors autant étape indispensable dans l’évolution d’un personnage privé de sentiments que point de départ vers une nouvelle destination incertaine. L’éphémérité de l’union de circonstance ne fait aucun doute, elle n’est qu’un état affectif transitoire avant un futur qui restera écrit en pointillés, pourtant au contact l’un de l’autre, Chiara et Maxence sont plus vivants qu’ils ne l’ont jamais été. L’affection qui se meut en passion est la seule porte de sortie à un quotidien répétitif, seule l’élévation de l’âme peut s’affranchir des barrières du corps et des codes sociaux. Au carrefour du destin, deux êtres se croisent avant de reprendre leur route. Pour le jeune homme, son amante est un avenir probable et partiellement espéré, pour elle, il est l’écho d’un passé volé, le spectre d’une insouciance dont elle a été privée. Dans le secret de l’union, le spectateur fait lui aussi fi du fossé générationnel pour faire l’expérience d’une romance qui s’affranchit de toutes les conventions. Chiara est trop jeune pour être déjà vieille, Maxence est trop âgé pour être encore un enfant. Le binôme cherche sa place, laisse errer le cœur en quête d’un havre de paix. L’acceptation de ses émotions est le socle de la construction affective, à n’importe quel moment de la vie, La Passagère devient une école de l’affirmation de soi et de la fierté de ses contradictions sentimentales. Chiara n’est ni uniquement marin pêcheur, ni uniquement femme animée par la passion, elle est un fin mélange de ces deux pôles de la pensée, un électron libre pris dans le tourbillon de la vie.
Avec douceur et parfois une touche de subtilité bienvenue, La Passagère fait de la passion un idéal et de la vie au bord de la mer une philosophie. Dans l’écume des vagues, une femme renaît.
La Passagère est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus :
- Un court métrage d’Héloïse Pelloquet