La Fièvre de Petrov
La fièvre de petrov affiche

(Петровы в гриппе)

2021

Réalisé par: Kirill Serebrennikov

Avec: Semen Serzin, Chulpan Khamatova, Yulia Peresild

Film fourni par Condor

Même dans les pays où la censure et le contrôle des œuvres artistiques sont particulièrement stricts, les âmes rebelles réussissent parfois à s’exprimer, au prix de nombreux sacrifices. L’histoire du cinéaste Kirill Serebrennikov ne peut se raconter sans retracer les oppositions farouches qui le confrontent au pouvoir russe. Artiste hautement engagé toujours prompt à souligner les égarement de son pays qu’il aime pourtant indubitablement, ses différentes propositions pluridisciplinaires n’ont pas manqué de froisser le régime de Poutine au point de le voir frappé d’une assignation à résidence au cours du tournage de son précédent film, le formidable Leto, pour des raisons que de nombreuses personnalités russes qualifiaient de purement fictives. Au moment d’entamer La Fièvre de Petrov, Kirill Serebrennikov n’est pas sorti des ennuis: si sa liberté de mouvement est partiellement retrouvée, son procès se tient en même temps, le forçant à filmer son oeuvre la nuit, et à s’asseoir sur le banc des accusés le jour. Pourtant, à l’écran, tout son talent explose: celui qui est aussi bien metteur en scène de théâtre, d’opéra, ou de long métrage, livre à nouveau une œuvre foisonnante de talent, dans laquelle son imaginaire est plus débridé que jamais.

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Une folie acide qui rend La Fièvre de Petrov bien difficile à résumer. Dans cette adaptation d’un Best Seller de Alexey Salnikov, le cinéaste nous fait vivre le parcours de Petrov (Semen Serzin), un homme atteint d’une grippe qui le plonge dans un état fiévreux intense, modifiant grandement sa perception de la réalité. Ses déambulations dans les rues d’une Russie terne sont aussi bien physiques que temporelles, alors que les souvenirs de Petrov se mêlent à son présent dans un enchevêtrement de séquences loufoques. Mais l’épidemie de grippe ne frappe pas que le personnage princpal de l’histoire, et sa femme, son fils, et visiblement une grande partie de leurs concitoyens basculent également dans la folie la plus pure.

Toute la logique filmique de Kirill Serebrennikov repose sur une idée simple et pourtant diablement complexe à mettre en image: nous faire éprouver, à nous spectateurs, la même perte de repères, liée à la fièvre, que Petrov. Le long métrage prend des allures hautement hallucinogènes, alors que les souvenirs refont surface et contaminent le présent comme une maladie qui se propage. En un mouvement de caméra, le réalisateur passe d’une temporalité à une autre, avec le plus souvent un minimum de coupure pour mieux nous faire épouser le parcours de son héros en plein tourment. Conscient de la complexité analytique de son film, Kirill Serebrennikov recommande même, avec une pointe de cynisme, de le voir plusieurs fois, et si possible imbibé de vodka. Dès lors, La Fièvre de Petrov n’est plus un simple long métrage, mais un véritable univers violent et pourtant fantasque, où couleurs, textures, et répliques confinent souvent à l’abstrait, et où chaque spectateur peut y voir des idées radicalement différentes, selon l’ambition première de Kirill Serebrennikov.

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Si le public suit principalement Petrov et s’attache profondément à ses tourments et réminiscences de l’enfance, la grippe n’en reste pas moins généralisée. Au plus évident, la femme du héros bascule elle aussi dans la folie, et sa trajectoire se fait le témoin de la dualité de l’être des femmes russes. Le plus souvent résignée à son devoir maternelle, son âme brûle de se rebeller et de véritables explosions de violence sanguinaire, souvent dirigée envers ceux à qui elle se soumet au quotidien, s’affiche à l’écran en guise de symptômes de sa maladie. Des séquences étranges qui changent radicalement le style du film, et qui ne seront jamais tout à fait affirmées comme allégoriques. Cette cruauté semble étreindre en vérité tous les personnages du film, du rôle principal au figurant. Dès l’entame, Kirill Serebrennikov met par exemple en image un peloton d’exécution. La Russie que l’artiste nous montre est schizophrène, au bord de l’effondrement, parfois apocalyptique dans toutes les strates qui la composent.

De quoi donner une valeur étrangement légère à la vie humaine. La mort est un élément central du long métrage, mais jamais une finalité, à tel point que certains cadavres se relèvent. D’un moment à un autre, sans crier gare, Kirill Serebrennikov nous retire un personnage qu’il pourtant mis de longues minutes à introduire. Le cinéaste dénonce le peu de crédit accordé à l’existence, par un système qui opprime et oppresse l’individu. Ce n’est assurément pas un hasard si dans ce monde devenu fou, la violence est omniprésente dans la plupart des répliques du film. Même les étreintes entre Petrov et son épouse sont sauvages, presque des agressions. “Hier je voulais mourir, mais aujourd’hui ça va mieux” peut on lire à l’écran, parmi les nombreuses phrases hautement significatives qui parsèment les murs des décors.

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Cette violence s’éprouve aussi au moment où Kirill Serebrennikov parle de création artistique. Forcément attendu au tournant sur cette question, le metteur en scène se veut particulièrement caustique. Un auteur sans succès, introduit dans un plan séquence de 18 minutes exceptionnel, met par exemple fin à ses jours dans une explosion de sang, un poète amateur est houspillé pour sa prose trop longue, Petrov lui-même est un auteur de bande dessiné en mal d’inspiration. L’art est une souffrance dans la Russie que nous montre le réalisateur, un geste qui ne semble pas toucher les contemporains des artistes, presque quelque-chose de vain, voué à être transformé, ou tout du moins jugé, par des décisionnaires loin des considérations artistiques. Le parallèle avec le parcours houleux de Kirill Serebrennikov est évident, même si il n’écrase pas le message

La perception des souvenirs, et leur influence sur nos vies est également un thème central de La Fièvre de Petrov, peut-être même le cœur du film. Alors que le temps qui passe est une notion extrêmement floue dans le long métrage, Kirill Serebrennikov multiplie les variations de style visuel pour nous communiquer les événements fondateurs de la vie de Petrov et de ses autres personnages. Parfois le cinéaste émule la qualité de vieux camescopes, parfois il fait usage du noir et blanc, selon une réflexion poussé sur comment restituer les flashbacks. Le passé, aussi insignifiant puisse-t-il paraître, est un socle fondateur pour le présent, ce qui définit la personnalité de Petrov. Ainsi, une des scènes clé de l’œuvre, une fête de Noël que Petrov a connu enfant, est montrée de trois façons, et de trois points de vue différents. La vérité du passé est mouvante selon celui qui l’a vécu.

Proche de l’hallucination sensorielle, La Fièvre de Petrov renferme une richesse et une densité incommensurables, servies par le talent de réalisateur d’un artiste plus que jamais dans l’expression brute de sa folie.

La Fièvre de Petrov est édité par Condor, déjà disponible en VOD et le 17 mai en DVD, dans une édition qui contient un entretien particulièrement intéressant avec Joël Chapron, spécialiste du cinéma russe et responsable des sous titres français du film.

Nicolas Marquis

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