La Comtesse aux pieds nus
La Comtesse aux pieds nus affiche

(The Barefoot Contessa)

1954

Réalisé par : Joseph L. Mankiewicz

Avec : Ava Gardner, Humphrey Bogart, Edmond O’Brien

Film fourni par Carlotta Films

Artisan discret de l’âge d’or hollywoodien, d’abord célébré pour ses talents de scénariste avant que les portes de la réalisation ne s’ouvrent à lui, Joseph L. Mankiewicz a traversé soixante ans d’Histoire du cinéma en y laissant une marque à jamais indélébile. Homme de convictions profondes régulièrement opposé à l’ordre établi, l’artiste doit son succès à son audace, à son franc-parler, et à sa vision acerbe de l’univers du septième art, qui lui vaut de nombreuses inimitiés mais qui installe en même temps une relation complice avec le public. Joseph L. Mankiewicz fait ainsi fi du culte de la personne : alors qu’il est l’un des auteurs les plus célébrés de l’industrie, il souligne avec malice le paradoxe qui existe à être un écrivain qu’on rémunère pour un travail qui ne se concrétise parfois jamais, et qu’on dépossède souvent de sa création lorsque un long métrage s’élabore à partir d’un de ses scripts. Son regard sur son rôle de metteur en scène est tout aussi humble. Pour lui, la réalisation parfaite est invisible, et tout effet de manche superflu ne sert qu’à gonfler effrontément l’égo du cinéaste. Il affirme que le film idéal efface la barrière de l’écran entre le spectateur et les acteurs, et la réalisation ne doit que ponctuer discrètement l’histoire proposée. À l’instar de son mentor Ernst Lubitsch, Joseph L. Mankiewicz a fait de ce mantra le moteur de ses films.

Son passage de l’écriture à la mise en scène est intimement lié à sa relation de connivence avec son ami et maître. Sur un de ses scénarios, Ernst Lubitsch est engagé pour réaliser Le Château du dragon en 1946, mais la maladie s’empare de lui, et le contraint à abandonner le projet avant son décès tragique l’année suivante. Le disciple saisit l’opportunité de suppléer son aîné, et de perpétuer son héritage. Une identité visuelle discrète naît sur grand écran, s’effaçant volontiers au profit des comédiens qui sont le premier vecteur de l’émotion. Cette conception du métier de cinéaste permet à Joseph L. Mankiewicz de nouer des relations de confiance fortes avec ses interprètes, et de s’entourer des plus grands. En 1949 puis en 1950, Chaînes conjugales et Ève confirment cette réputation, offrant de magnifiques partitions à leurs acteurs, dans des longs métrages aux multiples protagonistes. L’heure de la consécration a sonné pour Joseph L. Mankiewicz qui remporte alors de nombreux Oscars.

Cependant, à peine quatre ans plus tard, le réalisateur n’a plus rien d’intouchable dans un Hollywood qui vit à vive allure. Le tournage chaotique de Jules César, et l’opposition farouche de l’auteur aux élans maccarthystes de l’époque, ont porté des coups violents à son influence. Déjà réaliste sur l’état de son milieu professionnel, le réalisateur est profondément désabusé. La Comtesse aux pieds nus devient alors un film de l’émancipation : si Joseph L. Mankiewicz conserve sa foi envers les acteurs, s’appuyant notamment sur deux superbes prestations de Ava Gardner et Humphrey Bogart, il affiche clairement son divorce avec l’industrie qui l’avait vu naître, en quittant la MGM et en faisant de son oeuvre son premier film indépendant. Placé sous l’autorité de sa propre maison de production, Figaro, et élaboré conjointement avec United Artist, La Comtesse aux pieds nus marque un changement profond de code pour le réalisateur, et met en image la vision désenchantée des magnats du cinéma qui habite l’artiste à l’époque, dans une savoureuse mise en abîme. 

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S’ouvrant sur l’enterrement de sa protagoniste, le film restitue, à travers une succession de flashbacks, la trajectoire de Maria Vargas (Ava Gardner), une humble danseuse des bars espagnols qui se voit propulsée en icône d’Hollywood suite à sa découverte par le producteur despotique Kirk Edwards (Warren Stevens). En seulement trois longs métrages, la comédienne devient l’idole du public, mais vit dans une profonde solitude affective. Si sa relation complice avec le réalisateur Harry Dawes (Humphrey Bogart), véritable père spirituel, lui permet de naviguer dans un milieu pernicieux, ses histoires d’amour complexes la privent de l’épanouissement. Progressivement, Maria quitte le monde du cinéma pour tenter d’exister dans la Jet-Set, mais la vacuité de cet univers fermé malmène son âme éprise de liberté, et son cœur tristement solitaire.

En livrant son portrait par procuration, La Comtesse aux pieds nus installe une distance voulue entre Maria et le spectateur. Loin de coller perpétuellement à sa protagoniste, le film retranscrit son périple à travers les souvenirs de ceux qui l’ont côtoyée, notamment illustrés par l’omniprésence de voix-off. Joseph L. Mankiewicz n’entend pas saisir parfaitement son héroïne, et l’accompagne de nombreuses contradictions, toutefois il souhaite faire preuve d’empathie pour sa détresse. Grâce à la richesse de son écriture, le cinéaste transforme son égérie en objet de fascination constant, mais casse régulièrement la barrière de l’image de la star pour laisser percevoir le temps de quelques minutes son désarroi émotionnel. Maria se démarque des autres rôles de comédiennes proposées par le film, toutes des illustrations de la déchéance de starlettes éprouvées par le milieu, en conservant une forme de splendeur hollywoodienne, mais cache sa détresse sous ses extravagantes robes. À l’instar du spectateur, les hommes qui gravitent autour de Maria ne comprennent qu’une partie de sa psyché. Si Harry est un complice fidèle de l’actrice, il ne cesse de pointer du doigt certains élans du coeur de son amie, qu’il est incapable de comprendre. De manière encore plus prononcée, le publiciste Oscar Muldoon (Edmond O’Brien), censé être un pont entre les stars et le public, affirme textuellement ne pas assimiler les vicissitudes de l’existence de ceux qu’il sert servilement. La Comtesse aux pieds nus est une vision volontairement incomplète de son personnage principal, une parenthèse sur sa vie qui s’ouvre dans un plan qui pénètre dans son logis espagnol vétuste, pour se fermer sur la porte close du palace qu’elle habite à la fin du film.

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L’amour profond que manifeste le long métrage pour Maria est partiellement contrebalancé par la représentation cynique et acide du monde du cinéma. La Comtesse aux pieds nus refuse toute extase du septième art : des trois films de l’héroïne, le spectateur ne voit absolument rien, laissant par la même occasion planer le doute sur la qualité profonde de ceux-ci. L’univers de l’industrie cinématographique n’est pas restitué à travers ses œuvres ou même ses plateaux de tournage, mais au fil de séquences mordantes qui font étalage d’un système autocentré, alimentant l’égo démesuré d’hommes fourbes et néfastes. La vertu artistique est constamment malmenée : à l’avant-première de son premier film, Maria est déjà une star car les décisionnaires du milieu ont décrété qu’elle le serait, et martelé ce message au public. De façon encore plus violente, La Comtesse aux pieds nus rapproche le plaidoyer de Maria face à un tribunal qui veut faire condamner son père, à sa meilleure performance d’actrice, comme si il n’existait plus de frontière entre cinéma et réalité, et comme si sa sincérité émotionnelle était reniée par le reste du monde. Le seul parangon de justice morale dans ce domaine mercantile semble être Harry, par ailleurs l’unique personnage qui loue les talents de comédienne de Maria. En prenant sa défense lors de la projection de son bout d’essai face aux producteurs du monde entier, par un subterfuge malicieux, le réalisateur en devient presque un ange gardien. Il est raisonnablement permis de penser qu’à travers ce personnage de cinéaste désabusé, essoré par l’industrie, Joseph L. Mankiewicz s’est transposé dans son œuvre, alors qu’il est lui-même en froid avec le système hollywoodien à cette époque. Harry est un faiseur d’image discret, lucide sur la qualité de son art, mais toujours du côté des acteurs, comme le réalisateur de La Comtesse aux pieds nus.

La dimension autobiographique implicite de l’œuvre évolue dans un paradoxe entre profonde critique de la position du réalisateur, qui se soumet régulièrement à l’autorité, et une forme d’âme rebelle qui s’affirme de temps à autre. Joseph L. Mankiewicz est conscient d’être un électron libre de l’industrie, mais avoue également avoir transigé avec ses principes. Harry prend le parti de Maria dans des séquences nécessaires à l’avancement de l’histoire, et qui dépassent parfois les limites du vraisemblable même si La Comtesse aux pieds nus prône textuellement le réalisme, mais cède également sous les coups des ogres économiques du milieu. À l’inverse de la nuance morale du cinéaste fictif, Maria est quant à elle perpétuellement du côté du peuple. Puisque son corps est un objet de désir, elle en dispose de manière significative, accentuant la fronde voulue par le film. L’héroïne se refuse toujours aux puissants décadents, mais se livre volontiers aux gens les plus humbles, faisant de sa sexualité tacite un outil de révolte. Consciente de son attrait, la Cendrillon évoquée par le long métrage dispose des princes de peu de vertu sans jamais leur offrir ses charmes. Joseph L. Mankiewicz joue assurément de l’image de Ava Gardner, réputée croqueuse d’hommes, pour alimenter son œuvre d’une sensualité propice à une saillie sociétale.

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Mais au-delà de la simple composante charnelle de La Comtesse aux pieds nus, c’est tout un pan social du film qui se découvre. En accompagnant Maria du spectre d’origines précaires, au milieu des bombes de la guerre civile espagnole, le long métrage permet de comprendre, et d’admettre, son attrait pour le luxe d’une haute société où elle ne trouve pourtant pas l’épanouissement. La protagoniste n’est pas une simple femme cupide, elle est la manifestation du souhait de s’extirper d’une pauvreté qui opprime l’être. Cependant, alors que le monde des parvenus est empreint de duplicité et de fourberie, une vérité sentimentale est confiée aux plus démunis. Outre le fait que les chaussures érigées en symbole par le film évoquent l’image de Cendrillon, la volonté de s’en défaire appuie toujours le besoin de Maria de renouer avec ses origines. Régulièrement, l’héroïne abandonne ses souliers pour regagner un univers plus humble, dans lequel elle est épanouie durant quelques secondes. Que ce soit auprès d’un musicien d’orchestre sans le sou, auprès de gitans dans une danse lascive, ou au moment de quitter son domicile familial, Maria est pieds nus, et par extension l’âme à vif. Symboliquement, son ultime prétendant aristocrate à qui elle cède, le Comte Torlato-Favrini (Rossano Brazzi), l’aperçoit d’abord déchaussée : parce qu’il a d’abord vu en elle sa nature profonde, la protagoniste consent à s’abandonner à lui.

La Comtesse aux pieds nus utilise néanmoins son ultime portion et ce personnage pour opposer la vacuité absolue de l’aristocratie, et la poursuite d’un idéal artistique. Bien que le Comte semble initialement habité par des sentiments louables, il finit par être le pourvoyeur de souffrances physiques et morales ultimes, qui érigent Maria en martyr d’une jet-set inhumaine. Une forte dénonciation de ceux qui ont vécu toute leur vie dans le culte de l’apparence, et qui ne subsiste que dans l’image trompeuse de leur statut social, achève de faire du film un long métrage militant. Le Comte est entouré d’œuvres d’art, mais n’en perçoit pas la beauté et se gargarise de trouver une ressemblance avec ses traits dans le portrait d’un aïeul. Dans un même ordre d’idée, il invite Maria à se faire sculpter, mais ne comprend pas sa volonté d’apparaître pieds nus. Dans un geste final savoureusement insolent, Joseph L. Mankiewicz fait de l’aristocrate le meurtrier de Maria, et alors que la vie abandonne son corps, c’est bien Harry, artiste, qui enlace une dernière fois son égérie.

La Comtesse aux pieds nus est une fresque aussi sublime que cynique sur le monde du spectacle, et de l’aristocratie. Joseph L. Mankiewicz offre à ses acteurs une partition parfaite pour délivrer une saillie sociale implicite et un regard désenchanté sur l’industrie cinématographique.

La Comtesse aux pieds nus est disponible en Coffret Ultra Collector Blu-ray et DVD chez Carlotta Films, avec en bonus : 

  • Conte défait : un entretien autour du film avec Samuel Blumenfeld, journaliste au Monde 
  • Ciné-Regard : Joseph L. Mankiewicz : un entretien passionnant avec le cinéaste
  • Mankiewicz contre Cendrillon : un livret de 160 pages élaboré par la collectif Revus & Corrigés

Comme pour toutes les éditions CUC de Carlotta Films, une version plus simple est également disponible.

Nicolas Marquis

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