Ils ont combattu pour la patrie
Ils ont combattu pour la patrie affiche

(Они сражались за Родину)

1975

Réalisé par : Sergey Bondarchuk

Avec : Vasiliy Shukshin, Sergey Bondarchuk, Vyacheslav Tikhonov

Film fourni par Rimini Éditions

Au cours des années 1970, le cinéma de guerre soviétique entame une nouvelle transformation. À l’ère de la propagande exacerbée de l’époque stalinienne et à la vision plus concrète de la souffrance des soldats de la période du dégel succède un retour de la glorification des faits d’armes militaires, initié par le gouvernement de Léonid Brejnev. Le pouvoir en place invite les réalisateurs du pays à redonner une place centrale à l’action et à l’héroïsation des combattants dans leurs films. Sur les écrans, le soldat soviétique redevient un surhomme galvanisé par sa mission. Pour célébrer les 30 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le ministère de la Défense commande au metteur en scène Sergey Bondarchuk un long métrage épousant cette nouvelle volonté politique. En offrant au cinéaste des moyens techniques quasiment illimités, le politburo espère l’accomplissement d’une grande fresque idéalisant les batailles soviétiques dans une débauche d’explosion. Cependant, Sergey Bondarchuk est véteran de la Seconde Guerre mondiale et a connu l’horreur de la réalité d’un conflit qu’il ne peut pas oublier. De plus, le réalisateur a déjà participé à une désacralisation du mythe de la victoire fantasmée en faisant de son premier film Le destin d’un homme un témoignage de la souffrance des soldats. 

Dans un relatif secret, le metteur en scène ignore les suggestions scénaristiques du parti pour adapter à l’écran un ensemble de nouvelles de Mikhail Sholokhov, auteur emblématique de la littérature russe qui a relaté dans ses écrits une réalité de la guerre, loin de l’imagerie triomphante. Le film qui en résulte, Ils ont combattu pour la patrie, apparaît contraire aux intentions initiales du pouvoir en place. Loin de s’adonner à un embellissement des horreurs du XXème siècle, Sergey Bondarchuk confie à l’écran le désarroi des combattants qu’il a lui-même constaté durant la Seconde Guerre mondiale. Une vision froide et concrète des affrontements s’oppose à la volonté du politburo, partiellement agacé d’avoir été trompé. Pourtant, c’est bel et bien cette authenticité qui donne à Ils ont combattu pour la patrie toute sa substance et qui en fait aujourd’hui une œuvre majeure du cinéma de l’époque, à redécouvrir dans la nouvelle collection de Rimini Éditions consacrée au septième art russe.

À travers le quotidien d’une escouade de soldats combattants dans le Don russe en 1942, Ils ont combattu pour la patrie livre une vision froide de la de la guerre. En proie à des affrontements quotidiens, côtoyant la mort au plus près et faisant face à la défiance de la population civile, les militaires tentent de repousser toujours davantage la ligne de front, alors que l’armée semble s’enliser dans le conflit. Entre les batailles, les hommes maintiennent une cohésion collective et conservent leur part d’humanité en trouvant du réconfort chez leurs camarades. Parmi eux, le soldat Piotr Lopakhin (Vasiliy Shukshin) affronte l’adversité en faisant de sa force de caractère et de sa ruse de timides outils de résistance face à l’horreur qui l’entoure.

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Si l’ère brejnévienne incite les artistes à participer à la réécriture d’un grand roman national fantasmé, Ils ont combattu pour la patrie constitue le contre exemple parfait de cette idéologie néfaste. Sergey Bondarchuk refuse de faire des soldats des modèles et bien souvent leur fragilité s’étale à l’écran,  entourée du chaos d’un monde en pleine agonie. Au milieu d’un enfer de flammes qui ravagent les champs, occupant la totalité de l’image dans certains plans, et des tôles froissées des innombrables explosions de tanks et d’avions, l’humain est progressivement privé de ses émotions les plus primaires. L’homme est invité à devenir machine de guerre, pourtant l’affirmation de ses tourments personnels et les évocations du passé dans les dialogues témoignent de derniers vestiges d’une sensibilité qui refuse de disparaître. L’avancée pénible des troupes se fait au prix de l’âme des combattants, tout autant que de leur corps, dans une souffrance constante. La peine des protagonistes se conjugue avec l’absurdité des combats, alors que chaque victoire semble dérisoire. En 1942, l’armée soviétique ne progresse pas vers la victoire mais recule face aux assauts. La guerre ne se livre pas pour la sauvegarde de villes peuplées mais dans un désert où n’apparaissent que rarement de maigres villages. Le soldat ne perçoit pas ce qu’il protège et ne fait que se soumettre aveuglément aux ordres. 

L’attente interminable des premiers coups de feu est également presque plus présente que la débauche d’action, dans une oeuvre qui fait des combats l’apothéose d’une effroyable mise à mort de l’être et qui force le spectateur à ne plus percevoir la ligne de front comme un concept abstrait des livres d’Histoire, mais bien comme une réalité vécue à hauteur d’homme. Ils ont combattu pour la patrie illustre cette volonté en confrontant Piotr à l’avancée de soldats nazis. Filmés au ras du sol, entourés d’un étrange flou de l’image qui leur donne des allures de spectres, les adversaires progressent la tête haute sous le regard impuissant du protagoniste, incapable de lutter seul face à l’ennemi. Le film renie l’image de l’héroïsme individuel voulue par le pouvoir soviétique de l’époque. Sergey Bondarchuk confronte même le public à une réalité oppressante et mortifère inédite dans le cinéma russe en manipulant les symboles. Les trous que creusent les soldats pour s’abriter des tirs ennemis deviennent de véritables tombes et après l’hécatombe d’une bataille, ce sont des enfants qui viennent au secours des blessés, opposant l’horreur de la guerre à la pureté d’une jeune fille désemparée. Durant tout le film, les rares bâtiments que protègent les soldats soviétiques sont tous voués à l’anéantissement dans les flammes des obus allemands, distillant ainsi l’image d’une défaite même dans la victoire. Lorsqu’un moulin prend feu, Ils ont combattu pour la patrie démultiplie sa représentation à l’écran à la manière d’un kaléidoscope, rendant étouffante la vision de la fumée opaque qui s’échappe de la bâtisse. 

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À la barbarie d’une guerre aussi éprouvante physiquement que moralement, Ils ont combattu pour la patrie oppose la cohésion entre soldats pour offrir un oasis précaire d’évasion dans un désert de souffrance. Le conflit incite les hommes à ne devenir que des prolongement de leurs armes, à renier ce qui fait d’eux des êtres humains au profit de leurs pulsions guerrières. Pourtant, entre les batailles, de longues séquences montrent que malgré l’horreur ambiante et constante, les combattants tentent de trouver du réconfort dans les dialogues qui les unissent et dans le partage de leurs biens. Ainsi, autour d’une cigarette offerte à un camarade, quelques rires discrets s’invitent, offrant une respiration indispensable au milieu d’un déferlement de violence. Dans le sang des victimes des combats, les hommes sont devenus frères. À travers l’escouade de protagonistes, Ils ont combattu pour la patrie synthétise les hommes de toute une nation, désormais rendus égaux par une douleur commune. Membres du parti communiste ou non, humbles ouvriers ou propriétaires agricoles, tous sont placés sur le même plan et leurs différences se sont effacées dans le fracas assourdissant de la guerre. Leur humanité cherche à s’exprimer à la moindre occasion, comme un besoin irrépressible de montrer ses émotions malgré les heures sombres de l’Histoire. Piotr clame au début du film être une bête assoiffée de sang, cependant il est le premier à étaler sa personnalité exubérante lors des quelques secondes de calme fragile du film, notamment en laissant percevoir son appétit sexuel envers les femmes civiles que l’escouade croise sur sa route. Dans son désir de chair, le soldat tente de renouer avec la vie qu’il a laissée derrière lui et ses élucubrations sentimentales sont admirées par le reste du bataillon qui y voit une forme de résistance face à la mort omniprésente. Arrachés à leur famille parfois évoquée avec peine, les combattants tentent de reconstituer des liens de fraternité dans les sillons ensanglantés des champs de bataille. Ils ont combattu pour la patrie se joue de l’idéologie brejnévienne en invitant ses personnages à confier leur tourments psychologiques, assimilés dans le dialogue à une véritable affliction tout aussi éprouvante qu’une blessure physique. Les militaires s’amusent de cette peine, mais chacun se reconnaît dans le partage de cette douleur. Le rire est une arme contre la guerre et un moyen de faire face aux démons qui entourent les héros.

L’esprit de groupe est indispensable à la survie, peut-être même davantage que les faits d’armes certes longuement montrés dans le film. Ils ont combattu pour la patrie a  néanmoins le courage de dépeindre une nation désunie, dans laquelle les soldats ne sont jamais accueillis en héros par les civils. Les combattants sont des parias et de sinistres présages pour les femmes restées seules dans les villages. Leur venue est considérée avec défiance et le peuple est prêt à les laisser mourir de faim, convaincu qu’ils ne mènent pas correctement la guerre. Après avoir éprouvé les conditions de vie épouvantables dans lesquelles vivent les soldats à travers les longues séquences d’attente et d’explosions, le spectateur se heurte à l’image désenchantée d’un pays qui maudit ses martyrs. Symboliquement, les femmes présentes dans le long métrage fuient constamment Piotr malgré son insistance. En 1942, l’URSS perçoit la Seconde Guerre mondiale comme une défaite en cours, et Sergey Bondarchuk met en accusation le reniement de la population envers le sacrifice des hommes conscrits de force. Les héros du film ne brillent que rarement par le maniement des armes, mais ils ont perdu à jamais une partie de leur âme dans les heurts des combats, et c’est à ce titre que le cinéaste les érige en héros, contrairement à la volonté du politburo des années 1970. Ils ont combattu pour la patrie honore les oubliés des conflits, ceux qui n’ont pas été les symboles de la victoire finale mais qui ont versé leur sang au cours du repli soviétique.

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Il est dès lors permis de s’interroger sur une manifestation visuelle de l’exaltation de la fierté nationale, proposée dans les dernières secondes du film. Dans un couché de soleil, alors que l’armée se remet en marche, les hommes de l’escouade saluent la bannière soviétique. Cette évocation a sûrement contenté les décisionnaires politiques de l’époque, mais la volonté profonde de Sergey Bondarchuk semble plus nuancée. Le drapeau a traversé les champs de bataille, alors que les hommes sont tombés un à un dans le désintérêt de la nation. L’étendard n’est qu’un symbole de pacotille, et la bannière finit par prendre cyniquement davantage d’importance que les soldats alors que le film tente de redonner toute sa valeur à la vie humaine. Le symbole devient même malédiction lorsqu’on apprend que sa préservation incite les gradés, toujours absents de l’écran, à ordonner la reformation de l’unité décimée. Non seulement les nouvelles recrues ne sont que d’anciens soldats lourdement blessés, montrant que les combattants sont à jamais handicapés par la guerre, mais de plus, les derniers dialogues du long métrage annoncent que l’escouade fera route vers Stalingrad, et donc vers un nouvel enfer. La nation soviétique est debout, mais à quel prix ? Repousser l’envahisseur nazi est une nécessité absolue que Sergey Bondarchuk évoquait déjà dans Le destin d’un homme, mais cette nouvelle adaptation des écrits de Mikhail Sholokhov invite à s’interroger sur le coût humain des combats, à redonner aux hommes leur part d’humanité et à mesurer l’ampleur de leur sacrifice.

Sergey Bondarchuk montre cette fois la réalité de la ligne de front, avec un témoignage éprouvant mais indispensable sur les horreurs de la guerre, et sur la place des hommes dans le conflit.

Ils ont combattu pour la patrie est disponible en DVD et Blu-ray chez Rimini Éditions, dans une copie entièrement restaurée, avec en bonus : 
Le destin d’un film et Le cinéma de Sergueï Bondarchuk : deux entretiens avec Joël Chapron, spécialiste du cinéma russe et soviétique

Pour acheter le film, rendez-vous sur :
https://store.potemkine.fr/dvd/3760233156635-ils-ont-combattu-pour-la-patrie-sergei-bondarchuk/

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Nicolas Marquis

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