(Uccellacci e uccellini)
1966
Réalisé par : Pier Paolo Pasolini
Avec : Totò, Ninetto Davoli, Femi Benussi
Film fourni par Carlotta Films
Comme un besoin de retrouver une forme de légèreté au sortir d’une fresque biblique grandiloquente, Pier Paolo Pasolini passe en 1966 de l’ampleur démesurée de L’Évangile selon Saint Matthieu, à la fable malicieuse et absurde que constitue Des oiseaux, petits et gros. Bien que le cinéaste ait entre temps proposé sur les écrans le documentaire Enquête sur la sexualité, tourné pendant les repérages de sa transcription du livre saint, son retour dans le monde de la fiction marque une rupture notoire avec son style habituel. Loin de la gravité propre à ses premiers films, le cinéaste épouse un nouveau style et cherche un mode d’expression inédit, tâtonnant parfois dans la forme mais impressionnant toujours dans le fond qu’il développe. Même si son court-métrage censuré La Ricotta laissait apparaître les premières pierres de cette grammaire filmique dès 1963, l’auteur adopte ici un langage humoristique qui désarçonne le public, et qui contribue à le rendre insaisissable. Plus le spectateur pense connaître Pier Paolo Pasolini, et plus le réalisateur se métamorphose, au point de perdre son audience : Des oiseaux, petits et gros a beau être un fort succès critique, il est avant tout un échec commercial total qui n’acquérira ses lettres de noblesse qu’au fil des années.
Deux rencontres essentielles permettent au cinéaste de livrer son regard farceur sur l’Italie de son époque, et se révèlent fondamentales dans l’élaboration du long métrage. Alors qu’il entreprend de mettre sur pied une comédie, Pier Paolo Pasolini s’adjoint les services d’un acteur star du genre en la personne de Totò. Figurant au casting du mythique Le Pigeon, le clown transalpin est avant tout célèbre pour les dizaines de films humoristiques potaches qui affichent fièrement son nom dans leurs titres. En 1966, le trublion est néanmoins diminué. Sa popularité ne décroît pas, mais la maladie le gagne, et il disparaît tragiquement un an plus tard. Sur le tournage de Des oiseaux, petits et gros, il est même frappé d’une cécité qui rend complexe sa participation. Le metteur en scène du long-métrage évoque pourtant Totò avec passion, saluant son mélange d’extravagance et d’humanité nécessaires à la bonne tenue du film. L’autre tête d’affiche de l’œuvre est, elle, débutante : Ninetto Davoli n’a que 18 ans lorsque sort Des oiseaux, petits et gros, qui constitue sa première apparition au générique d’un film après une figuration non créditée dans L’Évangile selon saint Matthieu. Cependant, l’acteur connaît parfaitement le réalisateur. Depuis deux ans, il noue une relation amoureuse avec Pier Paolo Pasolini, qui durera 9 ans et qui marquera profondément le cinéaste, le laissant longtemps inconsolable. Des oiseaux, petits et gros est une comédie qui se joue en duo.
Reprenant leurs patronymes respectifs, Totò et Ninetto sont père et fils dans le film, et sillonnent les routes italiennes à pied. Après une brève exploration des quartiers populaires romains, ils arpentent les chemins de campagne, bientôt rejoints par un corbeau qui se présente à eux comme porteur de l’idéologie marxiste. Après leur avoir raconté l’histoire de deux moines chargés par Saint François d’Assise d’évangéliser des oiseaux, et qui prennent les traits de Totò et Ninetto dans le flashback, le volatile est le témoin des errances loufoques du binôme, allant de la collecte d’un dû chez une famille précaire, à la rencontre avec une prostituée, en passant par la confrontation avec un usurier ou encore leur présence aux obsèques de l’homme d’État Palmiro Togliatti.
En empruntant le chemin de la farce, Des oiseaux, petits et gros assume son lot de potacheries avec un succès parfois mitigé. Pier Paolo Pasolini s’essaye à un nouveau style qu’il ne maîtrise pas totalement, et se rend coupable en chemin de quelques grossièretés qui confèrent à certains gags une lourdeur non souhaitable. L’avalanche de séquences en accéléré, déjà expérimentées dans La Ricotta, et le jeu des acteurs parfois hésitant laissent un goût amer dans la forme du récit. Le film se révèle bien plus intéressant lorsqu’il est considéré pour le conte moral et pour la fable sociale qu’il est, brassant une multitude épatante de thèmes. Des oiseaux, petits et gros offre avant toute chose la vision de deux générations italiennes opposées, l’une vieillissante, l’autre jeune et pleine d’espoir pour le futur. Une fracture initiale profonde découle de cette confrontation entre les âges, avant que le récit ne les réunisse progressivement. Ainsi, Ninetto se détourne un temps de son père, le quittant quelques minutes dans l’introduction du récit, avant de ne plus jamais le quitter, et de marcher inlassablement dans ses pas, suivant la voie qu’il a tracée. De la même façon, le long interlude sur les deux moines franciscains dénonce une différence de caractère ostensible entre le vieil homme dévot et son jeune homologue dilettante, avant que leurs trajectoires se rejoignent. La génération nouvelle rêve d’émancipation, à la manière dont Ninetto rejoint des adolescents de son âge pour accomplir une danse à la mode dans l’une des premières scènes, mais finit toujours par revenir vers la route qu’ont suivi les ancêtres, s’adonnant en bout de course au même péché de chair et au même acte sanglant, accentuant ainsi l’idée que l’Histoire est un éternel recommencement. Pier Paolo Pasolini fait des ses deux personnages une même entité, semblable au Janus bifrons, divinité romaine des commencements, des fins, et des choix, une face tournée vers l’avenir, l’autre vers le passé. L’amour du réalisateur pour les mythes antiques qu’il mettra en image tout au long de sa carrière est sous-jacente dans son écriture plurielle, articulé entre deux pôles opposés et pourtant complémentaires.
Alors que les deux protagonistes ne vont nulle part initialement, ou tout du moins qu’ils cachent leur destination au spectateur, leur déambulation physique est assimilée à une errance morale. Ninetto et Totò n’ont pas de but, et en ce sens n’ont pas d’idéologie propre, si on considère la route onirique qu’ils parcourent comme métaphore du temps et de la vie. Le corbeau qui se joint à eux devient alors garant de grands idéaux, que les deux héros sont libres d’épouser ou non. En faisant de Ninetto et Totò des hommes simples du peuple, et en transformant humoristiquement le volatile en garant de la pensée marxiste, Des oiseaux, petits et gros offre une représentation des préceptes modernes qui se proposent aux plus démunis. Les doctrines religieuses ont abandonné la jeune génération, et Pier Paolo Pasolini le signifie cyniquement en employant à nouveau l’actrice qui jouait l’apparition divine à Joseph dans L’Évangile selon Saint Matthieu, pour camper cette fois une adolescente déguisée en ange qui fuit Ninetto. Le champ est alors laissé libre aux concepts sociétaux modernes, et notamment à l’esprit de la lutte des classes, pour devenir un nouvel idéal. Dans l’interlude mystique, le film invite même les héros à se défaire de la dévotion des fervents pratiquants qui les érigent en saints, avec une certaine fureur. Cependant, la parabole des moines face aux oiseaux sert également à montrer la vacuité d’un précepte inculqué contre les lois de la nature. Les deux moines échouent à prêcher la parole de Dieu malgré leur ferveur, malgré leurs sacrifices, et bien qu’ils réussissent à communiquer avec les oiseaux. L’amour est exigé des volatiles, mais le gros finit par manger le petit, sans que l’ouverture à l’idéologie ait changé quoique ce soit. La pulsion primaire prévaut sur la pensée, et la fin du long-métrage apparaît alors comme une redite de cette vérité, alors que Ninetto et Totò mangent à leur tour le corbeau. Ils n’apprennent tragiquement rien des mésaventures qu’ils vivent, et sont renvoyés à leur condition d’hommes, voire d’animaux.
Cependant, les deux protagonistes ne sont pas dénués de conscience sociale, et d’une forme de lucidité quant aux inégalités qui gangrènent l’Italie de l’époque. Tandis que Des oiseaux, petits et gros est mis en scène comme une course en avant perpétuelle, les deux hommes marquent des arrêts face à la fatalité de la mort. C’est d’abord dans les quartiers sous-prolétaires romains que la faucheuse abat son terrible instrument. Dans une maison vétuste analogue à celles que Pier Paolo Pasolini a montrées dans ses deux premiers films, un accident domestique a ôté la vie à un couple. Totò y fait halte au milieu de la foule, dans un silence macabre qui tranche avec la joie parfois trop potache du long-métrage. Plus tard dans le récit, père et fils sont tous deux en émoi devant les funérailles de l’homme d’État Palmiro Togliatti, alors que le cinéaste marque une fois de plus une rupture dans son unité formelle en insérant des images d’archives réelles dans son œuvre. L’ancien politique a été l’incarnation du communisme italien et de ses différenciations avec l’URSS, au point d’être adulé par de nombreux transalpins. Fondateur du parti communiste de son pays, il a été parmi les premiers ministres des gouvernements de l’après Seconde Guerre Mondiale, alors que l’Italie se relevait douloureusement des années de fascisme. Toutefois, en 1956, il s’oppose à la doctrine soviétique, notamment au moment des massacres en Hongrie, revendiquant sa propre vision du socialisme. Il reste à la tête du parti communiste italien jusqu’à sa mort en 1964, un événement notable de l’histoire italienne qui a influencé de nombreux intellectuels. Ninetto et Totò n’arrêtent leur course insensée que lorsque l’étreinte fatale se saisit des miséreux ou des justes.
Des oiseaux, petits et gros se construit alors comme une mise en exergue de l’absurdité d’un régime capitaliste, sous la forme d’une comédie qui bien souvent dépasse les limites du bon goût. Outre quelques blagues ouvertement graveleuses, quelques séquences proches de Benny Hill dans leur rendu accusent le poids des années. Il n’en reste pas moins que le fond interprétatif de certaines scènes se révèle aussi brillant d’intelligence que froidement réaliste. Le film dénonce ainsi l’hypocrisie de Ninetto et Totò, prompts à réclamer inhumainement leur dû à une famille vivant dans une misère totale, alors qu’ils sont eux-mêmes sous la coupe d’un usurier qu’ils sont contraints de supplier. Les deux protagonistes sont des maillons d’une chaîne qui entrave l’épanouissement personnel et la noblesse du cœur. De la même façon, la propriété est montrée comme la première source de discorde, voire de guerre. La séquence est certes un peu grossière, mais lorsque Ninetto et Totò déclenchent la colère d’une famille de paysans pour avoir simplement satisfait un besoin naturel dans leur champs, au point que l’empoignade ne dégénère en coup de feu, Pier Paolo Pasolini, marxiste déclaré, souligne que posséder sans partage invite au chaos. Ironiquement, le réalisateur fait même citer le philosophe et économiste allemand de la bouche de Saint François d’Assise, accentuant la porosité entre les idéologies.
Des oiseaux, petits et gros s’inscrit également dans une réflexion plus large sur l’Italie, et tout spécialement sa place sur l’échiquier international. Le film invite à l’écran plusieurs mentions de villes lointaines de Rome, à l’instar de Istanbul, La Havane ou Las Vegas, assimilant ainsi le parcours de Ninetto et Totò à une balade allégorique autour du globe. La plupart des sketchs qui composent le long-métrage peuvent être perçus comme des références explicites à des puissances étrangères, envers lesquelles l’Italie est soit dominante, soit soumise. Ainsi, la famille précaire que rançonnent les deux protagonistes est assimilée à la Chine au centre de l’actualité à l’époque, à travers la musique, le costume, et la mention explicite du pays de la bouche de la mère au foyer. Ici, l’auteur condamne l’attitude de ses héros, en faisant dire au corbeau garant d’une certaine sagesse qu’il faut se garder de toute ostracisation, car les victimes d’aujourd’hui peuvent être les bourreaux de demain. Pier Paolo Pasolini accentue cette idée d’un long regard face caméra venu d’un des pensionnaires du foyer, transformant le cinéaste en curieux prophète du réveil asiatique à venir. À l’inverse, les usuriers de Ninetto et Totò semblent faire écho aux autres forces européennes, plus industrialisées que l’Italie et soi-disant modèles de la modernité du continent. La musique est une fois de plus un indice notable, tout comme le décor baroque. La population transalpine vit sous le desiderata de ses voisins frontaliers. Les évocations des USA et de l’Afrique sont plus subtiles, mais bien présentes. Pour les uns, c’est l’apparition d’une Cadillac adjointe à des professionnels du divertissement qui semble alimenter la métaphore; pour les autres, c’est la présence d’enfants à la peau noire, en arrière-plan et vivant dans un cadre précaire alors que les deux protagonistes prennent le bus et délaissent la pauvreté derrière eux, qui parachève ce portrait du monde.
Pris en tant que comédie, Des oiseaux, petits et gros montre certaines limites, mais sa richesse de fond impressionne et hypnotise indubitablement.
Des oiseaux, petits et gros est disponible dans le coffret collector limité Pasolini 100 ans, disponible chez Carlotta Films, reprenant 9 films du cinéaste, avec en bonus:
- 2 documentaires : “Cinéastes, de notre temps : Pasolini l’enragé” et “Médée Passion : Souvenirs d’un tournage”
- 4 documents ou analyses et 7 entretiens
- des scènes coupées de “Des oiseaux, petits et gros” et “Médée”
- 7 bandes-annonces originales
- 2 bandes-annonces “Pasolini 100 ans !”
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