2020
de: Alan Yang
avec: Tzi Ma, Christine Ko, Hong-Chi Lee
Il existe un concept particulièrement difficile à faire comprendre à ceux qui n’ont pas eu à le vivre: le déracinement culturel. Comment expliquer à quelqu’un dont le lieu de naissance lui offre un confort idéal qu’ailleurs la misère ou la violence peut forcer à l’exil? Mais surtout, de quelle manière faire assimiler à son interlocuteur que bien que l’on soit résident d’un nouveau pays, et qu’on en épouse la culture, il reste chez chaque migrant un amour pour la terre qu’il a quittée? Se lancer dans ce débat, c’est souvent se confronter à des réponses froides et cinglantes, comme si traverser une frontière impliquait de laisser derrière soit une part de sa personnalité. Grâce à “Tigertail” et sa subtilité, disponible sur Netflix, tentons une approche de ce sujet épineux.
Ce film, c’est l’histoire de Ping-Jui (Tzi Ma), un taïwanais venu trouver une vie meilleure aux États-Unis et qui désormais âgé, se remémore son parcours et son exil. Un film fait de multiples flashbacks: une structure narrative particulièrement connue, à la manière de “Citizen Kane”, mais exécutée ici de main de maître par le cinéaste Alan Yang.
Dès les premiers instants, l’amour du réalisateur pour l’Asie transpire dans chacun de ses plans qui restitue le Taïwan de l’époque. Des décors soignés, des costumes chatoyants, et une musique qui vient ponctuer chaque scène, telle une virgule auditive: pour peu, on se croirait dans “In the Mood for Love” de Wong Kar-Wai. On y retrouve la même sensation d’authenticité, pour accompagner un propos subtil, presque évanescent.
Des séquences du passé qui s’opposent complètement au présent du récit, alors que Ping-Jui, devenu vieux, apparaît froid et renfermé, lui qui pourtant pétillait de vie en tant que jeune adulte légèrement rebelle, écumant les bars. Pour comprendre ce changement de personnalité total, il faut se laisser prendre par le film qui délicatement, avec retenue et justesse, va nous transporter.
Le dilemme de notre héros, c’est le choix déchirant entre deux amours. L’un passionnel qu’il éprouve pour Yuan mais qui le condamnerait à rester dans son pays, alors qu’il vit dans des conditions très précaires. L’autre option est un mariage de raison, de pragmatisme, sans sentiment, avec Zhenzhen. Un choix qui lui permettrait de quitter l’Asie pour les USA, avec l’espoir d’accueillir sa mère une fois installé. C’est cette deuxième possibilité pour laquelle va opter Ping-Jui, malgré son amour profond pour Taïwan qui restera à jamais dans son coeur.
« Tea Time »
La fougue de la jeunesse fait naître en lui le fantasme du rêve américain des films hollywoodiens. Évidemment, une fois sur place tous ses espoirs s’envolent: un appartement à peine plus grand que celui qu’il occupait avec sa mère, des heures de travail comparables, et un mariage en pleine déroute. Avec énormement d’à-propos, Alan Wang va déconstruire le mythe de ce pays idéalisé. Toujours en équilibre, il réussit à critiquer sans détester: son personnage principal ne haït absolument pas sa nouvelle terre d’accueil, mais fait le deuil de ses espoirs. La froideur de ce personnage, une fois âgé, s’explique tout d’un coup.
Ping-Jui n’est pas dépourvu d’émotions, il a simplement choisi de les cacher derrière un masque de pudeur, qui rendra sa relation avec sa fille complexe. À travers les flashbacks, et grâce à l’interprétation somptueuse de Tzi Ma, on devine un homme au bord de l’explosion sentimentale, condamné à perpétuellement intérioriser. Un personnage qui pensait avoir fait le meilleur choix mais qui se rend finalement compte qu’il est passé à côté de sa vie.
La relation père/fille va devenir un nouvel axe de réflexion du film. Incapable de s’ouvrir émotionnellement, Ping Jui ne peut réconforter son enfant qui est devenu à son tour une jeune adulte en pleine rupture amoureuse. Alors que le contact semble de prime abord coupé, on devine une relation bien plus profonde par des attitudes, des gestes communs aux deux personnages. Alan Wang réussit le pari de restituer cette filiation par des moments de silence. Un véritable équilibre qui offre au film une dimension affective de plus.
Cette réflexion sur le temps qui passe, que l’on ne peut jamais rattraper et où chaque erreur se paye cash, Alan Yang ne l’impose pas, il la suggère. Avec des plans simples, sobres, toujours justes. Il n’appuie pas son propos, il le souligne. Sa science du montage et du découpage qui rythme son film donne à ce message un niveau de lecture supplémentaire. Comme si le destin de Ping-Jui était une enquête sentimentale, à la recherche de la vérité sur les émotions les plus profondément enfouies de son personnage.
Profondeur, émotions, justesse: tout dans “Tigertail” invite au voyage dans les méandres de la psyché d’un personnage complexe mais parfaitement construit. Une nostalgie et un amour profond pour la terre que ce protagoniste a quittée mais aussi, malgré les regrets, un attachement à sa terre d’accueil.