2019
de: Alejandro Landes
avec: Sofia Buenaventura, Julián Giraldo, Karen Quintero
Il y a des films dont le message est délivré de manière si abstraite que chacun peut y voir des choses différentes. L’exemple le plus communément admis est probablement le cinéma de David Lynch, dont on se fait sa propre petite explication à chaque nouveau long-métrage, toujours au moins légèrement différente de celle des autres spectateurs. Idem pour Tarkovski qui alimente toujours les débats des cinéphiles de l’extrême, 34 ans après sa mort. Nouvel exemple aujourd’hui avec “Monos”, de Alejandro Landes, et sa démonstration si difficile à saisir qu’elle en devient presque évanescente.
Au sommet d’une montagne en Amérique latine, un commando d’adolescents soldats a pour mission de surveiller un otage. Livrés à eux-mêmes, partagés entre les émotions dues à leur âge et les difficultés de leur condition de militaire, ils tentent désespérément de survivre.
Si l’interprétation de cette histoire est complexe, comme nous allons l’évoquer par la suite, on peut tout de même saluer un fait que personne ne viendra contrarier: le talent de réalisateur de Alejandro Landes. Peu importe ce que l’on pense du scénario, sur le plan technique la pellicule est impeccable. De ce sommet de montagne, qui émerge au-dessus des nuages tel un coin de paradis, jusque dans les tréfonds de la jungle où s’enfoncent par la suite les tristes héros du film, la proposition visuelle du cinéaste est parfaite.
Ajoutez à cela une véritable science du montage dans l’image mais aussi dans le son. Régulièrement, Alejandro Landes réussit à imposer des scènes étranges mais savamment calculées, qui dans leur découpage donnent à ces quelques instants des airs complètement hallucinatoires. Un style jamais vu ailleurs et qui affirme l’identité forte du film.
Mais avant d’aller plus loin dans cette critique, on se doit de prévenir les moins investis des spectateurs: le film est affreusement compliqué à saisir. Une bonne partie du cheminement se fait dans la tête du public, et il faut être particulièrement amateur du genre pour ne pas décrocher. Rien n’est affirmé, tout est étalé et c’est à nous de faire le tri, car pris uniquement au premier niveau de visionnage, le film pourrait sembler bancal. Nous-mêmes, pourtant grands amateurs de la branlette cérébrale, à plus d’un moment nous avons dû nous faire violence pour ne pas décrocher. Est-ce que le jeu en vaut la chandelle? Oui, indéniablement. Est-ce que l’oeuvre est simple à digérer? Non, tout aussi certainement.
Allons-y donc pour notre interprétation personnelle. En ce qui nous concerne, nous avons reçu “Monos” presque comme un “Coming-of-age movie”, ces films qui étalent les déboires d’adolescents jusqu’à les mener à l’âge adulte. À ceci près que le long-métrage n’est justement pas un cheminement vers la maturité, mais plutôt vers le chaos. Dans un contexte où ces enfants sont privés de plusieurs dogmes éducatifs essentiels, ils sont condamnés à une errance sans morale. Ce film, il faut l’aborder dans ce qu’il montre, mais aussi dans ce qu’il n’expose pas. Une fois la technique assimilée, c’est presque une émulation de “Sa majesté des mouches” que nous avons eu le sentiment de voir, tout particulièrement lorsque le film retranscrit le côté “petit tyran” de certains personnages.
« N’importe quoi l’armée française »
Pour appuyer ce sentiment, une accumulation de symboles forts. En premier lieu, la quasi-absence d’adulte. Seulement deux habitent réellement le récit: l’otage, et donc une vision sans compassion de ce personnage, mais également le chef de ce commando qui vient quelques rares fois contrôler la tenue de ses soldats. Ce chef, Alejandro Landes le représente par un acteur handicapé, de petite taille, et donc son ascendant sur les adolescents est contrarié visuellement. S’il semble les tenir en laisse, il n’en reste pas moins une vision encore différente de l’adulte, presque uniquement figure d’autorité dans son rapport aux enfants.
À représenter ainsi ceux qui de part leur âge devraient être des modèles, le cinéaste réussit à imposer une vraie réflexion autour des choses essentielles pour permettre à un enfant de grandir: en ne montrant que de la sévérité envers ces jeunes adolescents, on les condamne à être tout aussi détestables que leurs aïeux les plus barbares. Le bâton ne suffit pas à les faire grandir, et en les privant d’amour, ils en deviennent presque déviants. Dans la façon dont on les prive même d’identité, en leur imposant des surnoms, on ne fait d’eux que de vulgaires “chiens de Pavlov”, qui n’ont à terme même plus besoin de figure sévère pour s’appliquer à eux-mêmes des châtiments terribles. Sans amour, et sans même de compas moral, leurs démonstrations affectives deviennent malsaines.
Dans cette histoire de plus en plus cruelle, il nous est également régulièrement apparu des symboles attestant d’une véritable descente aux enfers. Quand au début du film, le commandant, celui qui est presque un dieu pour ces adolescents, leur confie une vache pour son lait, nous n’avions pas réellement prêté attention sur le moment. Mais quand par accident l’un d’eux abat la vache, puis qu’ensemble ils découpent la viande, “Monos” commence à prendre des airs presque bibliques: une fois goûté le fruit défendu, ces enfants se retrouvent dans des situations de plus en plus terribles, jusqu’à être condamnés à délaisser le sommet paradisiaque de la montagne, tel un jardin d’Eden, pour s’enfoncer dans une jungle des plus menaçantes. C’est toute une réflexion sur l’envie et le partage qu’amène Alejandro Landes, mais un propos très compliqué à assimiler. Sans réelle éducation chez ces personnages, ces notions sont contrariées par une absence de conscience, et en conséquence des concepts de vie, de mort et de souffrance totalement biaisés.
Même pour nous, “Monos” a semblé lourd et compliqué à digérer. L’image des enfants soldats est forte, mais s’en tenir uniquement à cela serait complètement rater le fond de ce conte philosophique macabre. Aller plus loin dans la réflexion doit être le cheminement de chacun, mais il est indéniable que ce tortueux sentier est particulièrement complexe à emprunter.