La valse des pantins

(The King of Comedy)

1982

Réalisé par: Martin Scorsese

Avec: Robert De NiroJerry LewisDiahnne Abbott

En 1982 débarquait sur les écrans de cinéma “La valse des pantins” du grand Martin Scorsese, une œuvre acide et sans concession qui démontait la société de l’image. À travers la trajectoire de Rupert Pupkin (Robert De Niro), un homme solitaire persuadé d’être un comique en devenir, cette obsession le poussant à harceler le présentateur de télévision Jerry Langford (Jerry Lewis), le cinéaste américain légendaire tirait à boulets rouges sur le culte de la personnalité de son époque dans l’un de ses films les plus marquants. Plus de 30 ans plus tard, rien n’a changé et c’est presque avec une forme d’effroi qu’on constate que “La valse des pantins” reste terriblement actuel. Preuve glaçante, la façon dont “Joker” de Todd Phillips est venu encore récemment piocher ouvertement dans l’œuvre de Scorsese pour alimenter les origines d’un personnage pourtant célébrissime. Il est donc apparu naturel pour vos Réfracteurs de replonger aujourd’hui dans ce qui fait la grandeur, la pertinence, mais aussi le vice d’un film qui aura passé les 39 dernières années à se bonifier pour devenir mythique.

Comme souvent avec Scorsese, c’est d’abord le message qui adresse un uppercut au spectateur. Le réalisateur s’est tellement rendu maître de la narration, et ce dès son plus jeune âge, que c’est toujours de façon très digeste qu’on accueille sa proposition. Au premier degré, “La valse des pantins” apparaît comme un traité à charge sur le star system de son époque et l’illusion du mérite. Le talent ne suffit clairement pas dans l’œuvre qui nous intéresse et Scorsese expose l’entre-soi qui règne sous les feux de la rampe. On pourrait voir dans le long-métrage le monde du cinéma qui critique celui de la télévision mais le cinéaste semble rapidement se focaliser sur l’humain pour délivrer une thèse plus universelle: la passion de Rupert ne le mène nulle part alors que la désinvolture et le mépris de Jerry le maintiennent au sommet. “La valse des pantins” est un film sur l’obsession, la folie des grandeurs dangereuse, mais aussi sur l’injustice de notre société qui entretient l’image d’une célébrité accessible alors qu’elle est réservée à une caste restreinte.

Le message exposé, il convient de s’attarder sur les artifices qui permettent à Scorsese de le délivrer. “La valse des pantins” apparaît comme l’un de ses films où le décor est le plus travaillé. Le long métrage oscille en permanence entre le béton des rues et le plastique des bureaux et des habitations. Il plane sur l’œuvre un sentiment artificiel qui sied parfaitement au sous-texte ambiant. Une façon d’élaborer l’image qui permet également à Scorsese d’affirmer un sens des lignes diablement séduisant. Il y a quelque chose de jouissif à voir ce cinéaste jouer de ses visuels pour offrir une direction artistique différente de ses standards, rappelant par moment “Orange mécanique” ou certains Giallo venus de nos voisins transalpins. Une science de l’esthétique qui va être catalysée dans une scène devenue culte où Rupert s’adresse à la photographie géante d’un public hilare dont les visages en plein rire apparaissent presque déformés de douleur.

« Public facile. »

Scorsese va également choisir de créer de la confusion volontaire dans plusieurs strates de sa mise en scène. En mélangeant par exemple réalité du récit, scènes de fantasme de Rupert Pupkin ou séquences de télévision, le cinéaste désarçonne le spectateur, le force à questionner son rapport à l’image et ce qu’il en déduit comme faits et comme trucages. À une époque où la télévision voudrait s’ériger en miroir de la réalité, Scorsese invite le spectateur à constater tout le côté factice d’un médium qui se cherche encore. Jamais un écran ne reflète parfaitement notre monde et ce message n’a rien perdu en pertinence depuis 30 ans, bien au contraire.

Confusion également dans la grammaire cinématographique qu’utilise le réalisateur et qui va venir piocher dans des registres totalement opposés. La structure de base de l’histoire s’apparente à un drame, cela on ne peut pas le contester, et c’est le fil conducteur du film. Pourtant, régulièrement, on propose des séquences presque humoristiques et potaches: Rupert déambule dans des couloirs poursuivi par la sécurité et on se remémore les visuels des cartoons, le héros s’emmêle les pinceaux dans des cartons censés dicter à Jerry ce qu’il doit dire au téléphone et on contient un rire, tout le monde se trompe sur le nom du personnage principal et c’est un comique de répétition qui s’installe. Si “La valse des pantins” est aussi subtil à saisir, c’est parce que Scorsese va également insuffler des élans plus horrifiques à sa pellicule: difficile de ne pas voir dans la relation entre Rupert et sa mère, toujours invisible à l’écran, le même rapport de force qu’entre Norman Bates et sa génitrice dans “Psychose”.

Mélange des sentiments une fois de plus dans la construction du personnage de Rupert. Derrière son aspect de loser pathétique, un véritable attachement affectif se tisse entre les spectateurs et le triste héros. Concrètement, Rupert est un pervers obsessionnel dangereux, mais de la pitié s’installe pour cet homme juste un peu trop naïf pour son propre bien. C’est le monde autour de lui qui semble agressif, davantage que Rupert lui-même. Un rôle dans lequel Robert De Niro excelle totalement. Travail d’attitude et de phrasé métamorphosent l’acteur qui révèle une nouvelle facette de son talent. Alors certes, sa performance éclipse un peu celle d’un Jerry Lewis pourtant intéressant à contre emploi, mais le long métrage est pensé ainsi, il gravite autour de Rupert et de son monde semi-imaginaire.

Une nouvelle occasion pour Scorsese de s’attarder sur un New York de la rue. Rupert est proche des héros de “Taxi Driver”, sorti quelques années auparavant, et de “After Hours” qui viendra un peu plus tard. Le cinéaste construit ses destins dans le caniveau, dans l’odeur de la pisse et des égouts, pour capturer les humains broyés par la métropole et les oppose aux habitants puissants et bien moins attachants des hauts buildings. C’est l’époque engagée de Martin Scorsese et on peut presque voir dans “La valse des pantins” des saillies anarchistes.

Il n’est pas le plus régulièrement nommé et pourtant: “La valse des pantins” est un Scorsese fascinant qui hypnotise et qui porte une charge politique et sociétale très marquée.

Nicolas Marquis

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