(Cluny Brown)
1946
de: Ernst Lubitsch
avec: Charles Boyer, Jennifer Jones, Peter Lawford
Notre problématique du jour : l’humour au cinéma a-t-il une date de péremption ? Ce qui faisait s’esclaffer nos aïeux est-il toujours efficace aujourd’hui ? Certains exemples semblent évidents : Charlie Chaplin et Buster Keaton par exemple fonctionnent toujours, car leurs œuvres reposent sur des gags purement visuels. Mais qu’en est-il des débuts du cinéma parlant, lorsque le rire reposait sur ses dialogues ? Tentons de répondre en réfractant “La folle ingénue”.
Un film qui nous raconte les aventures de Cluny Brown, une jeune femme au caractère fantasque qui devient domestique dans une maison anglaise respectable en 1938. Son périple va être mis en parallèle avec celui de Adam Belinski, un professeur tchèque qui a fui son pays par peur des nazis et qui trouve refuge dans cette même demeure. Son attitude farfelue, lui aussi, va donner lieu à une série de quiproquos et de péripéties en tout genre.
Premier constat, “La folle ingénue” met en scène ses personnages dans des installations très théâtrales : on peut aisément découper le film en plusieurs actes, avec, pour chacun d’eux, une certaine forme d’unité de lieu. Pour réaliser tout cela, on retrouve Ernst Lubitsch l’un des maîtres de la comédie de l’époque.
Avec les moyens de l’époque, forcément plus limités qu’aujourd’hui, le cinéaste va tout de même réussir à faire étalage d’un talent encore efficace aujourd’hui. On pense tout particulièrement aux scènes avec un rythme soutenu des excellents dialogues. Ernst Lubitsch va accompagner ces échanges vocaux en centrant à chaque fois la caméra sur celui qui a la parole, sans coupure : une impression de confusion totalement voulue qui appuie le côté rocambolesque du film. D’une manière générale, sa mise en scène est très fluide, avec relativement peu de fioritures.
« Ça devient n’importe quoi les plombiers avec le confinement »
Mais ce qui a le plus interpellé Les Réfracteur, c’est la façon dont le réalisateur réussit, à travers le rire, à dénoncer tout le système de classes sociales de l’époque. Malgré l’aspect légèrement vaudeville du film, il impose presque le personnage de Cluny Brown comme une féministe. De part son caractère léger, elle est éprise de liberté: c’est particulièrement bien vu, car cette place de la femme ne se fait pas à grand coup de scènes trop explicites. Cluny Brown est par nature hors de ce schéma qu’adopte ses contemporains. “Tu ne connais pas ta place !” lui martèle son oncle, alors que c’est en fait la société de l’époque qui ne sait pas comment intégrer cette femme différente.
Dans cette démarche de dénonciation des conventions de l’époque, le cinéaste va évidemment s’attaquer aux gens aisés : leurs occupations futiles en opposition aux problèmes de ceux moins fortunés, ou encore leurs caractères pompeux à l’instar du personnage de pharmacien qui s’éprend de Cluny. Mais sa satire, Ernst Lubitsch va lui donner une autre ampleur lorsque le film se centre sur le fantastique personnage du professeur Belinsky. Lui qui a (tout du moins il semble) fuit le nazisme qui contamine l’Europe, est logé par cette fameuse famille. Bien à l’abri en Angleterre, qui en 1938 est épargnée des troubles du reste du continent, ceux qui le logent vont se sentir grandis, de véritables résistants, simplement parce qu’ils lui fournissent un abri. C’est subtil, et il faut l’interpréter, mais cette critique de la “fausse rébellion” pèse sur tout le film.
Une savoureuse pique lancée aux gens aisés donc, mais pas seulement. Le cinéaste va aussi mettre en évidence l’attitude parfois servile des gens plus pauvres. Les domestiques de la maison sont tous autoritaires, jouissant du petit pouvoir qu’ils ont sur Cluny, du fait de leur expérience. Propres sur eux et obéissants, Ernst Lubitsch tend à démontrer que leur caractère, ils se l’imposent eux-mêmes. Subtil et risqué, mais exécuté avec maestria, cette critique supplémentaire restitue une forme de satire plus complète de la société de l’époque.
Pour répondre à la question que nous évoquions en introduction : oui, le rire vieilli au fil du temps. Mais lorsque qu’il sert une cause noble il ne disparaît pas, il revêt simplement un aspect différent tout en restant pertinent.