1963
réalisé par: Jacques Demy
avec: Jeanne Moreau, Claude Mann, Paul Guers
La quête du bonheur est un chemin accidenté. Ce sentiment de plénitude qui se construit au fil de l’existence laisse de côté des âmes errantes qui préfèrent se rabattre sur des plaisirs factices. Des joies préfabriquées que notre société offre faussement, pour mieux en tirer profit. Pour qui a déjà franchi les portes d’un casino, cette ivresse hypocrite apparaît évidente. Tous êtres raisonnables que nous sommes, et peu importe les promesses mensongères qu’on se fait à soi-même avant de s’asseoir à la table de jeu, la passion l’emporte souvent sur la raison. N’en est-il pas de même avec l’amour? Comme à la roulette, ne parle-t-on pas de “bon numéro” pour caractériser le partenaire idéal? Si la vie est un jeu de hasard, comment ne pas excuser ceux qui broyés par les aléas du destin préfèrent se réfugier dans l’extase pure du jeu d’argent.
Ces hommes et ces femmes terriblement ordinaires, c’est à cette catégorie qu’appartiennent les protagonistes de notre film du jour. Jackie (Jeanne Moreau) et Jean (Claude Mann) sont des solitaires: l’une écume les tables de jeu depuis longtemps, y bazardant toutes ses économies et une partie de sa vie affective, l’autre débute, aveuglé par cette joie simple qui compense son existence monotone. Ces deux personnages vont se rencontrer, se lier, s’aimer, se chamailler, se percuter sous la lumière criarde des casinos.
Dès l’entame, le réalisateur Jacques Demy va affirmer un style: alors que Jeanne Moreau marche sur le bord de mer, la caméra va progressivement reculer et balayer à vive allure cette fameuse “baie des anges”. Plus qu’un artifice, c’est un manifeste. Pendant toute l’oeuvre, le cinéaste va imposer des prises de vue fluides, glissantes, des plans qui s’attardent sur nos tristes héros et suivent pas à pas leurs errances, sans trop de coupe dans le montage pour rester à une échelle intime et immersive.
Cette ouverture, c’est aussi l’occasion de nous offrir une première fois le thème musical du film composé par l’extraordinaire Michel Legrand. Les mélodies de “La baie des anges” ne sont pas de simples accompagnements, ce sont des outils de narration pointus. Lorsque le long-métrage a besoin d’ampleur, on savoure des orchestrations magistrales jouées par un orchestre complet. À l’inverse, lorsque c’est l’intimité que Jacques Demy entend appuyer, Michel Legrand nous offre une variation bien plus subtile de cette splendide musique, jouée par un simple instrument à corde. Demy affirme et Legrand nuance: un délicieux cocktail.
« Pas très discret »
Quoi de mieux pour offrir à un duo d’acteur complètement habité un cadre idéal pour s’exprimer. Nos héros sont des êtres affreusement ordinaires qui se réfugient dans le jeu pour pimenter leur existence. Deux laissés pour compte: l’une devrait être une épouse et une mère dévouée, l’autre un employé de banque appliqué et un fils docile, et pourtant tous deux fuient cette destinée monotone.
Si la performance de comédien est si saisissante, c’est sans doute grâce aux dialogues à l’écriture aussi précise que naturelle. C’est une évidence quand on parle de Jacques Demy, lui qui s’est distingué notamment par ses comédies musicales, mais ici, ce sont des tirades presque mélodieuses qu’on déguste. Les deux protagonistes principaux s’aiment autant qu’ils se querellent et chaque échange est l’occasion d’accentuer un peu plus cette science du verbe.
La charpente est donc solide techniquement et le sujet de l’oeuvre ne s’en ressent que mieux. Avec beaucoup d’empathie, Jacques Demy va à la fois critiquer ces plaisirs factices sans condamner ceux qui y succombent. En proposant des héros auxquels on peut aisément s’identifier, il force le pardon. Leur soif du jeu (bien plus que celle de l’argent) s’assimile, on épouse en même temps qu’eux ce frisson ressenti à chaque tour de roulette. Ce sentiment, on l’a tous éprouvé au moins une fois dans sa vie, cette envie de refuge lorsque le destin nous met dans l’impasse.
Cette réflexion sur l’addiction, Jeanne Moreau va totalement la porter et de manière très symbolique. Le jeu bien sûr, mais aussi le tabac, que l’actrice fume pendant tout le film, ou encore l’alcool dont elle semble éprise. Des artifices subtils qui permettent de voir ce personnage comme une véritable métaphore. La romance qu’elle noue avec Claude Mann, nouveau venu dans l’enfer des casinos, ne s’en ressent que plus intensément et donne un nouveau niveau de lecture au film.
Intelligemment, le long-métrage va jouer des gains et des pertes sur les tapis de jeu avec malice. Ne dit-on pas un peu facilement “heureux au jeu, malheureux en amour”? Et bien ce proverbe un peu idiot, Jacques Demy va lui donner une dimension supplémentaire en imposant ce dogme à son film. Nos amoureux se disputent alors qu’ils amassent l’argent, et à l’inverse, ils s’aiment lorsque la chance les fuit. Avec ce procédé, non seulement le cinéaste critique les joies factices de notre société, mais il donne également une définition pertinente de l’amour.
Dans un mariage de talent absolu, “La baie des anges” ne force rien et laisse aller avec beaucoup de naturel son propos simple mais aux multiples facettes.