(Appunti per un’Orestiade africana)
1975
Réalisé par : Pier Paolo Pasolini
Avec : Pier Paolo Pasolini, Gato Barbieri, Donald F. Moye
Film fourni par Carlotta Films
En perpétuelle recherche d’une dimension supplémentaire dans l’approche du septième art, Pier Paolo Pasolini a été le premier commentateur, analyste et critique de ses propres œuvres, tout au long de sa carrière. Transcendant les limites du grand écran, le réalisateur prolonge notamment l’expérience de ses films à travers ses écrits. Ainsi, dès leur sortie, Œdipe roi et Médée sont tous deux accompagnés de livres signés de la main du metteur en scène, dans lesquels il éclaircit partiellement la nébulosité de ses scénarios, et où il se livre à l’exercice de la confession intime de ses obsessions. Les Appunti, ou Carnet de notes en français, représentent une autre approche du cinéma, et de la déconstruction de ses artifices qu’affectionne le metteur en scène. Cette fois caméra au poing, Pier Paolo Pasolini parcourt des contrées lointaines de son Italie natale, dans une mise en image presque documentaire de repérages pour des films qui ne verront jamais le jour. Décrivant de sa propre voix le déroulé du long métrage hypothétique qu’il imagine, et captant des instantanés des pays dans lesquels il voyage, le réalisateur pose son regard sur le monde. Deux œuvres naissent ainsi : Notes pour un film en Inde en 1968, et Carnet de notes pour une Orestie africaine en 1975. Le deuxième de ces projets conceptuels sort l’année du décès tragique du cinéaste, et constitue son avant-dernier film.
À travers l’Ouganda et la Tanzanie, Pier Paolo Pasolini y part en quête de visages, de décors et d’une atmosphère propices à la transposition de l’Orestie d’Eschyle dans l’Afrique moderne. Déroulant oralement le fil narratif de la tragédie qui relate le matricide vengeur d’Oreste qui a conduit à l’instauration du premier tribunal civil à Athène, le réalisateur fait exister son ambition le temps d’une captation évanescente, pensant pouvoir tisser un parallèle entre la décolonisation du continent africaine et l’essor de la démocratie dans l’Antiquité. Néanmoins, le cinéaste se met également en danger, confrontant son projet potentiel à l’opinion d’étudiants locaux critiques et porteurs de nuances indispensables.
Carnet de notes pour une Orestie africaine permet au spectateur de plonger dans la psyché d’un auteur sans cesse assailli par des dizaines de concepts et de métaphores visuelles. En quittant son champ fictionnel habituel, Pier Paolo Pasolini laisse entrevoir ce qu’il qualifiait de “Magma créatif”, cet espace de son imaginaire où se rencontrent et se télescopent les idées pour aboutir à l’expression la plus pure possible de son message cinématographique. En constante recherche de la forme idéale pour transposer l’Orestie, le cinéaste affirme, doute, renonce puis se réinvente à chaque minute. Sur les terres ougandaises et tanzaniennes, il erre en quête de visages et de décors propices à la tragédie, mais s’interroge sans cesse. Certaines envolées verbales laissent bien transparaître le sentiment que le cinéaste à une idée précise de la ligne directrice qu’il veut adopter, mais le retour perpétuel de la forme interrogative laisse une grande place au questionnement dans ce périple aussi bien artistique que géographique. L’histoire s’impose au metteur en scène autant qu’il l’élabore. Pier Paolo Pasolini est même prêt à tout démolir pour reconstruire. À la moitié de son odyssée, il change radicalement d’approche pour envisager une Orestie chantée, ponctuée par des morceaux de Free Jazz tranchant radicalement avec la culture locale pour inviter l’Occident. Carnet de notes pour une Orestie africaine est une fenêtre ouverte sur l’âme d’un artiste d’une complexité démesurée.
Le film se détache néanmoins des documentaires ordinaires en offrant une emprise volontairement exacerbée à l’Orestie imaginée. Le réalisateur ne se montre presque jamais à l’écran, ou simplement à travers le reflet d’une vitre. À l’inverse, il n’hésite pas à proposer de vastes séquences complètement mises en scène, qui selon ses propres mots pourraient s’installer parfaitement dans le long métrage fantasmé. Au spectateur peu connaisseur de Pier Paolo Pasolini, il est permit de croire que Carnet de notes pour une Orestie africaine est une ébauche préparatoire, mais le cinéaste est en réalité parfaitement conscient que son long métrage ne verra jamais le jour, comme c’était déjà le cas avec Notes pour un film en Inde. L’Orestie africaine n’a pas besoin d’être réalisée, puisque toutes ses idées, symboles, thèses et contradictions sont déjà présents dans ce documentaire qui se présente davantage comme un essai expérimental, un objet artistique hybride entre la réalité et la fiction. En 1975, Pier Paolo Pasolini est dans une période de sa carrière où il revendique son droit à l’inachevé et à la forme succincte des notes, au cinéma comme en littérature. Le réalisateur ne veut pas imposer l’Orestie africaine, il veut l’incorporer dans une réflexion sur elle-même et sur sa pertinence.
Car à l’évidence, le metteur en scène doute du bien fondé d’une transposition africaine de la tragédie grecque. Il ne prétend pas être sûr de son savoir sur les sociétés ougandaises et tanzaniennes, et adopte un rôle de profane humble loin de son pays. Pier Paolo Pasolini ne sait pas si la symbolique d’ouverture à la démocratie de l’Orestie est applicable à ces deux pays qu’il connaît peu, et il ne cesse de nuancer ses idées, faisant du doute légitime une constante du film et justifiant ainsi sa forme narrative expérimentale. Il est évidemment au fait de la décolonisation récente des États d’Afrique subsaharienne et de l’indépendance enfin acquise, mais il lui apparaît idéologiquement problématique de laisser penser que l’occident est un modèle pour ces nouveaux pays et que son héritage est un bénéfice absolu. Carnet de notes pour une Orestie africaine fait d’ailleurs peser le fantôme de la Guerre froide sur l’Ouganda et la Tanzanie : les idéologie s’opposent jusque sur ces terres, et avec une pointe de cynisme le réalisateur montre la bibliothèque d’une université, financée par la Chine et pourtant remplie d’ouvrages américains.
Fidèle à ses thématiques chères, le réalisateur confronte d’ailleurs la modernité qui gagne les deux pays africains, et la ruralité encore très présente. La perte de la sacralité des traditions ancestrales est perçue comme un péril, et la marche inéluctable du temps coupe une partie de ougandais et des tanzaniens de leurs racines, faisant d’eux des êtres désormais privés des repères de leurs ancêtres et de la majesté de la nature. En perpétuelle recherche de la faune et de la flore, Carnet de notes pour une Orestie africaine tente de préserver cette âme sauvage par le biais de la caméra. Pier Paolo Pasolini envisage ainsi de remplacer les Euménides de l’Orestie, ces divinités qui influencent le destin d’Oreste, par de simples arbres ou par une lionne blessée, convoquant ainsi une image de souffrance affirmée. À l’évidence, la démocratie est un bienfait certain, mais l’expansion irraisonnée des grandes villes menace un esprit mystique qu’il convient de préserver. De plus, la délimitation entre ère moderne et archaïque est illustrée par le sang : le cinéaste incorpore des images d’archives militaires à Carnet de notes pour une Orestie africaine, faisant étalage de soldats effroyablement jeunes et de véritables charniers, dans des séquences difficilement soutenables.
Malgré toutes les idées intéressantes qui habitent Pier Paolo Pasolini, et sa connaissance approfondie de l’Orestie qu’il a lui-même traduit en italien, le cinéaste fait le choix de démolir son propre regard, en le confrontant au point de vue et à la parole de jeune étudiants ougandais et tanzaniens. Conscient que son opinion n’est jamais plus que celle d’un occidental sur des contrées qu’il ne connaît que trop peu, le réalisateur invite salutairement les locaux à s’exprimer. Seul face à eux, tentant de défendre son projet, il se heurte aux reproches légitimes d’une population plus mesurée. Ainsi, les jeunes hommes confrontent le metteur en scène à sa vision fantasmée de leurs pays, alors que Pier Paolo Pasolini ne cesse de résumer leurs nations à “l’Afrique”. Pour eux, le continent est naturellement porteur d’une multitude de cultures différentes, et le simple fait que l’artiste fasse cette erreur de vocabulaire démontre que son entreprise est entachée d’un regard biaisé. Le réalisateur aurait très bien pu couper cette séquence de Carnet de notes pour une Orestie africaine, mais il a tenu à conserver ce contrepoint essentiel, à offrir une voix à ceux qu’il filme. Comme Oreste face au premier tribunal civil, Pier Paolo Pasolini est jugé avec impartialité par les hommes.
Plongée précieuse dans l’imaginaire de Pier Paolo Pasolini, Carnet de notes pour une Orestie africaine est une fenêtre ouverte sur l’esprit d’un intellectuel fascinant.
Carnet de notes pour une Orestie africaine est disponible dans le coffret collector limité Pasolini 100 ans, disponible chez Carlotta Films, reprenant 9 films du cinéaste, avec en bonus:
- 2 documentaires : “Cinéastes, de notre temps : Pasolini l’enragé” et “Médée Passion : Souvenirs d’un tournage”
- 4 documents ou analyses et 7 entretiens
- des scènes coupées de “Des oiseaux, petits et gros” et “Médée”
- 7 bandes-annonces originales
- 2 bandes-annonces “Pasolini 100 ans !”