1968
Réalisé par: Sidney Lumet
Avec: George Segal, Jack Warden, Joseph Wiseman
Film vu par nos propres moyens
En 1968, Sidney Lumet fête ses 44 ans et arrive à un carrefour de sa vie. Comme beaucoup d’hommes de cet âge, le doute s’empare de lui: alors que davantage de temps s’est probablement écoulé pour lui sur terre qu’il ne lui en reste, qu’a-t-il accompli ? Qu’est devenu le jeune gamin des quartiers populaires de New York ? Quelle trace durable a-t-il laissé dans ce monde ? Sans spéculer sur une éventuelle crise de la quarantaine douloureuse pour le cinéaste, il apparaît évident à la vue de Bye Bye Braverman que ces interrogation font partie intégrante de l’artiste à ce moment de son existence. En s’emparant du livre To an Early Grave de Wallace Markfield, dont l’adaptation scénaristique est confiée à Herbert Sargent, Sidney Lumet trouve probablement écho à ses questionnements et à ses racines juives, et jouit d’un exutoire filmique approprié à l’homme qu’il est alors. Il était toutefois écrit que le réalisateur ne ferait rien comme tout le monde: Bye Bye Braverman est une pure comédie, bien que douce-amère, la première du metteur en scène.
Et si la mort nous attendait dès demain ? C’est le point de départ du long métrage qui nous propose de suivre le destin de 4 hommes d’origine juive, dans la quarantaine justement, confrontés au décès inattendu d’un de leurs amis d’enfance. Si les péripéties de la vie normale les ont séparé, et orienté vers des chemins divers, les funérailles les rassemblent, pour un dernier au revoir à Braverman, le défunt. Mais leur périple n’est pas de tout repos, et la confusion, quant au lieu où se tiennent les obsèques, force nos compères à arpenter les rues de New York, de rencontres farfelues en situations ubuesques. Par un petit exercice de gymnastique cérébrale, il est aisé de se représenter Sidney Lumet en Braverman: après tout qui n’a jamais imaginer comment se dérouleraient ses propres obsèques, et qui y assisterait ?
Même si nous ne faisons qu’émettre des suppositions, le cinéaste dissimule quelques indices relativement explicites, certes parfois hérités du livre originel, mais tout de même présents. Il semble ainsi intéressant de constater que Bye Bye Braverman interroge par moment le monde de l’art, et ce avec une certaine acidité. L’un des quatre amis est un auteur médiocre et sans succès, le fils d’un autre veut poursuivre dans la voie artistique mais son père s’en lamente. Bye Bye Braverman enlève tout strass et paillettes au royaume du spectacle pour en offrir une vision proche de nous, très terre à terre. En réalité, rien ne glorifie les héros du film, ils ne sont extraordinaires dans aucun domaine et seraient même plutôt contestables dans leur choix: les enjeux du long métrage sont souvent triviaux, comme la recherche d’un endroit où manger, où un échange d’argent.
Un autre indice qui nous permet de rapprocher fortement le scénario du film du parcours de Sidney Lumet, c’est tout simplement la ville où l’action prend place: New York. De l’East Side à Brooklyn, Bye Bye Braverman est une ballade aux couleurs pétillantes, comme la rutilante voiture rouge que conduisent nos comparses, à travers les rues de la métropole américaine. Les longues séquences, trop longues, de déambulations motorisées ont au moins l’intérêt de nous faire ressentir le New York de Sidney Lumet. Celui qui l’a vu grandir, très rapidement en début de film, et celui qu’il est devenu, pendant plus d’1h30. Dans ces séquences, le cinéaste se montre très ambitieux, davantage que ce à quoi il nous avait habitués jusqu’à lors. Ainsi, il n’hésite pas à capturer certaines prises de vue en hélicoptère, pour une simple poignée de seconde. Bye Bye Braverman marque par ailleurs la dernière collaboration de Sidney Lumet avec l’un de ses plus fidèles partenaires, le directeur de la photographie Boris Kaufman, ici loin de sa maîtrise sur ses précédents films.
Ultime signe qui fait de Bye Bye Braverman un film mineur mais pas anodin dans la filmographie de Sidney Lumet: son ancrage profond dans les traditions et la culture juive. Il est ici toutefois permis de se demander si le ton adopté par le cinéaste est le bon. Son long métrage est une comédie, mais nuancée par le drame, et il apparaît parfois évident que l’équilibre entre les deux n’est pas atteint, voire un brin offensant. Si Sidney Lumet sauve la mise grâce à une certaine qualité d’interprétation et de direction d’acteur, notamment mené par son ami Jack Warden, l’humour n’est pas toujours du meilleur goût. Les blagues sur l’argent par exemple sont parfois franchement limites, même venant d’un homme de confession juive. Bye Bye Braverman se révèle bien plus intéressant dans une scène où un chauffeur de taxi lunaire donne sa définition de la religion: “Faire en sorte que l’autre se sente à l’aise”. Le spirituel est inscrit dans le quotidien.
Mais pas seulement ! Le rapport à la mémoire est aussi interrogé: les 4 amis ne sont pas particulièrement nostalgique de Braverman initialement, et rechignent même à se rendre aux obsèques. Se souvenir est une corvée pour eux, un labeur qui s’évanouit d’ailleurs aussi vite qu’il est né. Seul le plus rigoureux moralement de ses curieux copains n’envisage pas de s’y soustraire, et rappelle à l’ordre les autres, d’ailleurs prompts à glousser pendant la cérémonie. Maladroitement, Sidney Lumet pose le dilemme qui habite les juifs de l’époque: la guerre s’est achevée il y a 20 ans à peine, une broutille à l’échelle d’une vie, et se tourner vers le passé impose inexorablement une forme de douleur qu’on voudrait cacher. Dans la scène la plus iconique du film, George Segal déambule dans un cimetière, interpellant les pierres tombales. “Nous avons survécu à Hitler !” hurle-t-il.
C’est d’ailleurs ce protagoniste qui va endosser la casquette de rôle principal, celui qui ouvre et qui ferme la parenthèse. Peut être que là aussi, Sidney Lumet se reconnaît un peu en lui. Il est un doux rêveur, un pied dans la réalité, l’autre dans l’imaginaire. À intervalles réguliers, le film quitte le domaine du réel pour basculer dans une rêverie éveillée où George Segal s’imagine tour à tour policier annonçant sa propre mort à son épouse, graveur de pierre tombale, ou même rabbin offrant les derniers rites à Braverman. Ici, Sidney Lumet varie son jeu de focale, donnant plus de flou à son image: une grammaire connue mais efficace. Toutefois, lors d’une scène bien curieuse où ce personnage rentre dans un cercueil qu’il a lui-même peint, et probablement elle aussi allégorique, le cinéaste n’offre pas cette variation visuelle. À quarante ans, le personnage de George Segal est autant tourné vers la vie que vers la mort.
Le ton n’est pas juste dans Bye Bye Braverman qui en devient laborieux. Toutefois, au moment de s’adonner à l’exercice de la rétrospective, il apparaît évident que le film porte les angoisses de son réalisateur, qui ne sait pas qu’il lui reste encore de magnifiques pages à écrire.