(一代劍王)
1968
Réalisé par : Joseph Kuo
Avec : Tian Peng, Polly Shang-Kuan Ling-Feng, Chiang Nan
Film fourni par Carlotta Films
Héritage
La plume en main avant l’épée, le précoce Joseph Kuo émerge dans le bouillonnement artistique taïwanais des années 1950, avant même sa majorité. En 1952, l’auteur n’a que 17 ans et il livre déjà ses premiers écrits, empreints d’un romantisme affirmé qui marquera le début de sa carrière. Néanmoins, la littérature n’est qu’un tremplin pour le futur réalisateur qui se rêve membre émérite de l’industrie cinématographique asiatique. Cinq ans après son éclosion artistique, les portes des grands studios s’ouvrent à lui et durant plus de 10 ans, Joseph Kuo endosse la casquette de scénariste prolifique, fort de plus de 20 scripts. Il se fait spécialiste du film d’amour, alors en vogue dans son pays. Attiré par un nouveau mode d’expression, soucieux de mettre en image lui-même ses propres essais, il saisit l’opportunité de devenir réalisateur en 1967 et rencontre un succès fulgurant. Son style rempli d’émotions et ses personnages en quête de sentiments séduisent le public taiwanais.
Néanmoins, après seulement deux longs métrages mis en scène à son actif, Joseph Kuo se réinvente totalement. La mode du wuxia, les films de sabre chinois, est alors à son paroxysme et dans le sillage du génie King Hu, pléthore de cinéastes régalent les spectateurs des chorégraphies spectaculaires d’affrontements à la lisière de la réalité. Les belligérants rivalisent d’agilité et s’affranchissent des limites de la physique pour souffler une douce poésie dans la violence. Avec La Vengeance du dragon noir, son troisième film, Joseph Kuo emprunte la voie de la lame, conscient de l’aura du glorieux maître du genre, auquel il déclare encore aujourd’hui son amour.
“J’étais totalement influencé par King Hu, c’est le professeur que j’admirais le plus”
Joseph Kuo
Joseph Kuo se réclame ainsi de l’héritage de L’Hirondelle d’Or, et c’est de cette fascination que naissent les prémices de La Vengeance du dragon noir. Néanmoins, le cinéaste n’entend pas copier son modèle. Si son long métrage sort presque en même temps que Dragon Inn, autre classique du wuxia signé King Hu, et si les deux films partagent la présence à l’écran de l’actrice Polly Shang-Kuan Ling-Feng, Joseph Kuo tente d’insuffler une touche de romance, héritage de ses premières années de scénariste, dans un genre voué à péricliter face à une surabondance de productions. Par ailleurs, il reconnaît aussi volontiers l’importance de son affection pour les films de sabre japonais dans la conception de La Vengeance du dragon noir. Dans un style cinématographique exploré sous de multiples formes au cours des années 1960, l’auteur se démarque par la nuance de son propos. Il noircit légèrement les héros d’ordinaire vertueux et empathise les antagonistes, rendant ainsi sa dimension humaine à un genre aux frontières du fantastique.
La soif de revanche d’un seul homme anime pourtant son œuvre. Enfant témoin du meurtre de son père et du massacre de ses serviteurs, Tsai Ying-Jie (Tian Peng) jure de se faire justice et de pourfendre les cinq assassins responsables, afin de récupérer l’épée chasseuse d’âmes qui a été dérobée à son clan. À l’âge adulte, l’orphelin est devenu martialiste émérite et manie le sabre avec une dextérité hors du commun. S’initie alors un long périple sur le chemin de la vengeance, semé d’affrontements mais aussi de rencontres, qui complexifient la notion de justice propre à cette odyssée sanglante. Les cadavres s’accumulent, mais l’amour se découvre aussi sous les traits d’Hirondelle (Polly Shang-Kuan Ling-Feng), elle aussi héritière d’une paternité conflictuelle.
La revanche dans le sang
Érigée en base d’un châtiment aux accents karmiques, la blessure primale de l’enfance s’impose comme le socle de la construction personnelle de Tsai Ying-Jie. Mise en scène par l’intermédiaire d’une nuit américaine, la pénombre s’est jetée sur la citée du massacre familial, tout comme l’ombre s’est emparée du cœur d’un protagoniste qui n’est plus mue que par un désir de vengeance. Le corps devient alors prolongement de l’esprit et Joseph Kuo fait des envolées propres au wuxia l’ultime instrument d’une justice déviante. Son film se révèle être essentiellement composé de simples chorégraphies, néanmoins filmées lors de longs plans, comme si les estocs de Tsai Yin-Jie étaient aussi continues et linéaires que sa soif de rédemption, tel un élan naturel. Les rares séquences qui s’affranchissent de la pesanteur ou qui révèlent des réflexes hors du commun, pourtant l’apanage de ce genre cinématographique, semblent ainsi répondre à un besoin impérieux de revanche. Le héros est avant tout humain et en conséquence friable. La transgression de cette règle établie n’intervient que par fulgurances, témoignage d’un idéal qui dépasse la simple psyché du personnage principal. Les nombreux affrontements deviennent dès lors allégories d’un bien voué à être contrasté, contre un mal qui est lui aussi destiné à se défaire du manichéisme.
Le leg du sang et de la fureur est chevillé au corps de Tsai Yin-Jie, de manière implicite comme de manière explicite. Il a hérité de la colère et les plaquettes de bois où sont inscrits les noms de ses cibles s’entrechoquent régulièrement à l’écran, elle accompagnent chacun de ses pas du bruit de leur collision, elles lui sont attachées à la ceinture comme un boulet qu’il traîne invariablement. Ses ennemis ont fait l’erreur de lui laisser la vie et l’enfant est amené à remonter un arbre généalogique d’hémoglobine, jusqu’à son ancêtre assassiné, tout comme la caméra de Joseph Kuo remonte les traces de sang qui mène au cadavre du père, mort debout, en exemple de bravoure. Tsai Yin-Jie est défini par cette mission, son ire anime les coups secs et vifs qu’il assène aux bourreaux de son aïeul. La mort administrée est appelée à être rendue.
“Une mauvaise herbe reviendra si elle n’est pas déracinée”
Chou Fu
Néanmoins, le chemin des représailles est sans cesse assimilé à un sentier de la perdition morale dans La Vengeance du dragon noir. Celui qui emprunte la voie de la violence, même légitimée par la blessure de l’enfance, est amené à consumer sa spiritualité et à perdre ce qui fait de lui un être bon. Ainsi, le film s’installe quelques instants dans une taverne nommée explicitement “auberge de la paix”, un nom mentionné par deux fois à l’écran. Au terme de cette séquence, ce temple allégorique de la sérénité est détruit par l’entreprise vengeresse de Tsai Yin-Jie. L’esprit n’est pas qu’un concept abstrait dans le film, il est une entité omniprésente, que les armes sont à même de détruire. L’épée chasseuse d’âmes en est une première incarnation, un instrument qui voue les antagonistes du film à la mort pour le simple fait de l’avoir dérobée, mais plus tard dans le film, une flèche tueuse d’âmes est aussi présente à l’écran, et son poison lent frappe le corps du protagoniste. Pour retrouver sa vigueur, l’homme aveuglé par sa quête est obligé de se purifier, concrètement grâce au secours d’un remède, délivré par un énigmatique vieux maître en communion avec la nature, mais aussi métaphoriquement, à travers l’acceptation de l’affection d’Hirondelle, garante des bons soins. Les enfants ne peuvent se définir uniquement par leur ascendance, il leur appartient de briser le cercle de la haine.
L’idéal martial ne saurait pas non plus être complet sans une prise de conscience de l’importance d’une utilisation raisonnée de la violence. Tsai Yin-Jie a quitté le foyer familial endeuillé avec un fourreau vide pour seul héritage et il se lance à la recherche de l’épée qui devrait être la sienne. Néanmoins, glaive et étui ne sont réunis qu’à la faveur d’un don fait par l’ultime antagoniste du film, en récompense de la merci dont a fait preuve le héros. Puisque Tsai Yin-Jie est désormais capable de pitié, son leg peut enfin être reconstitué, son élévation spirituelle lui a permis d’atteindre son but sans se perdre dans le dédale de la colère aveugle. En reniant le sang et en se montrant humain, dans un genre cinématographique qui fait d’ordinaire la part belle à l’extravagance et aux affrontements attendus, Joseph Kuo insuffle une dose de vertu morale indispensable à la compréhension parfaite de son propos.
Le final n’est alors qu’une répétition de ce que le cinéaste avait préalablement évoqué sous les traits d’Hirondelle, fille cachée de l’ultime ennemi. Le cercle de la violence héréditaire est une tentation omniprésente, mais il appartient aux enfants de briser cette spirale infernale. Tout comme son partenaire, la pugiliste est tentée de céder à sauvagerie, mais les sirènes de la férocité ne la destinent qu’à sa propre perdition. Alors que Tsai Yin-Jie est au plus mal, elle nourrit un temps l’intention de le mettre à mort pour sauver son père, mais ses hésitations ont raison de sa volonté première. Joseph Kuo signifie visuellement au spectateur la perversion d’une hypothèse macabre, en montrant son actrice à travers les barreaux d’une fenêtre, similaire à ceux d’une prison. En cédant au mal, Hirondelle ne ferait que s’enfermer elle-même dans une cellule spirituelle. À l’inverse, son reniement du geste funeste est immédiatement récompensé par un montage euphorique qui l’unit à Tsai Yin-Jie dans les plaines chinoises, mettant ainsi en scène une nature souvent illustrée dans La Vengeance du dragon noir. Un instant de joie, interrompu par la voix intérieure obsédante du héros qui lui rappelle son ultime cible. Hirondelle s’est défait de la violence, son vis-à-vis y est encore sujet et elle ne peut que le supplier en vain, à plusieurs reprises, de suivre son exemple.
“Pourquoi transmettre la haine de génération en génération ?”
Hirondelle
De corps et d’esprit
Si la quête vengeresse de Tsai Yin-Jie doit se complexifier pour connaître un dénouement heureux, ses opposants sont presque tous exempts de nuances, à l’exception de l’ultime adversaire de sa colère, qui en faisant preuve de regrets se voit épargner. Les autres partagent tous un caractère et un aspect patibulaires. Les assassins d’hier ne sont pas que corrompus par leur transgression, ils sont aussi affligés physiquement, qu’ils soient infirmes ou simplement disgracieux, comme si la fatalité les avait condamnés à la gangrène esthétique. Un ordre supérieur s’instaure dans La Vengeance du dragon noir, laissant à penser que les coupables seront invariablement punis et qu’ils ne vivent qu’un maigre sursis. À ce titre, et bien que plusieurs affrontements s’initient en intérieur, Joseph Kuo réserve la mort aux ennemis de Tsai Ying-Jie constamment en extérieur, au plus proche des forces élémentaires. Pourfendu à un arbre ou agonisant près d’une rivière, leur agonie est bercée par la nature qui rappelle à elle les êtres infâmes. Tsai Yin-Jie est pour sa part en communion avec son environnement : il est à plusieurs reprises à cheval, ou proche d’une cascade démentielle lorsqu’il brise les tablettes où sont inscrits les noms de ses cibles, comme si sa mission faisait partie intégrante du cours naturel de l’histoire.
Pour l’ultime adversaire, il est encore tant pour les regrets, mais il est déjà trop tard pour une rédemption absolue. Bien qu’il soit le seul personnage à manifester des remords, la vie l’a affligé lui aussi, en le rendant aveugle. Usant à nouveau du surcadrage, Joseph Kuo oppose l’esprit libre de Tsai Yin-Jie à celui contrit de Yun Chung-Chun, vieillard affaibli. Ils sont opposés dans un regard fracassant à l’écran, mais le héros est laissé dans une moitié libre de l’écran, tandis que son ennemi est perçu à travers un espace clos du décor, prisonnier spirituel de ses fautes mais aussi de la mise en scène. Son infirmité est sa punition, ses excuses sa seule planche de salut, sa culpabilité le venin qui le dévore même après avoir restitué l’épée chasseuse d’âmes à son propriétaire légitime.
En épargnant le vieillard, Tsai Yin-Jie complète une ébauche digeste des enseignements attribués à Lao Tseu, désormais parfaite grâce à son pardon. Initialement, le héros n’entend que récompenser la bonté de chaque être et châtier lui-même la culpabilité.
“Un homme bon rend la pareille lorsqu’il reçoit de la bonté et se venge lorsqu’on lui fait du tort”
Tsai Yin-Jie
Si c’est effectivement cette mantra qui anime l’essentiel du film, son reniement dans les dernières minutes rejoint ainsi les discussions du philosophe, qui invite celui qui a subi un affront à s’asseoir au bord d’une rivière jusqu’à voir le cadavre du coupable y flotter, mais également à le secourir s’il est encore en vie. L’apprentissage de la vertu de l’absolution donne toute sa splendeur à un héros avant tout à la recherche de soi.
Joseph Kuo poursuit cette réflexion à travers un ultime affrontement, déconnecté du corps du récit mais essentiel pour mettre un point final à l’odyssée. L’énigmatique Frère Chao, réputé meilleur sabreur du monde, défie Tsai Yin-Jie pour asseoir son statut de grand maître. Néanmoins, selon la démonstration effectuée par La Vengeance du dragon noir, la perfection martiale ne peut être atteinte sans une élévation spirituelle que l’arrivisme interdit. Convoquant une fois de plus les forces de la nature pour bercer l’ultime combat, le film oppose deux pôles contraires de la pensée. Les idéologies s’entrechoquent aussi fort que les lames. Désir de gloire et désintérêt pour la célébrité sont confrontés, froideur émotionnelle et chaleur redécouverte s’empoignent, le noir des habits de Frère Chao s’entremêlent au blanc des vêtements de Tsai Yin-Jie comme un Ying et un Yang qui se fondent l’un dans l’autre. Joseph Kuo apporte une touche de zen à un film plus réfléchi qu’il n’y paraît.
EN BREF :
La Vengeance du dragon noir cache habilement son jeu. Sous le maquillage d’affrontements jouissifs se cache une étude philosophique accessible sur la vertu du pardon et sur le chemin vers l’accession au bonheur, loin de la descente aux enfers de la rage.
La Vengeance du dragon noir est disponible en Blu-ray chez Carlotta Films, avec en bonus :
- Le maître du Wuxia : Entretien avec Joseph Kuo (13 mn)
- La Restauration
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