2022
Réalisé par: Kogonada
Avec: Colin Farrell, Jodie Turner-Smith, Malea Emma Tjandrawidjaja
Film vu par nos propres moyens
Bien sinueux sont parfois les chemins de traverse qu’emprunte l’esprit humain pour théoriser sa propre existence. L’œil observateur a souvent besoin de recul pour aiguiser le sens critique, comme si nous étions trop absorbés par notre quotidien pour voir l’évidence de nos errances. La science-fiction se fait forte de pourvoir cette distance, de partir dans le futur ou même dans les étoiles, pour s’atteler au questionnement des enjeux qui nous entourent perpétuellement. Inscrit dans cette branche du cinéma fantastique, After Yang du cinéaste Kogonada entend jouer la carte de la douceur et de la retenue pour esquisser les contours de ce qui constitue une famille moderne. À travers un unique artifice hors du commun, l’existence d’androïdes dévolus au bien-être de l’espèce humaine, le réalisateur laisse couler doucement le flot de ses réflexions, poussé par une sincérité de chaque seconde.
C’est donc dans un futur proche que nous plonge Kogonada, et plus spécifiquement au centre d’une famille réunissant Jake et Kira (Colin Farrell et Jodie Turner-Smith), un couple ayant adopté Mika (Malea Emma Tjandrawidjaja), une petite fille d’origine chinoise. Pour pourvoir à son éducation, et notamment lui prodiguer un certain savoir sur ses origines, les deux parents ont fait l’acquisition de Yang (Justin H. Min), un robot d’apparence humaine, que Mika traite comme un frère. Le jour où une panne paralyse l’androïde, Jake met tout en œuvre pour trouver une solution de réparation, mais fait rapidement une autre découverte: chaque jour, Yang a stocké dans sa mémoire une poignée de secondes, des instantanés de la vie usuelle qui l’ont touché. Pourquoi ces instants précis ? Qu’est-ce qui a fait vibrer Yang ? Jake navigue dans les souvenirs pour trouver réponse à ses questions.
Notre belle famille
En s’inscrivant au cœur d’une cellule familiale, et en ne quittant que très rarement cet espace d’expression, Kogonada entend dénoncer les dérives de notre société. Si Yang a pour mission première saluable de connecter Mika à ses origines, le film ne manque pas de souligner, implicitement par la mise en scène et explicitement par le dialogue, la fracture qui existe entre l’enfant et ses parents. “Nous nous sommes trop reposés sur Yang pour l’éducation de Mika” énonce clairement Kira. Ce n’est sans doute pas un hasard si la petite fille parle du robot comme un frère, ou si l’androïde provient d’un fabricant nommé Brothers and Sisters. Passé une scène d’introduction que la plupart des critiques mettent en avant, où la famille (Yang inclus) effectue une chorégraphie pour un concours de danse hebdomadaire, les liens fragilisés sont mis en exergue. La poursuite de Jake pour comprendre Yang le mène naturellement vers une réunion affective avec sa propre fille, qu’il avait un peu délaissée.
Plus intriguant encore, After Yang s’aventure avec brio sur le thème du déracinement culturel. À travers une poignée de scènes aussi subtiles que justes, le long métrage souligne le dilemme de l’adoption des enfants venus d’autres horizons. Parcourant un verger en compagnie de Kira, Yang explique ainsi le principe botanique d’une bouture: une branche venue d’un arbre peut être greffée sur un autre spécimen, elle sera admise pour faire partie intégrante du végétal. Elle est à la fois extérieure et assimilée par ce nouvel organisme. Pourtant, l’intelligence de Kogonada vient probablement de sa retenue, et de sa façon de ne pas prodiguer de réponses préconçues. En naviguant dans les souvenirs de Yang, Jake rencontre par exemple un souvenir où l’androïde s’interroge sur ses propres origines. “Qu’est-ce qui fait de quelqu’un un asiatique?” est même avancé comme une interrogation qui alimente la psychée de l’être synthétique.
Être vivant
Compte tenu de la place spécifique qu’a occupé Yang dans la famille, il plane sur le film une mélancolie latente. Sans hésiter une seconde, Kogonada décrit un véritable deuil qui frappe chaque membre. C’est l’évidence même pour Mika, la plus touchée, mais progressivement, Jake et Kira éprouvent le même spleen. Si le cœur du film est une errance dans la mémoire du robot, à deux reprises (une fois pour chaque parent), After Yang quitte ce schéma narratif pour proposer des souvenirs propres aux humains. Des instants subtils, qui à l’instant T n’ont peut-être pas marqué les protagonistes, mais qui une fois la mort de Yang presque certaine deviennent significatifs. Le temps est évanescent, on ne peut pas le rattraper, seulement pleurer devant les souvenirs qui nous assaillent.
Car il est une certitude que Kogonada établie ouvertement: Yang a été vivant. Si on imagine un moment que le long métrage théorise justement ce qui fait d’un être synthétique un humain, à la manière du Ex Machina d’Alex Garland avec lequel After Yang partagent nombre de similarités, le cinéaste finit par balayer cette idée d’un revers de la main. Peu importe ! Humain ou non, l’androïde a vécu, touché des existences, éprouvé des sentiments et les contradictions de l’âme. Quel intérêt dès lors de vouloir le catégoriser dans telle ou telle branche ? Yang fut et sera à jamais dans les mémoires de ceux qu’il a cotoyé, et cela suffit à le rendre important.
Naturaliste
Cette notion de vie est appuyée par la volonté de Kogonada de ne pas enfermer son histoire dans une débauche technologique outrancière. Son œuvre n’a finalement de science-fiction que le nom, au-delà de la nature de Yang. Ainsi, dans sa mise en scène, le réalisateur subtilise toute forme d’écran. Si à notre époque, ils occupent une place prépondérante dans notre quotidien, le sujet du film n’est pas là. Ainsi, pas de téléphone dans les mains des protagonistes, mais plutôt des assistants vocaux, pas de télévision pour parcourir les souvenirs de l’androïde, mais plutôt des lunettes de réalité virtuelle. After Yang supprime la barrière physique pour justement étaler une société où technologie et humanité ont presque fusionné.
Toutefois, dans sa mise en image, Kogonada est en perpétuelle recherche de la nature. Les plans sur les forêts sont ainsi innombrables, la passion de Jake pour le thé convoque aussi les éléments organiques. Au-delà des nombreuses scènes de voiture, l’aspect futuriste du monde de After Yang est presque étrangement absent. Une volonté affirmée jusque dans les costumes du long métrage, que Kogonada a voulu faits de matière végétale, sans fibres synthétiques. Là encore, c’est une barrière qui tombe: l’androïde fait partie du monde qui nous entoure, évolue dans des cadres sauvages, est devenu un être à part entière de notre planète.
Grâce à sa douce philosophie, une pointe de poésie et son rythme planant, After Yang déploie une intelligence rare dans son propos, qu’il ne force jamais. Une jolie découverte.
After Yang est disponible en VOD, DVD, et Blu-ray à partir du 2 novembre 2022, chez Condor Films, avec en bonus:
– Un entretien avec Kogonada
– Le premier court métrage du cinéaste