(1961)
Réalisé par : Pier Paolo Pasolini
Avec : Franco Citti, Franca Pasut, Silvana Corsini
Film fourni par Carlotta Films
Armé du glaive de la rage artistique, Pier Paolo Pasolini se confronte aux démons idéologiques de l’Italie. D’abord poète et écrivain reconnu mais censuré, puis cinéaste aussi adulé que conspué, l’intellectuel insaisissable oppose à son pays un sombre miroir, dont le sinistre reflet impose une profonde remise en question des codes sociétaux en vigueur. Fils d’une petite bourgeoisie qu’il n’aura de cesse de mépriser par la suite, il éprouve très tôt les tourments d’un destin tragique qui ne le quitteront jamais. Ainsi, la ruine de ses parents constitue une première pierre de sa prise de conscience politique, alors qu’il passe du statut de nanti à un quotidien précaire dès ses plus jeunes années. Néanmoins, du spectre d’un grand frère qu’il n’a pas connu, à celui d’un cadet résistant que la Seconde Guerre mondiale lui a arraché, l’enfance de Pier Paolo Pasolini est avant tout parsemée de mort. Son éveil artistique, dans une Italie en proie à la frénésie mussolinienne, est immédiatement accompagné par une forme de rébellion face aux diktats de son temps. Le jeune adulte cède bien à l’extase de la richesse culturelle ancestrale de son pays, mais ses premiers romans, ses poèmes dans le patois frioulan qu’il affectionne tant, et ses quelques expériences de journaliste le poussent à se déclarer ouvertement anti-fasciste, envers et contre tout. Retranché dans la province italienne, l’auteur écrit pour exister, créé pour résister.
Si la fin de la guerre peut laisser espérer une relâche de l’oppression pour Pier Paolo Pasolini, son caractère incandescent le conduit vers une vie de lutte perpétuelle. Ouvertement marxiste, un temps affilié au parti communiste même s’il finira par prendre radicalement ses distances, l’auteur se heurte à une société où les idées rétrogrades ont encore le vent en poupe. Ses pairs saluent la qualité et l’intelligence de sa plume, mais la censure le frappe durement, à plusieurs reprises. Son roman Les Ragazzi, sorti en 1955 et traitant de la prostitution masculine, est encensé par pléthore d’autres écrivains, mais se voit taxé de pornographie et enlise Pier Paolo Pasolini dans une succession de procès, seul face à la bienpenssance. Au même moment, et en parallèle de ses activités d’auteur, l’artiste commence son périple cinématographique, une discipline pour laquelle il voue une certaine admiration. D’abord scénariste, il fait ses premières armes sur La Fille du fleuve, avant de collaborer quelques années plus tard avec son ami Federico Fellini sur Les Nuits de Cabiria puis sur son chef-d’œuvre, La Dolce Vita. Mais Pier Paolo Pasolini aspire à une plus grande liberté, et veut porter sur grand écran sa vision acerbe de l’Italie des plus précaires. En 1961, il s’essaye pour la première fois à la réalisation avec Accatone, faisant à nouveau de la prostitution l’axe central de sa réflexion sur les conditions de vie effroyables qui frappent les habitants pauvres de la banlieue de Rome. Incarnation d’un esprit de justice sociale, le metteur en scène se heurte à nouveau à l’obscurantisme : bien que son film offre une représentation très nuancée moralement des plus démunis, l’irruption d’un groupe fasciste au cours de la première de son long-métrage perturbe la séance. Accatone est néanmoins salué par la critique, et acquiert ses lettres de noblesse au fil des années. Soixante ans plus tard, à l’occasion du centenaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini, Carlotta Films permet de redécouvrir cette première œuvre saisissante dans un coffret consacré au cinéaste.
Accatone (Franco Citti) est le surnom d’un proxénète miséreux des faubourgs de Rome, partageant sa vie entre ses amis à l’influence néfaste et des errances solitaire dans les rues. Alors qu’il perd son unique prostituée, Maddalena (Silvana Corsini), au cours d’une intervention de la police, il se retrouve plongé dans une vie de mendicité qu’il exècre. Pendant l’une de ses nombreuses déambulations, Accatone fait la rencontre de Stella (Franca Pasut), pour qui il éprouve un attrait certain, mais qu’il pervertit rapidement pour la conduire elle aussi à marchander son corps.
Pier Paolo Pasolini inscrit l’action de Accatone dans le cadre tout particulier du sous-prolétariat romain, dont il se fera le porte-voix à de nombreuses reprises, et notamment dès son film suivant, Mamma Roma, qui partage plusieurs thèmes communs avec ce premier long métrage. Au moment où se tourne le film, la capitale italienne a la particularité de ne pas posséder de grandes industries dans ses environs, contrairement aux grandes villes du Nord. Peu d’emplois s’offrent aux habitants de la ville, et tout spécialement aux travailleurs manuels. La petite délinquance que met en lumière Accatone n’est pas un choix de vie, mais plutôt une fatalité. Certes, Pier Paolo Pasolini invite le spectateur à se questionner sur l’attitude parfois futile de son héros, mais les méfaits dont il se rend coupable sont la résultante d’un contexte sociétal que le public italien connaît au moment où sort le film. Accatone est englué dans un microcosme où la privation de l’épanouissement personnel est une constante effroyable pour des milliers de romains. Si le protagoniste fait indubitablement le choix du pire pour survivre, il est néanmoins poussé à cette extrémité par une réalité austère. Visuellement, Pier Paolo Pasolini plonge son personnage dans une prison presque perpétuelle faite de bidonvilles, de bâtisses en ruine et de rues terreuses. Bien que les séquences où Accatone marche inlassablement soient en nombre conséquent, ses errances ne l’invitent presque jamais à s’extirper de cet enfer de pauvreté. En interview, et notamment dans les bonus de l’édition Carlotta Films, Pier Paolo Pasolini assimile le monde dans lequel vit le sous-prolétariat à “un camp de concentration érigé par le fascisme”, image qu’il reprend textuellement dans son long métrage.
Pourtant, quelques séquences invitent le bouleversement urbanistique du Rome de l’époque. En arrière plan, les nouveaux immeubles de standing louvoient, mais il reste dramatiquement inaccessible à Accatone et ne font que jeter l’ombre de la petite bourgeoisie italienne sur le héros. La nature s’affiche également à l’écran, mais elle est soit entourée de bâtiment, comme une parenthèse enchantée mais étouffante dans laquelle Accatone et Stella s’épanouissent éphémèrement avant la déchéance morale, soit ostensiblement refusée au protagoniste, comme lors de la scène où il rêve son enterrement au pied d’un arbre, mais où on lui refuse l’entrée dans le cimetière. Accatone aspire à la pureté de la flore et de l’âme, mais elle lui est subtilisée.
La souffrance froide et condamnable qu’inflige Accatone à ses proches s’affirme alors en conséquence des propres vexations que subit le protagoniste. Rien ne saurait pardonner ses agissements, mais il serait malhonnête intellectuellement de ne lier ses déviances qu’à une simple perversion personnelle. Accatone est le produit d’un système répressif aveugle, qui ostracise le personnage et qui le conduit alors à transposer idiotement la haine qu’il subit vers les seules personnes plus faibles socialement que lui : les femmes. Le manque d’éducation et de perspectives d’avenir font de Accatone un exclu qui perpétue l’abominable. La duperie vicieuse d’un plus grand luxe, que lui inflige une petite bourgeoisie que Pier Paolo Pasolini ne représente qu’implicitement à travers une scène dans les quartiers riches de Rome, le conduit à monnayer la pureté de Stella. La chaîne en or du héros est avancée comme un bien précieux, alors que Accattone ne pourvoit pas aux besoins d’une famille qu’il a abandonnée et qu’il vole outrageusement. Accatone est un être écartelé, trop minable pour être un bandit accompli, trop bafoué moralement dans sa propre construction pour être un citoyen modèle. S’il inflige la souffrance à Stella, malgré un amour étrange qui se devine, il est lui aussi blessé par la situation : au moment où sa nouvelle proie est sur le point de vendre ses charmes pour la première fois, Accatone prétend vouloir se suicider.
Pier Paolo Pasolini laisse le spectateur juge de la situation : sa mission n’est pas de prendre parti pour son héros, ni de le condamner, mais de montrer une réalité et de permettre au public de se faire sa propre idée sur Accatone. Le cinéaste dénonce une situation omniprésente en 1961, et sa simple représentation suffit à en faire une œuvre pertinente politiquement. Dès l’entame du projet, et même si il est permis d’y voir également une volonté de se familiariser humblement avec les outils du cinéma, le réalisateur énonce à ses producteurs son envie de pureté dans sa mise en image, loin de toute esbroufe visuelle qui détournerait son audience de la confrontation brutale avec un quotidien précaire. Accatone est présent dans la majorité des plans, mais volontairement, et selon ses propos, Pier Paolo Pasolini n’offre jamais de plans séquences qui assimilerait le point de vue du spectateur à celui du héros, tout au plus des travellings sur ses déambulations. Le public n’est pas Accatone, il est extérieur à l’histoire du film, le propulser dans la peau du personnage principal reviendrait à travestir la réalité souhaitée.
En faisant de Accatone un proxénète, Pier Paolo Pasolini nuance d’autant plus son regard. Le marchandage du corps apparaît comme la perversion absolue, là où il aurait été facile de fabriquer une empathie factice envers la précarité qui frappe le héros à travers une autre forme de délit, comme le vol par exemple, évoqué dans le film. Le protagoniste conjugue avilissement moral et physique en dépossédant les prostituées de leur liberté de corps, annihilant ainsi la pureté qui leur est propre, et se présentant ainsi comme un être abject à certains égards. La négation physique amorale se transpose jusque dans des dialogues anodins, où au détour d’une réplique, l’évocation d’une violence faite aux femmes est énoncée comme normale. Il reste néanmoins permis de se demander si ce reniement de la pureté de l’enveloppe charnelle est propre au personnages féminins, ou si Accatone n’accorde également plus de considération à son propre corps. Lorsque dans les premières secondes du long métrage, le héros relève un pari qui a causé la mort de l’une de ses connaissances, le bafouement de la valeur d’une vie est déjà adjoint au protagoniste. Les âmes perdues, privées de sentiments, sont prisonnières de la chair en perpétuelle souffrance. À l’évidence, Accatone éprouve une fascination réciproque pour Stella, et Pier Paolo Pasolini laisse planer un temps l’image d’une romance, avant que le contexte précaire ne pousse le héros à trahir ignoblement et égoïstement un hypothétique idéal commun. Ironiquement, l’une des prostituées du film est nommée Amore, comme si Pier Paolo Pasolini signifiait que les émotions les plus primaires sont marchandées sur le sinistre autel de la survie.
Cependant, Accatone pave son propre enfer. Dans le dernier tiers du film, Pier Paolo Pasolini le confronte à la possibilité d’un véritable travail, difficile mais honnête. Épousant une forme de dramaturgie sous-jacente, le réalisateur expose une impossible conciliation entre un emploi éprouvant et un être inadapté à une société qui exige de lui un dur labeur. Il est déjà trop tard pour Accatone, les graines de l’argent crapuleux ont été semées, et rien ne peut plus engager un retour en arrière pour le protagoniste. Il reste désespérément en marge de ce monde de la droiture morale, esclave de sa condition de voyou minable. Néanmoins, cette mise au ban ne saurait être imputée qu’à Accatone lui-même. Lors de la rencontre avec Stella, dans un moment où le héros se montre fragile, il admire la tâche épuisante qui meurtri le corps de sa future prostituée, avant même qu’il n’envisage de jeter son dévolu sur elle. Encore un peu plus tôt, Accatone entreprend de réclamer la charité auprès de la famille qu’il a abandonnée. Si la colère de ses anciens proches est légitime face à sa doléance déplacée, il n’en reste pas moins qu’une Italie honnête malmène le protagoniste dans son unique instant de pénitence, jusqu’à le violenter physiquement, avant de le renvoyer verbalement à sa condition honteuse de proxénète. Accatone, bien que son titre puisse être traduit par “mendiant” en français, dénonce par ailleurs les codes sociétaux en vigueur à l’époque, qui poussent les Italiens à considérer la mendicité comme une activité plus honteuse que le proxénétisme. Le confort obtenu au prix du sang et du dévoiement de l’âme est paradoxalement perçu comme plus honorable que l’acceptation de sa condition de démuni dans la détresse.
La désarroi inhérent à Accatone est accentué par la mise en image de Pier Paolo Pasolini, qui s’écarte des règles du néoréalisme italien, dont il est néanmoins un représentant. La peinture offerte de la précarité évoque fatalement Le Voleur de bicyclette, et le cinéaste assume volontiers cet héritage en interview, mais souligne l’acidité nouvelle dont il fait preuve. Par ailleurs, Pier Paolo Pasolini met en avant une façon nouvelle de capter les émotions. Sa caméra ne cible pas le visages des personnages au moment où l’action le réclame, mais se plaît à s’attarder sur eux dans des instants de passivité, capturant ainsi ce que le cinéaste qualifie de “sacralité de l’être”, et s’écartant de la grammaire rythmée habituelle pour assumer une forme de désespoir. L’équilibre iconographique ainsi trouvé évolue de concert avec les évocations bibliques qui parsèment le film, et qui le rattache inextricablement au mythe ancestral. Bien que Pier Paolo Pasolini soit un athée affirmé et profondément anticlérical, il utilise l’image des innombrables églises et statues religieuses de Rome pour offrir une ampleur accrue à son film. Lorsque Accatone se jette d’un pont pour relever un défi, il le fait sous le regard d’une sculpture chrétienne, comme si le divin contemplait les errances du protagoniste. Néanmoins, une évolution ponctue le long métrage : alors que Pier Paolo Pasolini montre initialement des œuvres antiques, il épouse des représentations plus modernes lorsque Stella est présente. Elle et Accatone passent bien devant une église, mais elle semble beaucoup plus récente que les autres bâtisses religieuses exposées préalablement. L’Italie se refonde, change ses murs, mais ses démons liés à l’être restent les mêmes. Les dieux observent, mais les hommes pèchent toujours. Il est dès lors permis de se demander si à travers Accatone, Pier Paolo Pasolini n’a pas voulu humaniser le serpent qui a tenté Eve avec la pomme biblique, et si Maddalena, artisane de la déchéance du héros, n’est pas le Judas du récit. Le refus de pénétrer dans le cimetière opposé à Accatone au milieu du rêve de ses funérailles affirme néanmoins que le héros n’a rien d’un messie.
Sans être sentencieux, Accatone capture la détresse sociale d’une époque, dans un jeu de nuance constant et avec une simplicité de rigueu
Accatone est disponible dans le coffret collector limité Pasolini 100 ans, disponible chez Carlotta Films, reprenant 9 films du cinéaste, avec en bonus:
- 2 documentaires : “Cinéastes, de notre temps : Pasolini l’enragé” et “Médée Passion : Souvenirs d’un tournage”
- 4 documents ou analyses et 7 entretiens
- des scènes coupées de “Des oiseaux, petits et gros” et “Médée”
- 7 bandes-annonces originales
- 2 bandes-annonces “Pasolini 100 ans !”
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