À bout de course
A bout de course affiche

(Running on empty)

1988

Réalisé par: Sidney Lumet

Avec: Christine Lahti, Judd Hirsch, River Phoenix

Film vu par nos propres moyens

Comment filmer la fin de l’innocence ? L’adolescence, ses maux et ses changements, ont été le terreau, pour de nombreux cinéastes, d’œuvres aussi différentes qu’uniques. Lorsque Sidney Lumet s’empare en 1988 du scénario de Naomi Foner, A bout de course, il y trouve les ingrédients d’un succès absolu en puissance. Car entre politique et amour, fuite et innocence, le cinéaste américain le sait : il a l’occasion, au milieu d’une décennie inégale pour son cinéma, de signer à nouveau un grand film.

A bout de course (Running on empty dans sa version originale) tient en effet du pur produit Sidney Lumet. Road trip immobiliste sur fond de doute politique, le cinéaste dresse le portrait de l’époque plus que de l’Histoire ; deux terroristes, pourchassés à vie par le FBI pour avoir blessé un homme, et dont la flamme de leurs idéaux politiques semble avoir été soufflée. Dans leur fuite en avant, leurs deux enfants, Danny et Harry, pris dans la tourmente d’une vie dont ils ne comprennent rien, voguent dans leur enfance comme des âmes en peine. Ils sont l’espoir éteint d’une Amérique déchue, deux adultes qui agissent comme des enfants, deux enfants qui ne savent pas devenir adultes. D’un postulat manichéen et stéréotypé, Lumet utilise son art de mise en scène pour déconstruire nos préjugés. Certes, montrer le point de vue “marginalisé” n’est pas un procédé novateur, même en 1988 ; mais la réussite du film est à chercher dans sa manière de l’intégrer dans un quotidien plutôt que de le conceptualiser par et pour le suspense, comme de nombreux thrillers paranoïaques des années 70. Cette tension, inhérente au récit, Lumet n’en a presque que faire ; il lui importe plutôt de montrer la parenthèse, celle d’une existence en point de suspension, où l’on attend inexorablement la fin du chemin, ou tout du moins le croisement où ceux de nos personnages, Danny en tête, se sépareront. 

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Danny Pope justement, héros entre deux âges, a tout du personnage lumetien : c’est avant tout par ses failles qu’il s’offre à nouveau. Fleur en pleine éclosion, il souffre au plus profond de lui-même des mensonges qui s’imposent à lui. La fuite de ses parents, c’est aussi celle de son existence, arrachant brutalement à Danny les racines qui le rattachent à sa nature profonde. Danny rêve : il rêve de cette vie stable, il rêve d’amour, il rêve d’entendre le son de son piano. Lumet pose un regard tendre sur son personnage, bien aidé par la performance majuscule de River Phoenix ; il est la métaphore de l’innocence déchue par la société. Dès son introduction à l’école, Danny n’est pas dans le même tempo que les autres : marginal par ses connaissances musicales, son talent au piano fait de lui un élève unique aux yeux de Mr Phillips. C’est également sa singularité qui va lui faire découvrir l’amour avec Lorna. Non pas que ses parents ne l’aiment pas, bien au contraire ; cela sera d’ailleurs un thème phare du dernier segment du film. Mais l’amour entre ses deux enfants, mis sur le carreau de leurs propres idéaux, est avant tout l’occasion pour Lumet de distiller délicatement ses idées sociales.

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Ne nous y trompons pas ; comme on l’a dit plus haut, A bout de course est une nouvelle variation de l’Amérique de son auteur. Le film est un drame oui, mais un drame social avant tout. Celui d’une Amérique où l’on croise le regret à chaque coin de rue, celui d’une société fragmentée, celui d’un monde en crise. L’amour de Danny et de Lorna est ici la réponse de Lumet, où l’amour des enfants se confrontent à la tristesse des adultes, où l’histoire joyeuse au soleil du New Jersey semble idoine pour montrer l’ombre de la division, aussi bien de la révolte que du système qui la pourchasse, qui plane autour. Le silence ou le cri ? Car ses parents ont crié, ils doivent désormais se taire ; parce que Danny s’est toujours tu, il peut désormais crier ; crier à ses parents ses envies d’une vie normale ; crier à Lorna l’amour qui l’anime ; crier au monde qu’il a franchi le pas de l’innocence pour devenir adulte. 

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Le film cherche en ce sens à briser les murs ; Arthur et Annie, d’abord montrer par un œil strictement politique, voit au fur et à mesure du film leurs figures publiques s’effilocher. Lumet n’a presque que faire des actes du passé ; ce n’est pas par cela que les personnages ici se font, mais bien par leurs actions du présent. L’un est un roc qui refuse de flancher, l’autre est une mère détruite émotionnellement par le fardeau qu’elle doit désormais porter. Cet ébranlement des personnages face à leur propre solitude intérieure, c’est aussi celle de leurs archétypes qui éclatent, et le film nous pose justement cette question : quelle place pour la responsabilité et pour le pardon ? Cette question est valable à différentes échelles : celle du cercle familial, celle du cercle amical, et bien évidemment dans un cercle plus général. Alors que les trajectoires se croisent et s’éloignent, Lumet, dans sa parenthèse, nous questionne sur le destin de ses personnages. Ni bon ni mauvais, ils sont tous avant tout perdus, dans une existence qu’ils ne maîtrisent plus, Danny en tête. Dans un dernier cri du coeur, Lorna hurle au visage de son amant qui sonne presque comme celui de Lumet à son spectateur : “Personne au monde ne t’oblige à gâcher ta vie.” Pour Danny, il reste alors ce choix : partir ou rester. Reprendre la route d’une vie sans but tel une âme en peine, ou accepter son changement en construisant une nouvelle existence. C’est dans ce déchirement final qu’A bout de course est le plus fort ; car en nous obligeant malgré nous à reprendre le cours de l’existence, le film en appelle à notre courage, à notre capacité à nous échapper de notre course vers le vide. Et nous offre, à sa manière, une forme de happy end qui nous fend le cœur, qui porte la marque des œuvres marquantes.

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