(The Dogs of War)
1980
Réalisé par: John Irvin
Avec: Christopher Walken, Tom Berenger, Winston Ntshona
Film fourni par Sandrine Hivert pour L’Atelier D’Images
Au XXème siècle, après des années de colonisation, l’Afrique s’émancipe et goûte à l’indépendance. Sur presque tout le continent, les populations se rebellent et s’extirpent du joug des forces occidentales qui les avaient opprimées jusqu’alors. Néanmoins, le chemin vers la liberté est chaotique et dans plus d’un pays s’installent des régimes totalitaires, aux mains de l’armée locale, muselant durement une population aux abois. Un pouvoir dictatorial en remplace un autre, et l’Histoire est un éternel cercle vicieux pour des civils désemparés. Par ailleurs, les grandes puissances mondiales refusent obstinément d’abandonner une terre riche en ressources: l’Afrique est un vivier inépuisable de matières premières, et les grands groupes industriels n’entendent pas s’en priver. Au début des années 1960, une logique sanglante se met en place: sous l’impulsion de conglomérats politiques ou financiers, des mercenaires européens et américains infiltrent les pays nouvellement indépendants, et renversent les régimes par la force, pour imposer des dictateurs plus enclins à collaborer avec l’Occident. Peu importe la souffrance des hommes et femmes qui en découle, la loi du dollar supplante celle du peuple. Le Congo par exemple, connaît une période de tumulte politique issue de l’ingérence de ces soldats de fortune. Pourtant, ces guerriers sanguinaires sont loin de percevoir la portée de leurs actes: si on se fie aux images d’archives de l’époque, il semble même que pour eux, leur métier en vaut un autre, et qu’il n’ont absolument pas conscience des conséquences de leurs sinistres coups d’éclats.
En 1968, le septième art fait écho à la trajectoire de ces hommes. Le cinéma américain s’écarte de l’imagerie habituelle du chevalier blanc nimbé d’une vertue inébranlable, et se met en quête de personnages plus contrastés. Cette même année, Le Dernier Train du Katanga s’attache à la figure du mercenaire, sous les traits de Rod Taylor, dans un Congo à feu et à sang. Un genre à part entière est né, et Hollywood se l’approprie pleinement, sans pour autant manquer de souligner la contradiction morale de personnages au cœur de l’Histoire et pourtant désintéressés du futur. L’apogée de ce nouveau style cinématographique est atteint en 1978, à l’occasion des Oies sauvages. Les superstars Richard Burton, Roger Moore, Richard Harris et Hardy Krüger n’hésitent pas à se mettre en danger, jouant pour certains de parfaits salauds que le public aime mépriser. Les années 1970 sont un tournant pour les histoires mettant en scène les mercenaires, puisqu’à cette même époque, en 1974 précisément, Frederick Forsyth publie son roman Les Chiens de guerre, pour lequel il se documente fortement. Si son intrigue se déroule dans le pays africain fictif du Zangaro, l’auteur s’inspire ouvertement de la trajectoire politique de la Guinée Équatoriale, et du désespoir de sa population. Son ouvrage se révèle être un succès de librairie, notamment grâce à son parfum d’authenticité, que le monde du cinéma ne peut ignorer. Après avoir envisagé un temps Michael Cimino à la réalisation, qui se désiste finalement pour tourner La Porte du paradis, le célèbre Norman Jewison, ici producteur du projet, confie l’adaptation filmique du roman à John Irvin. Un choix osé mais qui fait sens: si Les Chiens de guerre, qui sort finalement en 1980, est son premier long métrage de cinéma, le réalisateur a plusieurs fois capté de véritables scènes de guerre dans des documentaires télévisés, et sait parfaitement les restituer à l’écran.
Mais davantage qu’une débauche d’action débridée, Les Chiens de guerre semble plutôt être un récit intimiste. Bien qu’il s’ouvre sur une avalanche d’explosions, et même si sa fin emprunte le même chemin, le coeur du récit est consacré au portrait de Jamie Shannon (Christopher Walken), un mercenaire tourmenté qui est envoyé par un grand groupe industriel au Zangaro pour en juger la stabilité politique. Après une mission de reconnaissance, Jamie se voit confier la charge de fomenter une rébellion apte à renverser le pouvoir dictatorial en place, pour le remplacer par un autre tout aussi détestable, mais plus à même de collaborer avec la puissance financière qui pilote l’opération. L’essentiel du film s’attache à esquisser les contours d’un personnage nuancé, au fil de sa préparation au combat.
Alors que son personnage principal est par nature pétris de contradictions, Les Chiens de guerre tente de délimiter sa place dans la société, aussi bien en Afrique qu’en Occident. Le plus souvent, Jamie semble en marge du monde qui l’entoure, tel un spectateur lointain qui n’a aucune emprise concrète sur les événements, un simple exécutant. Ainsi, dans les séquences tournées aux USA, le protagoniste déambule dans un appartement dont la télévision sans cesse allumée diffuse des images de journaux télévisés, sans que Jamie ne les regarde. Le long métrage marque une distance ferme entre les actes du protagoniste et leurs conséquences. Lui qui fait couler le sang à l’autre bout du monde ne constate pas le fruit de ses méfaits à travers son poste et reste loin des jeux politiques. La place de spectateur lui est également attribuée lors de son premier voyage au Zangaro, alors qu’il prend la fausse identité d’un ornithologue venu observer les oiseaux. Jamie ne manipule aucune arme à feu, mais un simple appareil photo, il maintient une forme de séparation avec un monde qu’il n’entrevoit qu’à travers un objectif.
Pourtant, le rôle de pion de ce personnage est explicitement dénoncé dès les premières secondes, lorsque le commanditaire de Jamie l’interrompt en pleine partie d’échecs, selon une métaphore limpide. Néanmoins, le grand échiquier mondial n’appartient pas aux forces politiques, mais bien aux conglomérats industriels. Dans une condamnation ferme de ce pouvoir déviant, Les Chiens de guerre leur adjoint une logique inhumaine, une obéissance servile à l’argent au mépris de la vie humaine. La firme qui emploie Jamie, bien qu’elle ne soit jamais explicitement nommée, est incarnée par un personnage qui ne s’étonne même pas de la présence d’un cadavre dans son bureau. Plus symboliquement, les armes que l’escouade de mercenaires transporte jusqu’au Zangaro dans la deuxième moitié du film sont dissimulées dans des barils d’huile estampillés Castrol. Les Chiens de guerre ne se cache pas, il met en accusation l’oppression larvée de l’Occident qui opprime insidieusement l’Afrique.
La représentation du Zangaro n’est cependant pas plus reluisante, et Les Chiens de guerre se teinte d’un fatalisme absolu. Pour John Irvin, les hommes deviennent mauvais dès qu’ils accèdent au pouvoir, et celà peu importe leurs couleurs de peau ou leurs origines sociales. Lors de son premier passage dans le pays, au moment de la reconnaissance, Jamie est témoin d’un totalitarisme qui s’exprime dans toutes les strates de la société. Outre la corruption et la surveillance à laquelle est soumis le héros, les portraits omniprésents de Kimba, le président en place, qui ornent la ville agissent comme des yeux auxquels Jamie ne peut jamais se soustraire. Lors de la visite d’une église, l’incursion du dictateur dans la vie religieuse est elle aussi dénoncée, alors que la mention du nom du dirigeant dans la prière est devenue obligatoire. Pour compenser une vision désabusée de l’Afrique, Les Chiens de guerre fait preuve de compassion pour les civils. La plupart de ceux qui s’affichent à l’écran sont des vieillards ou des femmes, et pour beaucoup des estropiés. Tout le désarroi de la population est catalysé par un personnage féminin aux mains de Kimba, porteur d’une certaine douleur, qui est chargé de faire visiter la capitale à Jamie.. Les habitants du Zangaro aspirent à la liberté mais vivent dans l’oppression la plus totale. Le retour de Jamie sur les terres africaines, cette fois pour renverser le pouvoir par les armes, s’impose comme une réponse à son premier voyage. Lui, l’homme de fureur et de sang, ne peut plus ignorer la souffrance de ce peuple qu’il a côtoyé de si près qu’il en est à jamais changé. Le poids des responsabilités l’accable, et son coup d’éclat ne peut pas accoucher d’une nouvelle dictature. Il rechigne au passage à l’acte, et refuse de suivre aveuglément les ordres. Lorsqu’il croise à nouveau la jeune femme, présente dans la caserne militaire qui abrite Kimba, il ne peut pas appuyer sur la détente, alors qu’il l’aurait probablement fait auparavant. Le protagoniste est transformé.
Alors que le journalisme est souvent présenté comme un contre pouvoir qu’il convient de défendre aux États-Unis, Les Chiens de guerre en fait la première victime du complot mondial qui s’organise. Présent sur les terres du Zangaro, le reporter Drew (Colin Blakely) semble tisser un lien d’amitié avec Jamie, ou tout du moins une connivence de circonstance. Tout comme le mercenaire épié par les militaires, le journaliste est victimisé par le régime: tandis qu’il capte les images d’un massacre, son matériel est détruit. Pourtant, Drew réussit bel et bien à extraire du Zangaro un ensemble d’images qui lui permet d’élaborer un documentaire à charge contre le président Kimba. Ici, Les Chiens de guerre renvoie le spectateur à ses propres convictions: affalé sur un bar, le reporter confie à Jamie le désintérêt notoire du public pour son travail, alors que la plupart des gens ont préféré regarder l’élection de la nouvelle Miss Monde. Pour John Irvin, nous sommes tous coupables: notre responsabilité d’être humain nous engage à nous intéresser au sort des plus démunis, et pourtant le confort de nos sociétés privilégiées nous détourne de cette mission. Dans un geste effroyablement cynique, le cinéaste met même à mort le journaliste, non pas des mains de Kimba, mais de celle du groupe industriel qui dirige la mission de Jamie. De plus, cet assassinat ne prend pas place au Zangaro, mais aux USA. La violence n’est pas l’apanage des dictateurs, une autre forme de totalitarisme s’exprime.
C’est dans cet Occident désenchanté que Jamie doit évoluer le plus souvent. Lui qui a un pied en Afrique et l’autre aux USA cherche désespérément sa place dans un monde qui se refuse à lui. Les Chiens de guerre joue de l’image du cercle familial pour souligner cette absence de port d’attache. De toute évidence, les quelques minutes décrivant le mariage raté de Jamie, alors que son ex-épouse éprouve toujours des sentiments pour lui, alimentent la vision d’un pays qui reconnaît ses soldats de fortune mais qui ne peut les adouber ouvertement. Plus implicitement, la responsabilité envers les enfants est évoquée: quelle sera le leg de Jamie aux générations futures. En début de film, alors que le protagoniste devient le parrain d’un nouveau-né, ce rôle lui est immédiatement retiré par la mère du bambin, qui lui avoue ne lui avoir concédé cette position que par loyauté envers son mari disparu au combat. La transmission est pendant quelques minutes interdite à Jamie, sa haine aveugle ne doit pas se perpétuer. Néanmoins, Les Chiens de guerre consacre quelques scènes à l’union précaire qui se tisse entre le personnage principal, et un gosse défavorisé noir des rues américaines. Lorsque Jamie lui demande s’il a un parrain, avant de le prendre sous son aile quelques secondes, la notion de transfert apparaît forte. Un double message en résulte: d’une part, en faisant de cet enfant un adolescent à la peau noire, le parallèle avec les habitants du Zangaro est évident. D’autre part, en ancrant ce jeune dans un contexte de précarité forte, Les Chiens de guerre semble accentuer l’idée que la violence se transmet aux plus démunis, si rien n’est fait pour changer leur statut, puisque c’est là le seul moyen de révolte qui leur est accordé par la société. Les USA sont sous pression, l’égalité des chances est le seul moyen d’endiguer sa chute vers le sang.
Pourtant, la véritable famille de Jamie est à n’en point douter l’escouade de mercenaires qui s’agglomère autour de lui pour son retour au Zangaro. La majeure partie du long métrage est d’ailleurs consacrée à la préparation méthodique de l’assaut, et aux méandres de l’organisation qui s’installe. En prenant tout son temps, Les Chiens de guerre tisse un lien fort entre ses hommes unis par une vérité qu’ eux seuls connaissent, même s’il ne les excuse jamais de leurs crimes. Le groupe de quatre, dans lequel apparaît le français Jean-François Stévenin, est semblable à une fratrie soudée, que presque rien ne peut diviser. Alors qu’ils se côtoient torses nus sur le bateau qui les mène au Zangaro, ou tandis qu’ils se lancent quelques blagues légères, un esprit de bande s’instaure. En faisant de l’un deux un père de famille en devenir, Les Chiens de guerre crée même un lien émotionnel avec le spectateur. La loyauté qui les réunit est inébranlable, et l’introduction et la conclusion du récit se répondent: nul ne sera laissé derrière par Jamie, tous rentreront au bercail, d’une façon ou d’une autre.
Les Chiens de guerre détourne les codes du cinéma d’action pour approfondir sa réflexion autour du statut de mercenaire, dans un long métrage dense et acerbe.
Les Chiens de guerre est disponible chez L’Atelier D’Images, en Blu-ray et DVD, comprenant notamment sa version longue, avec en bonus:
- Quand les mercenaires attaquent par Philippe Lombard, journaliste et écrivain
- Bande-annonce originale