Cronaca di un amore
1950
Réalisé par: Michelangelo Antonioni
Avec: Massimo Girotti, Lucia Bosé, Gino Rossi
Film fourni par Carlotta
Un destin italien
Dans le foisonnement cinématographique italien qui a bercé le 20ème siècle, le nom de Michelangelo Antonioni prend une résonance particulière. Esthète de la forme, souvent contemplative, mais avant tout théoricien du fond laissé à la libre interprétation du spectateur, le cinéaste déroute autant qu’il fascine. Nombreux sont les amateurs de septième art à se perdre dans les méandres d’un esprit délicieusement fou, en perpétuelle réflexion sur son art et sur sa mission. Pour mieux cerner le créateur, c’est aux origines que Carlotta nous propose de revenir avec une copie restaurée de Chronique d’un amour, sa toute première réalisation. Un temps scénariste, Michelangelo Antonioni franchit enfin le cap de la mise en scène et propose déjà matière à laisser son âme divaguer au fil de ses pensées, sous le couvert du film noir.
Dans l’Italie d’après-guerre, le riche industriel Enrico Fontana (Ferdinando Sarmi) est l’époux heureux de la belle Paola (Lucia Bosé). Malgré le bonheur de façade qui les unit, le capitaine d’industrie engage une agence de détectives privés pour lever le voile sur le passé obscur de la belle. Lancé sur ses traces, l’enquêteur Carloni (Gino Rossi) découvre rapidement une intrigue amoureuse de jeunesse mêlant Paola et le mystérieux Guido (Massimo Girotti), interrompue par le décès tragique d’une amie des deux amants. Convaincu que cette mort n’est pas accidentelle, Carloni traque cette femme fortunée sans se rendre compte qu’il la pousse par son investigation à renouer sentimentalement avec son ancien amour, vivant désormais dans la précarité.
Mourir d’aimer
Comme pour initier le spectateur à son cinéma, Michelangelo Antonioni, qui sera souvent cryptique dans la suite de sa carrière, adopte ici la grammaire du polar dans les premiers temps de son récit. Chapeau de feutre sur la tête, cigarette en bouche, Carloni à tout de l’imagerie associée à sa profession, jalonnée par les productions américaines contemporaines de Chronique d’un amour.Mais en vérité, le détective s’efface bien vite dans le déroulé de l’histoire, jusqu’à ne devenir presque plus qu’une étrange silhouette sur les traces de Paola et Gino. Michelangelo Antonioni ne renie pas cet aspect de son histoire et y revient ponctuellement, mais ce personnage est avant tout un guide dans la mise en place d’ouverture.
D’ailleurs, le drame qui l’obsède et qu’il assimile à un meurtre apparaît en vérité bien singulier. L’action même de donner la mort, d’un bout à l’autre de Chronique d’un amour, n’est jamais le fruit d’une action, mais tout au plus d’une négligence, d’un silence. Les protagonistes ne sont pas condamnés par un geste, il le sont par l’inaction. Il suffit presque que Paola et Guido s’étreignent pour que le destin ravisse leurs amours passés. Michelangelo Antonioni semble théoriser la place d’un compagnon devenu gênant au bonheur de ce couple maudit. En passant à la prochaine histoire, on blesse à jamais ceux qui animaient celles d’avant et on en fait un deuil affreusement complexe.
Les amants maudits
Le cœur du propos de Michelangelo Antonioni reste donc sa définition du sentiment amoureux, propulsé dans un cadre invivable. Plusieurs indices scénaristiques laissent à penser que l’enquête n’est finalement que métaphorique. L’embauche de Carloni ne se fait pas sur des bases de suspicion, mais davantage sur le simple souhait d’un mari de découvrir le passé de sa femme, s’en l’y confronter. Une situation pour le moins étonnante que le patron de l’agence de détective ne manque pas de souligner. Plus parlant encore: Paola n’a rien à se reprocher vis-à-vis de son époux, avant que l’enquête ne la pousse à nouveau dans les bras de Guido.
Dès lors, ne pourrait-on pas voir Carloni comme la simple manifestation de deux amants pétrifiés par la peur d’être découverts? L’enquêteur n’est jamais loin, mais jamais non plus sur place. Il se rapproche progressivement mais sa proie lui échappe. La mise en scène de Michelangelo Antonioni semble aller dans ce sens: soit nos deux amoureux tragiques sont noyés dans une foule où ils ne peuvent décemment pas s’enlacer, soit ils sont seuls dans de grands espaces vides où leurs dialogues ne traduisent jamais la passion, mais toujours uniquement la crainte d’être surpris. L’amour est un idéal impossible pour eux.
Impératifs financiers
Michelangelo Antonioni y mêle un élément loin d’être anodin: l’argent. L’aspect financier de l’affaire est tout aussi omniprésent que les histoires de cœur, et les contamine même de manière obscène. Au plus évident, on constate que les rapports qui unissent Paola et son époux ne s’évaluent jamais en caresse, mais toujours en cadeaux d’un luxe éhonté. Le cinéaste se refuse d’ailleurs à rassembler mari et femme physiquement au-delà de la scène qui introduit ces personnages. Plus succinctement, Carloni s’impose lui aussi comme un protagoniste soucieux de tirer le bénéfice le plus conséquent possible de la situation à laquelle il est mêlé.
Mais c’est sans équivoque autour de la relation entre Paola et Guido que l’oppression pécuniaire est la plus éprouvante. L’une est fortunée, l’autre dramatiquement pauvre et sans cesse ce déséquilibre oppresse leur idylle, leur interdit le bonheur. Toujours observateur des évolutions de l’Italie, Michelangelo Antonioni s’appuie non seulement sur les accessoires pour témoigner de cette disparité, mais oppose également les décors d’un pays fastueux en apparence, en ruine dans ses coins reculés.
De quoi élargir le débat et poser une question plus profonde sur l’Italie des années 50. Le cinéaste devient sociologue et nous interroge implicitement sur une réconciliation alors improbable entre ceux que la guerre a rendus riches et ceux qui ont tout perdu. Deux strates de la population se rencontrent et se percutent violemment dans Chronique d’un amour. Comme un indice, Michelangelo Antonioni pose un marqueur temporel intriguant: Paola et Guido se sont séparés en 1943, année où les forces fascistes commencent à perdre leur emprise sur le pays, avant de se retrouver au présent du récit.
Carlotta ressort Chronique d’un amour en version restaurée 4K, le 26 janvier en salles, et prochainement en Blu-Ray.
Sous ses airs de film noir, Chronique d’un amour impose Michelangelo Antonioni comme un auteur d’une intelligence sans borne, dès son premier long métrage annonciateur d’une carrière époustouflante.