(4 mosche di velluto grigio)
1973
Réalisé par : Dario Argento
Avec : Michael Brandon, Mimsy Farmer, Jean-Pierre Marielle
Film fourni par Carlotta Films
Fort du succès de ses deux premiers films, le réalisateur Dario Argento poursuit son exploration ténébreuse du Giallo en 1973 et signe l’ultime volet de la trilogie animale qui inaugure son début de carrière. Un vent de fraîcheur souffle alors sur le cinéma italien. Dans le sillage des codes établis par Mario Bava depuis presque dix ans, le public frissonne au rythme des mises à mort des tueurs sanguinaires qui envahissent les écrans. Après L’Oiseau au plumage de cristal et Le Chat à neuf queues, Dario Argento s’est imposé comme une figure importante de ce courant cinématographique, redoublant d’inventivité et d’impertinence. Son aura dépasse allégrement les frontières transalpines. Jusqu’aux États-Unis, le metteur en scène séduit les foules et les amateurs d’angoisse. Pourtant, il est en quête de réinvention. Déjà l’artiste aspire à s’émanciper du genre qui l’a vu naître et envisage le virage fantastique que prendra sa carrière à la fin des années 1970. Néanmoins, le temps du renouveau n’est pas encore venu et avant l’au revoir au Giallo que sera Les Frissons de l’angoisse, réalisé à contre-coeur en 1975, Dario Argento répond aux attentes des spectateurs en signant 4 mouches de velours gris, qu’il pense alors être l’aboutissement de son étude de ce style. Déjà, l’auteur lorgne vers d’autres horizons. Entre les coups de poignard et les effusions de sang qui entachent la pellicule, il oscille entre sophistication du scénario proche des polars de Fritz Lang, explicitement mentionné dans le film, et envolées mystiques annonciatrices de la suite de son parcours. 4 mouches de velours gris est une étape importante dans le périple d’un des pères fondateurs du Giallo.
Fruit d’une coproduction française, le long métrage réunit une myriade d’acteurs aux nationalités différentes, dans un maelstrom improbable mais loin d’être inédit pour les projets italiens de l’époque. Sous l’égide de son propre père, producteur du film, Dario Argento parcourt le monde en quête de visages aptes à incarner ses protagonistes torturés, mais aussi ses personnages plus légers. 4 mouches de velours gris mélange les origines, mais aussi les genres, à travers des instants étrangement humoristiques qui ponctuent les morceaux de bravoure horrifiques et qui donnent une saveur toute particulière et déstabilisante à l’œuvre. À l’écran, l’américain Michael Brandon donne la réplique au français Jean-Pierre Marielle ou à l’italien Oreste Lionello et à la star de l’époque Bud Spencer, ami du réalisateur depuis leur rencontre sur le plateau de 5 hommes armés. Succès en salles au moment de sa sortie, 4 mouches de velours gris a pourtant longtemps été oublié, victime d’un imbroglio juridique qui a empêché sa restauration. Après le dépôt de bilan de la SEDA, à l’origine de la production du film, les tribunaux peinent à désigner un nouvel ayant droit, alors que l’œuvre aurait dû être restituée à son créateur selon la législation italienne. Restés enfermés dans les placards des laboratoires transalpins, les négatifs ne sont exhumés qu’au début du XXIème siècle, plus de 30 ans après la sortie d’un film qui n’avait jusqu’alors perpétué sa légende que sur de vieilles cassettes vidéos d’époque. Désormais disponible dans une copie impeccablement remise au goût du jour, 4 mouches de velours gris se redécouvre avec délice dans une nouvelle édition Steelbook proposée par Carlotta Films.
La déchéance de Roberto Tobias (Michael Brandon) se joue à l’écran. Batteur dans un groupe de rock, le musicien est poursuivi par un étrange inconnu qui le traque jusque sur le palier des studios d’enregistrement. À la suite d’une confrontation musclée, le protagoniste poignarde accidentellement son harceleur dans les ruines d’un théâtre abandonné, mais son crime est immortalisé sur photographie par un effrayant témoin masqué. Tobias se retrouve à la merci de ce spectateur gênant qui prend un plaisir sadique à le persécuter jusque chez lui, en disposant les preuves du meurtre dans l’appartement qu’il partage avec son épouse Nina (Mimsy Farmer) et en mettant à mort ses proches un à un. Le protagoniste entend résister en engageant le détective privé Arrosio (Jean-Pierre Marielle), sur les conseils d’un excentrique ami surnommé “Dieu” (Bud Spencer). Toutefois, l’enquête est vouée à l’échec, et le tueur continue de sévir.
En même temps que les cadavres s’amoncèlent, l’intimité de Tobias est mise à nue. Constamment privé de refuge, le personnage principal de 4 mouches de velours gris est un homme acculé face à la fatalité d’une mort prophétisée, toujours plus proche de lui. Les murs de son appartement ne forment plus un havre de paix, mais ils se métamorphosent en prison de la culpabilité, à mesure que les preuves de son prétendu crime se nichent jusque dans les endroits les plus secrets. L’étau se resserre autour de Tobias, étouffe son corps et son âme et le prive du confort d’un sommeil troublé par d’incessant cauchemars. Un œil sadique contemple sa descente aux enfers et se repaît du sordide spectacle. Dans une plongée indiscrète au plus proche de son triste héros, 4 mouches de velours gris multiplie les plans en vue subjective, émulant tour à tour le regard du tueur et celui de Tobias, pour faire naître une confusion volontaire chez le spectateur, rendu actif par le procédé de réalisation. Tueur et victime sont réunis par le partage d’une même vision. Pourtant, impossible de se fier explicitement aux images présentées à l’écran. Si Dario Argento parsème son film de globes oculaires, qu’ils soient dessinés sur la poignée de la porte du bureau de Arrosio, ou froidement extraits d’un cadavre pour en capturer la dernière vision, les preuves concrètes données aux spectateurs sont sans cesse contrariées par le récit. Le regard n’est pas vérité absolue, il est influencé par la psyché de celui qui observe et par l’interprétation biaisée qu’en font les personnages. Un temps envisagée comme la clé de l’énigme et un moyen de confondre l’assassin, l’ultime image présente sur la cornée d’un cadavre n’est ainsi qu’une énigme de plus, quatre mouches inattendues qui donne son titre au film. La réalité est abstraite, tronquée et assujettie aux règles mystérieuses de la perception personnelle. À l’inverse de L’Oiseau au plumage de cristal qui invitait le spectateur à déceler la vérité en trouvant la bonne interprétation aux scènes perçues partiellement en introduction du récit, 4 mouches de velours gris installe la clé de sa résolution dans tout ce que le public ne peut pas contempler. Que ce soit concrètement, en plaçant le tueur entièrement hors champs même lors des meurtres, ou métaphoriquement, en faisant de ses motivations la résultante d’un passé resté tabou et fragmenté au terme du film, Dario Argento refuse de livrer un cheminement logique et déductif au public. Le spectateur n’est qu’une victime de plus, celle d’un réalisateur maître manipulateur.
Presque l’intégralité de ce que nous montre 4 mouches de velours gris se révèle être faux. Tobias n’a en réalité tué personne, il est victime d’une mise en scène, la figure ombreuse qui rôde autour de sa maison n’est parfois que son facteur, et l’amour qui l’unit à Nina s’effrite rapidement, bientôt remplacé par l’infidélité. Puisque toute vérité est contestable, les manifestations du vice du harceleur sont elles aussi remises en cause. Elles se transforment en exaltation de la culpabilité de Tobias, se pensant assassin, jusqu’à laisser planer le doute sur l’existence avérée d’un autre meurtrier. L’hypothèse que le protagoniste soit son propre bourreau est sans cesse affirmée, notamment lorsque dans des dialogues fragmentés, la double personnalité de l’antagoniste est établie. L’apparence du mystérieux photographe au masque poupon est si improbable qu’il en devient presque allégorique, seuls ses clichés prouvent son existence. 4 mouches de velours gris est une ballade à la frontière devenue poreuse entre réalité et onirisme. La sincérité se dérobe au monde concret, remplacée par la manipulation et le mensonge, et une autre forme de vérité naît dans les cauchemars répétés de Tobias, mettant en scène une décapitation rituelle moyen-orientale. À mesure que l’ombre du meurtrier se rapproche de lui, le glaive du bourreau rêvé se rapproche du cou de sa victime, jusqu’à ce que dans le dénouement du film, le geste soit achevé. Comme une sombre prophétie, les mirages ensommeillés prédisent l’avenir funeste avec certitude.
Les digues des codes sociétaux jusqu’alors en vigueur en Italie et dans les sociétés occidentales cèdent à l’écran, en même temps que celles de la réalité. 4 mouches de velours gris digère et s’approprie les codes du Giallo qui veulent qu’une part de nudité affriolante soit montrée à l’écran, pour incorporer cette strate du film à une réflexion plus large sur l’évolution de l’identité, notamment sexuelle, à l’aube des années 1970. Le long métrage oscille constamment entre évocations d’un âge ancien et rigoriste synonyme d’oppression et de malheur, et essor d’une nouvelle génération libertaire. D’une sensualité secrète et taboue, notamment humoristiquement illustrée à travers la confusion d’un facteur au moment de délivrer des magazines pornographiques dans le secret des boîtes aux lettres, le monde passe à une expression des plaisirs de la chair consciente et affirmée. L’intime devient une fierté proclamée publiquement, tandis que continuer à se conformer aux vieux codes patriarcaux est source de tous les supplices. Le foyer de Tobias est frappé par le drame en partie car il constitue un des derniers bastions des vieux modèles sociétaux, une pyramide du désespoir au sommet de laquelle trône un homme omnipotent, sévère et insouciant de son infidélité, régent d’une femme opprimée et esclave de son bon vouloir. Nina souffre de son statut de corvéable, est victime d’une contrainte morale implicite qui lui interdit l’épanouissement et qui apparaît comme une réminiscence de son enfance désastreuse, avant de fuir le domicile conjugal. Le malheur est dans la trahison de la nature profonde de l’être, dans le jeu d’apparences trompeuses et de masques que s’imposent les hommes, à l’instar de l’antagoniste du film qui se déguise. À l’inverse, le détective Arrosio clame son identité différente, sans fard, et se présente comme homosexuel avant même d’évoquer ses talents d’enquêteur. Il s’assume pleinement, et une part de sagesse certaine lui est conférée en conséquence dans le cheminement du récit. Même s’il devra en payer le prix fort, il devine avant Tobias, et avant le spectateur, l’identité de l’assassin, perçoit son crime sous son apparence la plus concrète, contrairement aux victimes précédentes qui perdaient pied avec la réalité, et reste le seul mis à mort avec lequel converse le meurtrier.
4 mouches de velours gris cherche sans cesse à mettre à mort les pères, leurs codes dépassés et leur morale défaillante. Le scénariste Luigi Cozzi confie ainsi en interview que l’insurrection face aux anciens dogmes cinématographiques et sociétaux était le moteur de l’élaboration du script du film. Le mal se niche dans le passé et il se dévoile avant l’identité du tueur. Avant de faire enfin tomber les masques, l’évocation d’une enfance torturée est adjointe à l’assassin et laisse à penser que le visage du meurtrier est moins important que le parcours délétère qui la conduit vers le crime psychotique. Les maux d’aujourd’hui sont les fruits des douleurs d’hier, le sang versé n’est que le résultat d’une effroyable équation du désespoir et de la contrainte. Avant d’être coupable, l’antagoniste est victime de ses aïeux, comme un ultime maillon d’une chaîne de la violence. Presque en conséquence, les premiers mis à mort sont des personnages d’âge mûr, le meurtre devient un sacrifice pour en finir avec les ancêtres. L’assassin ne transgresse cette règle qu’à une seule et unique reprise, pour transformer sa croisade sociétale en vendetta personnelle, et il est confondu à cause de cet écart de conduite. Réalisateur délicieusement vicieux, Dario Argento ne punit pas son antagoniste tant qu’il a pour mission d’anéantir une ancienne école du vice. Le criminel à reçu le mal en héritage, pourtant une liberté de manœuvre lui est scénaristiquement accordée et une toute puissance lui est octroyée par la mise en scène. Elles ne lui seront reprises qu’une fois les idéaux trahis. Jusque dans ses séquences d’humour d’apparence anodines, 4 mouches de velours gris pourfend les incarnations saugrenue de l’autorité. En confondant son facteur avec l’assassin et en le molestant, Tobias victimise un homme en uniforme, comme si une nouvelle génération se rebellait contre les institutions, certes ici sous leur incarnation la plus légère.
La seule autorité porteuse d’une sage parole à laquelle il convient de se plier trouve corps dans le personnage interprété par Bud Spencer, très symboliquement nommé Dieu. Sans discontinuer, 4 mouches de velours gris lui confère une distance salvatrice sur les évènements et une spiritualité qui confine parfois à la prescience. Dieu est presque extérieur au déroulé du récit, la manifestation d’un regard critique sur le parcours de Tobias. En l’accompagnant d’un acolyte capable de citer des passages entiers de la bible, le film prolonge la métaphore religieuse en représentant le Saint Père et un apôtre de fortune. Néanmoins, il n’est aucune autorité qui ne soit malmenée dans le long métrage. Loin du faste représenté dans les églises, le divin est ici un clochard habillé de guenilles, faisant repas de poissons pêchés dans une rivière polluée. 4 mouches de velours gris désacralise les icônes et les prive de leur ornement, jusqu’à proposer une scène étrange, au cours de laquelle Tobias et Dieu se rejoignent dans un congrès des pompes funèbres et où il est fait étalage de cercueils totalement absurdes. La mort n’est plus sacrée, elle est devenue un commerce courant, l’après-vie est ridiculisée. La mystique n’est pas une vérité, elle n’existe que dans le l’œil de celui qui choisit d’y croire, au moment où sonne l’heure funeste. Si Arrosio le pragmatique contemple sa mort sans artifice, l’employée de maison de Tobias sombre quant à elle dans un cauchemar éveillé, au seuil de la folie. Poursuivie par le tueur, son environnement devient un labyrinthe occulte, les règles de physique élémentaires cèdent subitement, le jour devient nuit en un changement de plan. En interview, Dario Argento attribue cette rupture formelle volontaire à l’émulation du point de vue de la vieille femme. Le spectateur ne perçoit plus la réalité absolue mais il fait l’expérience des convictions occultes de la victime. Le cinéaste s’écarte ainsi dès codes classiques du Giallo pour laisser préfigurer de la suite de sa carrière plus proche du cinéma d’horreur paranormal. Cette séquence précise de 4 mouches de velours gris est un préambule artistique à la scène de spiritisme qui ouvre Les Frissons de l’angoisse, mais surtout aux films suivants du cinéaste qui s’affranchiront totalement d’un besoin de cohérence totale. Si pour l’heure le réalisateur maquille encore cette volonté sous l’évocation d’une technologie de pointe totalement imaginaire, il fait par ailleurs parler les morts, notamment en extrayant d’un œil cette dernière image perçue par une victime, ces quatre mouches nimbées de mystère.
Entre codes du Giallo et prémisses de la suite de la carrière Dario Argento, 4 mouches de velours gris cache sa profondeur sous une grammaire jouissive.
4 mouches de velours gris est disponible en Blu-ray et Blu-ray 4k UHD chez Carlotta Films, en version restaurée, dans un coffret Steelbook, avec en bonus :
. Le Giallo perdu (27 mn) – De la genèse du film à sa redécouverte après des années d’imbroglios juridiques, retour sur cette œuvre longtemps fantasmée avec le réalisateur et scénariste Dario Argento et son coscénariste, Luigi Cozzi.
. Dans l’oeil de la peur (26 mn) – Le film vu par Doug Headline (auteur et réalisateur), Bruno Forzani (réalisateur), Pascal Laugier (réalisateur) et Jean-Baptiste Thoret (historien du cinéma et réalisateur).
. Discussions avec Dieu (10 mn) – L’acteur Bud Spencer parle de son rôle de Dieudonné dans 4 Mouches de velours gris et évoque l’ensemble de sa carrière.
. S’il vous plait, monsieur le facteur (16 mn – HD) – L’acteur Gildo Di Marco se remémore sa collaboration avec Dario Argento et son rapport distancié au monde du cinéma.
. Mort au ralenti (7 mn – HD) – L’assistant opérateur Roberto Forges Davanzati se souvient du tournage de la scène finale avec la caméra Pentazet.
. Le temps s’envole (14 mn – HD) – Le directeur de production Angelo Iacono revient sur la fabrication du film et sur le choix du casting.
. Bande annonce (HD)