(Son of the South)
2021
Réalisé par: Barry Alexander Brown
Avec: Lucas Till, Lex Scott Davis, Brian Dennehy
Film fourni par Sandrine Hivert pour Blaq Out
Bien que son nom ne soit pas spécialement connu du grand public, Barry Alexander Brown est une sommité du monde du cinéma, évoluant le plus souvent à l’ombre des projecteurs. Plus de 42 ans de carrière s’étalent devant lui, de son premier documentaire, The War at Home, nommé aux Oscars en 1979, à son biopic consacré à l’activiste Bob Zellner, Un fils du sud, sorti l’année dernière. Si ses réalisations sont médiatiquement discrètes, il y a fort à parier que le grand public connaît pourtant ce grand homme du septième art sans le savoir, car une amitié durable avec un proche collaborateur marque son existence. En 1986, il rencontre pour la première fois Spike Lee, et en devient le monteur attitré. D’une simple coupe sur Nola Darling n’en fait qu’à sa tête, à l’assemblage total de BlacKkKlansman, Barry Alexander Brown est de presque tous les combats avec son fidèle complice, imposant son nom aux génériques des emblématiques Do the Right Thing, Malcolm X ou encore La 25ème Heure. Davantage qu’une simple relation de travail, c’est un parcours commun qui se tisse alors que les deux hommes grandissent ensemble dans l’univers du cinéma, une complicité absolue que Barry Alexander Brown qualifie ouvertement d’amour réciproque. Voir Spike Lee à la production d’Un fils du sud n’est dès lors plus une surprise mais une évidence, d’autant plus que le long métrage que réalise son ami caresse nombre de thèmes chers au duo. Inscrit dans la lutte pour les droits civiques, au cœur des années 1960 dans un Alabama où règne la haine, le film met à nu le racisme endémique d’une nation. Pourtant, c’est dans les racines propres à Barry Alexander Brown qu’il faut chercher la génèse du projet: bien qu’il soit né en Angleterre, le cinéaste a lui-même grandi dans le sud des USA, et comme son héros bel et bien réel qu’il connait personellement, le réalisateur a été un gamin blanc là où règne la ségrégation.
En s’attachant au parcours de Bob Zellner, ici joué par Lucas Till, Un fils du sud se pose en témoin de l’Histoire, dans ce récit inspiré de faits réels. Dans un Montgomery où les tensions entre ethnies sont vives, notamment suite au célèbre refus de Rosa Parks de quitter la place interdite aux noirs d’un autobus, le héros du film est un jeune académicien blanc qui conduit une thèse centrée sur les relations entre races, selon son propre intitulé. Son travail d’étude sociologique le conduit naturellement à s’intéresser à la cause des afro-américains, et lui attire les foudres de la population conservatrice de la ville, y compris du KKK. Au fil de son exploration, Bob Zellner est de plus en plus ému par la détresse des hommes et des femmes à la peau noire, et prend conscience de l’injustice régnant aux États-Unis, à l’aube des années 1960. Progressivement, et contre l’avis de plusieurs de ses proches, le jeune adulte prend part à la lutte pour l’égalité, jusqu’à en devenir un membre influent.
Si Bob Zellner deviendra par la suite une figure connue pour la lutte des droits civiques, Un fils du sud s’attarde exclusivement sur ses jeunes années, et confine dès lors au parcours initiatique. Le cœur du récit réside dans sa prise de conscience progressive, et dans l’approche que le jeune homme fait des épreuves que traverse la population noire américaine. En posant les racines de cette compréhension de la douleur comme issues de la simple observation, sans a priori, Barry Alexander Brown impose le combat de son héros comme profondément légitime: parce que son regard est neutre, parce qu’il est montré comme instruit, son émotion sincère apparaît naturelle. Une vision vierge de préjugés sur les violences que subissent les afro-américains suffit à comprendre la détresse. Pourtant, Bob Zellner est lourdement réprimandé pour avoir simplement manifesté de l’attention: l’éducation le rudoie, d’abord à travers un enseignant qui entend lui administrer une correction, ensuite lorsque sa faculté lui intime l’ordre de partir. Mais plus que tout, c’est la haine que Bob Zellner a reçue en héritage qui l’entrave: l’ombre d’un grand-père membre du KKK plane sur le récit, et sans l’adhésion de son père à sa quête, le protagoniste n’aurait peut-être jamais pu s’épanouir dans la lutte.
La lâcheté des pairs de Bob Zellner se répercute également comme une terrible gifle. Alors que nombre de ses concitoyens sont des racistes convaincus, le désintérêt de ceux qui partagent les opinions du héros, mais n’osent pas s’ériger contre la ségrégation, est tout aussi condamné par Un fils du sud que la haine ouverte. Les camarades de thèse de Bob se désunissent peu à peu, et la petite amie du protagoniste, bien qu’ouvertement progressiste, finit par le quitter en arguant qu’il hypothèque un futur commun. C’est dans la bouche de Rosa Parks, incarnée à l’écran, que cette dénonciation de l’immobilisme s’affirme: “Ne pas faire de choix, c’est déjà choisir”. Le choix du pire, à n’en point douter. Cependant, aussi tortueux soit le chemin de Bob, Un fils du sud a le bon goût de ne jamais détourner le regard des vraies victimes. Le jeune homme souffre, mais ses embûches ne sont rien face aux coups et aux insultes que subissent les personnages à la peau noire. Ils restent, d’un bout à l’autre, les premiers martyrs de la lutte. Barry Alexander Brown leur juxtapose régulièrement l’image de l’Église, et par extension celle du Christ. Ils sont les apôtres de la non-violence, durement entraînés à ne pas céder à la haine. Lorsque l’un d’eux, blessé, entonne une chanson partisane dans le couloir d’un hôpital, à côté d’une représentation de la Cène, la symbolique est forte.
La légitimité de Bob Zellner est en conséquence questionnée par le long métrage, sans que Barry Alexander Brown n’ait besoin de grossir le trait. Qu’est ce qui donne à son héros le droit de prétendre comprendre la souffrance d’un peuple opprimé, lui qui vient d’une famille bien née ? L’impunité dont il jouit en début de film expose cette idée, alors que des marcheurs pour l’égalité sont molestés par des hordes racistes. Bob erre entre les corps, libre de ses mouvements car blanc de peau. Constamment, Un fils du sud nous rappelle que son protagoniste est un privilégié dans une Amérique ségrégationniste. Pourtant, c’est sa trahison envers les autres blancs qui est lourdement réprimandée. La lutte pour l’égalité des afro-américains est admise par certains, mais la trahison d’un blanc est le péché ultime. En renonçant à ses privilèges, Bob Zellner fissure le mur de l’intolérance, cela ne saurait lui être pardonné.
Toute une machine sociétale s’oppose alors à lui, comme une implacable fatalité. La police d’abord, introduite dans le récit par un plan de biais qui montre son injustice profonde, avant qu’un drapeau confédéré ne trône dans le bureau d’un shérif, comme une ultime injure. La politique ensuite, alors que les dirigeants de l’Alabama de l’époque entretiennent des relations troubles avec le KKK. Puis les sinistres encapuchonnés eux-mêmes, imposés par Un fils du sud comme de véritables détenteurs du pouvoir, jouissant d’une impunité nauséabonde et révulsante, rappelant le traumatisant Mississippi Burning. Quoi qu’entreprend Bob, il devra toujours faire face à court terme à une rage institutionnalisée, à une sauvegarde des privilèges issue d’une effroyable transmission de la haine. L’Histoire avance, mais des hommes semblent déterminés à en freiner la marche pourtant inexorable. En faisant référence à la Seconde Guerre mondiale régulièrement, le film dénonce un mal solidement ancré et récurrent chez l’être humain.
Cette grand Histoire, celle qui s’inscrit en lettres capitales dans les livres, Barry Alexander Brown ne cesse de l’inviter dans son œuvre, et c’est dans ces incursions que son plus grand talent, le montage, se fait le plus vif. En effet, en s’attelant à un biopic sur une figure célèbre, le cinéaste évoque les avancées de la société, mais en nous faisant voyager dans les souvenirs d’enfant de son héros, et dans ses premières expériences de la ségrégation, à travers des actes anodins, Un fils du sud impose un jeu temporel savoureux. Sa réflexion sur les figures de l’époque ne s’arrête pas là, et incarner ouvertement Rosa Parks se révèle être un pari réussi. À plus fortes raisons, son traitement de l’image apparait ingénieux, alors qu’il mêle bandes d’archives fatalement en noir et blanc, et les tons monochromes dans certains passages iconiques de fiction. Enfin, lorsqu’une manifestation à laquelle se joint Bob franchit un pont, le souvenir des événements de Selma n’est pas loin.
Un fils du sud est une leçon d’Histoire essentielle, une invitation à la résistance et à l’ouverture à la souffrance des autres. Barry Alexander Brown s’inscrit dans les événements tragiques du XXème siècle pour épouser un devoir de mémoire capital.
Un fils du sud est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus:
- un entretien avec Barry Alexander Brown