2022
Réalisé par: Stéphane Brizé
Avec: Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Marie Drucker
Film fourni par Dark Star pour Diaphana Distribution
7 ans après La loi du marché, et 4 ans après En guerre, une trilogie se conclut à l’occasion de la sortie d’Un autre monde. À nouveau réunis, le réalisateur Stéphane Brizé, le scénariste Olivier Gorce et le comédien Vincent Lindon mettent un point final à leur étude approfondie du monde du travail, marqué par les errances d’un capitalisme débridé qui opprime les hommes. Durant trois films, le trio n’a eu de cesse d’exposer les blessures de la population active, sans pour autant prétendre détenir les clés d’un meilleur lendemain. Les protagonistes étalés par ce cinéma de l’authenticité, parfois proche du documentaire, n’ont rien de héros vertueux, ils sont des victimes avant tout, des êtres meurtris. Sur les plateaux de tournage, Stéphane Brizé s’interdit même de casser la justesse de l’interprétation de Vincent Lindon en décrivant trop fortement la moralité des personnages qu’il interprète: selon les mots de l’acteur, “Lorsque l’on tourne avec Brizé, il n’y a pas d’adjectif, c’est interdit”. Le bien et le mal n’existent plus, l’équilibre est rompu.
Cette idée, ce nouveau long métrage la propulse à une échelle différente des deux premiers volets de la trilogie, comme pour témoigner d’une souffrance inhérente à tous les employés, peu importe leur grade: si La loi du marché et En guerre étaient ancrés dans le bas de l’échelle sociale, Un autre monde pose quant à lui son regard sur un directeur de site industriel dont la rémunération est plus que confortable. Pourtant, la souffrance propre au personnage est analogue à celle des précédents protagonistes. La place des cadres supérieurs dans la société est souvent taboue: leurs salaires poussent à une décence qui leur interdit de se plaindre, mais ils évoluent cependant dans un milieu hautement concurrentiel, et sont les terribles exécutants, parfois la mort dans l’âme, des licenciements économiques préalablement dénoncés dans En guerre. C’est ce dilemme moral qui intéresse Stéphane Brizé, qui refuse ouvertement de sombrer dans le misérabilisme et de proposer un film sur des “pauvres riches”, comme il le dit lui-même. Le cinéaste préfère interroger sur la place d’une limite morale: à quel moment la mission du cadre et son obéissance aux ordres ne font plus sens ? Jusqu’à quand peut-il se résigner à une tâche effroyable, contre son sens des responsabilités, au détriment de l’entreprise et de ses employés ? Peut-il se rebeller contre ses supérieurs sans en payer le prix fort ?
À l’évidence, Philippe Lemesle (Vincent Lindon) est déjà en perdition dès l’entame d’Un autre monde. Sa rupture avec son épouse Anne (Sandrine Kiberlain) est actée, et une bataille d’avocats prend place concernant les modalités du divorce. Le long métrage établit clairement le travail de Philippe comme source de cette séparation: après des années de dur labeur, d’angoisse, de pression et d’absence, le directeur de site industriel n’est plus qu’un fantôme pour sa partenaire. C’est sur cet emploi ingrat que Stéphane Brizé pose son regard, car si Philippe vit dans un confort matériel affirmé, il ne profite pas de sa richesse. Son existence ne tourne qu’autour de sa tâche quotidienne. Lorsque ses supérieurs lui intiment l’ordre de procéder à une nouvelle vague de licenciements, alors que son entreprise génère des profits, le protagoniste est ébranlé, et la limite est atteinte. Philippe ne peut plus faire face à cet ultime affront, et est écartelé entre ses employés soucieux et sa hiérarchie intransigeante.
Pour approcher visuellement ce nouveau volet de sa trilogie, Stéphane Brizé fait fi des dogmes qu’il avait installés précédemment: fini la caméra à l’épaule et les images prises sur le vif de La loi du marché et En guerre, Un autre monde impose des cadres droits, fixes et strictes. Si le cinéma du réalisateur reste centré sur l’humain, la volonté d’enfermer Philippe dans une prison esthétique est évidente. Presque jamais le personnage ne peut évoluer librement, il est entravé dans toutes ses décisions par une cruelle réalité que Stéphane Brizé met en scène avec froideur et austérité. Néanmoins, l’homme reste le pivot du récit: Vincent Lindon est présent dans toutes les scènes ainsi que presque toutes les prises de vue, et de nombreuses répliques de ses interlocuteurs ne se vivent qu’à travers les réactions subtiles du comédien, sur son visage éprouvé. Par ailleurs, Un autre monde offre des séquences d’apparences anodines, où Philippe est seul face à son écran d’ordinateur, ou devant un étalage de bilans comptables qu’il souligne inlassablement. L’extrême solitude de l’être et l’aliénation par le travail émanent de ces plans qui parsèment le film, comme un fil rouge oppressant.
Alors que les deux précédents longs métrages de la trilogie avaient parfois antagonisé le cadre supérieur, faisant de lui le premier instigateur du malheur ouvrier, Un autre monde cherche à poursuivre le portrait de notre société en faisant le choix de l’exhaustivité. Le triptyque ne devient complet qu’à la lumière de ce nouveau film, alors que Stéphane Brizé humanise un être qu’il serait facile de détester de prime abord. Philippe assume le rôle impossible de fusible: il est le pourvoyeur de la parole du grand patronat, contre ses convictions, de même qu’il est le premier interlocuteur des syndicats. Un pied sur son site industriel, au contact des ouvriers, l’autre dans les bureaux parisiens, il est écartelé, un martyr du capitalisme. Pourtant, Un autre monde n’entretient aucune illusion: s’il refuse de s’acquitter de sa mission, Philippe sera remplacé par d’autres moins soucieux du bien-être des employés, sa tête sera tranchée alors que le chantage du chômage est souvent brandi comme une effroyable menace. Sans jamais les juger, le long métrage propose d’ailleurs d’autres personnages au grade analogue à Philippe, qui pour un spectre compréhensible de raisons personnelles sont enclins à répondre aux diktats de leurs supérieurs. Les doutes du protagoniste, et sa proportion à résister un temps, s’imposent comme un acte de rébellion que le capitalisme ne tolère en aucun cas.
L’attaque sur la loi économique du monde du travail n’en est que plus frontale. Si dans les premiers instants, la supérieure de Philippe, incarnée par Marie Drucker, est perçue comme la source du problème, Un autre monde balaye rapidement cette idée. Dans l’affreuse pyramide décrite, « Tout le monde a un boss” comme l’énonce le film. Même le patron international du groupe estime avoir des comptes à rendre, non pas à un être parfaitement identifié, mais à la bourse, intransigeant métronome de la décadence sociale. L’affreuse loi du marché qui avait offert son titre au premier volet de la trilogie est ici exprimée dans toute sa globalité, et ouvertement mise en accusation. Les valeurs de l’humain n’ont plus leur place, les hommes sont devenus fous et n’obéissent plus qu’à la règle du chiffre, dans une course irraisonnée contre une concurrence illusoire. Bien que Philippe soit sujet à des ordres directs, ses supérieurs n’ont même plus besoin d’être menacés pour s’acquitter de leur labeur robotiquement. Le spectre récurrent des puissances industrielles étrangères, le même qu’invoque les classes politiques au moment de contraindre les acquis des travailleurs, plane certes dans cette course à la productivité, mais Un autre monde bouscule une fois de plus les idées reçues. L’oppression n’a pas de frontières: allemands, hollandais et français sont dans un même bateau en plein naufrage.
C’est par l’argent qu’Un autre monde définit dans un premier temps le mariage de Philippe, avant de progressivement tendre vers le sentiment. Comme si au début de son parcours, l’homme ne percevait plus que les chiffres, il se querelle avec son épouse quant à la pension alimentaire à lui verser. En opposition, Stéphane Brizé fait du personnage joué par Sandrine Kiberlain le vecteur d’un amour disparu sur l’autel du travail. Car à l’évidence, les deux protagonistes sont liés émotionnellement, comme en témoigne un nombre fourni de scènes. Leur relation fusionnelle ne s’est pas évanouie suite au divorce, mais la contamination progressive de la sphère privée par les impératifs de la fonction de Phillipe ont mis à mort toute notion d’équilibre dans son mariage. Pour le réalisateur, c’est d’ailleurs Anne qui incarne le plus vivement le courage au début du périple, et c’est elle qui montre une forme de voie, certes chaotique, à son ex-époux. Philippe a beau être propriétaire d’une riche demeure ou conduire une imposante voiture, son équilibre est rompu, il n’existe plus que pour exécuter des ordres et ne connaît plus de vie personnelle. À deux reprises, l’écran du téléphone est même installé comme une barrière entre le protagoniste et ses enfants, qu’il n’entrevoit plus qu’à travers ce miroir déformant. Un autre monde se permet même d’aller plus loin, à travers le fils de Philippe, instable psychiquement. Le conditionnement profond de l’être qui opprime le père se transmet à sa progéniture, comme une maladie contagieuse: alors qu’il n’a pas encore fini ses études, ce personnage est déjà lourdement oppressé par un monde du travail qu’il ne perçoit que partiellement.
Un autre monde interroge dès lors sur la place de la fidélité de l’homme. À qui Philippe doit-il sa loyauté ? Alors que la société semble lui intimer l’ordre de rester inféodé à son entreprise, toutes les conséquences de ses actes lui interdisent l’épanouissement personnel. Après des années de servitude aveugle, le héros n’a plus de famille, il en est exclu; sa mission de protection de ses employés est elle aussi impossible à accomplir, alors qu’ils multiplient les prises de risques pour répondre aux cadences infernales; l’amitié au travail est elle complètement proscrite et perçue par la direction comme un signe de faiblesse managériale. La valeur profonde d’une vie humaine est ouvertement remise en cause par un supérieur de Philippe, qui au moment d’imposer les licenciements lance un abominable “Si une employée de l’atelier 1 devait être écrasée par un train, laquelle il ne faudrait absolument pas que ce soit”. L’autre monde qu’évoque le titre du film, c’est un territoire inconnu, c’est ce chemin presque inexploré de notre société qu’emprunte l’homme qui ose tracer une limite au-delà de laquelle les idéaux sont tellement bafoués qu’il ne peut plus continuer à exister. L’autre monde, c’est un but à atteindre collectivement.
Parfaite conclusion d’une trilogie indispensable, Un autre monde balaye tous les faux semblants de notre société pour tisser une critique aussi acerbe que précise et juste du monde du travail. Stéphane Brizé, Olivier Gorce et Vincent Lindon hurlent un ultime cri de révolte nécessaire.
Un autre monde est disponible en Blu-ray et DVD chez Diaphana Distribution, dans une édition comprenant:
- Le film commenté par Stéphane Brizé
- Un entretien avec Stéphane Brizé, Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain
- Un entretien avec le professeur Christophe Dejours, spécialiste clinique et psychodynamique du travail
- Regard sur Un autre monde, par Yves Alion
- Une bande-annonce