2022
Réalisé par : Maria Schrader
Avec : Zoe Kazan, Carey Mulligan, Patricia Clarkson
Film vu par nos propres moyens
Le 5 octobre 2017, le monde du cinéma est en plein chaos. À la suite de la publication d’un article édifiant dans le New York Times, les agissements révoltant de l’influent producteur Harvey Weinstein sont enfin exposés au grand jour. Au fil de leur investigation, les journalistes Jodi Kantor et Megan Twohey lèvent le voile sur trois décennies d’abus sexuels terrifiants et offrent une tribune à des victimes muselées pendant des années mais enfin entendues. La parole des femmes du milieu se libère, les secrets sont révélés et les intouchables tombent de leur piédestal. Dans le prolongement de l’enquête des deux reporters, et du travail similaire de Ronan Farrow dans le New Yorker, un vaste mouvement de révolte féminin naît. Réunies par le hashtag #MeToo sur les réseaux sociaux, des millions de femmes de tous horizons partagent les horreurs que la prédation masculine leur a fait subir, confiant une douleur qui ne doit plus jamais redevenir ordinaire. Si beaucoup de choses restent à accomplir, l’héritage de ce soulèvement populaire ne doit pas être oublié. Un futur meilleur ne peut pas se construire sans un regard sans concession sur les drames du passé. Afin de perpétuer l’esprit de ce combat pour l’égalité, et révéler les dessous de l’affaire Weinstein, Jodi Kantor et Megan Twohey publient en 2019 le livre She Said. Récompensé du prix Pulitzer la même année, l’écrit est un éprouvant témoignage des coulisses de l’enquête initiale, et un hommage aux premières victimes à avoir brisé le silence.
Dans un exercice filmique qui confine à l’autocritique nécessaire, les mots des reporters sont transposés au cinéma en 2022, dans le film She Said. Sur la pellicule, cette épopée journalistique pour la justice trouve une nouvelle déclinaison salutaire, qui permet non seulement de toucher un nouveau public, mais aussi de creuser plus en profondeur le quotidien de Jodi Kantor et Megan Twohey. Si le milieu du septième art américain reste majoritairement aux mains d’hommes d’influence, le film est une expression de la voix des femmes, et la plupart des postes créatifs leurs est confiés. Rebecca Lenkiewicz en assure le scénario, Maria Schrader s’attèle à la réalisation, et les deux rôles principaux sont incarnés par Zoe Kazan et Carey Mulligan. À travers une histoire vraie, la créativité féminine hollywoodienne s’exprime enfin à la vue de tous.
She Said plonge dans le secret de l’enquête, des débuts de l’investigation de Jodi Kantor (Zoe Kazan), rapidement rejoint par Megan Twohey (Carey Mulligan), jusqu’à la publication de l’article du New York Times. Entre la loi du silence qui contrarie leurs efforts, les intimidations des laquais de Weinstein, et les épreuves de leur quotidien, les deux femmes mènent une quête désespérée pour la vérité, tentant de se faire le porte-voix des quelques victimes acceptant de témoigner. Dans le respect des blessures de leurs interlocutrices, les deux reporters poursuivent un idéal de justice parfois lointain mais toujours espéré.
Pour briser le tabou, Jodi et Megan font du dialogue avec les suppliciées un espace de sécurité, où les traumatismes les plus éprouvant peuvent être confiés. She Said sacralise la mission des journalistes, conscientes que la finalité de leur quête dépasse largement l’impact d’un article habituel. Davantage que la rédaction de leur écrit, les deux femmes sont animées par un besoin irrépressible de découvrir une vérité, mais surtout de permettre à leurs semblables de ne plus subir le poids d’un secret qui les opprime. Si les deux protagonistes sont prêtes à remuer ciel et terre pour découvrir un maximum de victimes des abus sexuels de Harvey Weinstein, leur approche est toujours marquée par une douceur qui invite à la confession. Les héroïnes sont ébranlées par l’horreur qu’elles mettent à jour, mais leur déontologie et leur droiture morale leur impose d’être au service de leurs interlocutrices meurtries avant même de songer aux futurs lecteurs. Les codes du journalisme deviennent alors un rituel qui crée un terrain d’entente. Jodi et Megan sont conscientes de l’existence de certaines femmes violées par Harvey Weinstein, mais ne se montrent jamais pressantes face à elles. Certains témoins souhaitent rester ano nymes ou que certains de leurs dires ne soient pas retranscrit, et les deux personnages principaux respectent perpétuellement ce pacte. Pour être à l’écoute de femmes qui ont été violentées, les reporters doivent prouver qu’elles ne forceront pas le dialogue. L’impact émotionnel des innombrables discussions devient précieux et l’évocation des supplices frappe le spectateur avec dégoût. Les deux journalistes ont tout de même conscience que pour briser l’omerta, une de leurs interlocutrices devra se déclarer publiquement, et ainsi montrer la voie d’une union possible aux autres victimes, mais même si ce but est fortement espéré, jamais il ne prend le pas sur l’émotion humaine.
En prolongement de cette idée, et contrairement au livre, She Said offre une grande place au quotidien de Jodi et Megan, les confrontant aux épreuves d’une vie féminine. Les deux véritables journalistes confient d’ailleurs volontiers en interview que cet aspect du film les a séduit par sa justesse. Si leurs affres personnels n’ont rien de comparable à la douleur d’une victime d’abus sexuel, les deux héroïnes partagent une part des tourments de leurs interlocutrices du simple fait d’être une femme. Jodi fait ainsi face à la pression de son rôle de mère, tandis que Megan combat sa dépression post-partum par son assiduité au travail. Dans un dialogue proche du terme du récit, l’évocation d’une souffrance immémoriale commune à toute les femmes et à laquelle ne veulent plus se soumettre les deux protagonistes accentue la nécessité d’une cohésion féminine que les hommes ne peuvent pas percevoir. Si les personnages masculins ne sont pas tous néfastes, ils restent en marge de la quête de vérité, souvent réduits à des considérations pratiques. À l’inverse, la supérieure hiérarchique des deux héroïnes les incitent à poursuivre leur enquête, leur offrant des moyens financiers conséquents et les accompagnant au moment de faire face aux avocats de Harvey Weinstein.
Une autre facette de She Said se révèle à la lumière de la réponse de l’accusé. Davantage qu’une simple loi du silence, le film met en accusation un système écoeurant et complice d’un mal inhumain que rien n’excuse. La plupart des hommes salariés de Harvey Weinstein présents dans le long métrage sont coupables de ne pas avoir voulu faire face à une évidence dont ils avaient pleinement conscience, voire d’avoir dissimulé des preuves. Ainsi, l’avocat du futur condamné n’intervient auprès du New York Times que pour jauger des informations dont les journalistes disposent, et pour contrôler les dégâts en taisant la vérité même face aux questions insistantes. Le mal est si solidement ancré dans le fonctionnement obscur d’une entreprise qui régente la vie de ses salariés que les évocations des accords de non-divulgation que sont contraint de signer les victimes prennent des allures de pactes avec le diable. Après avoir vécu l’horreur des abus sexuels, les femmes sont forcées de taire le crime en échange d’une compensation financière, renonçant ainsi à tout recours en justice, mais aussi à une aide thérapeutique pour soigner leur traumatisme. Harvey Weinstein achète le silence, et lorsque celà ne suffit pas, il joue de l’intimidation pour asseoir sa domination. Son influence est telle que s’opposer à lui est presque impossible, sous peine de voir sa carrière détruite. Jodi et Megan ne sont néanmoins pas les premières à dévoiler le vice d’un système oppressif. En faisant jouer son propre rôle à Ashley Judd, elle-même victime de Harvey Weinstein, Maria Schrader offre un hommage appuyé à celles qui se sont exprimées avant l’enquête du New York Times. La voix des maltraitées n’est pas nouvelle, elle trouve simplement un écho décuplé à leurs cris de détresse.
Le film commet peut-être l’erreur de limiter sa fronde à Harvey Weinstein uniquement, et de ne pas étendre sa mise en accusation, même si Donald Trump est rapidement évoqué. She Said choisit probablement de s’en tenir aux faits avérés, exposés dans le livre, et d’épouser la même rigueur que Megan et Jodi. Néanmoins, et bien que la plupart du temps le long métrage emprunte les codes cinématographiques connus des films d’investigation journalistiques, Maria Schrader réussit à trouver de la profondeur dans sa mise en scène au moment de dépeindre les crimes de Harvey Weinstein. L’ogre du cinéma est le plus souvent réduit à une présence invisible, presque spectrale, qui plane sur les quelques flashbacks qui parsèment le récit. Lorsque des victimes se confient, la réalisatrice nous propose de percevoir l’avant et l’après du crime, mais de ne pas sombrer dans le mauvais goût en incarnant le bourreau. Suivant une même logique, la découverte d’un enregistrement audio incriminant n’est pas accompagnée d’une reconstitution visuelle, mais d’un ensemble de plan sur les couloirs d’hôtel où Harvey Weinstein a commis ses atrocités. Sa présence est initialement absente, mais finit par se préciser dans le dénouement du film, lorsque l’étau se resserre sur lui. Face à deux chevaliers blancs qui jettent la lumière sur lui, dans le palais de glace du New York Times et ses grandes baie vitrées qui laissent percevoir le jour dans toute sa splendeur, l’accusé est obligé de se sortir de la noirceur dans laquelle il baignait pour être exposé à la vue de tous. Il reste néanmoins toujours filmé de dos, comme désincarné. She Said accuse un système autant qu’un homme.
Le long métrage en devient plus universel, et bien qu’il se centre sur la chute d’un seul homme, les deux journalistes n’ont de cesse de répéter que ce schéma de la violence se retrouve dans une multitude d’autres domaines. La lutte de Jodi et Megan est un combat pour l’avenir de toutes les femmes. En donnant la parole à celles pour qui il est déjà trop tard, les reporters mettent en garde celles qui s’apprêtent à devenir adultes, et leur montrent ce qui est acceptable ou non. La jeune génération est ainsi ostensiblement représentée, à travers les enfants de Laura Madden (Jennifer Ehle), l’une des premières victimes à avoir brisé le silence, comme à travers ceux de Jodi, qui prononce le mot “viol” sans réellement sembler percevoir la portée de leur parole. Le combat des âmes vaillantes leurs est destiné, le présent traumatique tente désespérément d’offrir un futur meilleur. Si le mouvement #MeToo n’est jamais montré dans le film, le spectateur a pleinement conscience de la suite des répercussions, et assimile à la lumière de la lutte menée, l’héritage précieux dont il est désormais détenteur.
La sobriété voulue de She Said lui permet de rester toujours juste dans son approche d’un sujet délicat, sans pourtant se dédouaner d’une vive mise en accusation nécessaire.