Lettre d’amour

(恋文)

1953

Réalisé par : Kinuyo Tanaka

Avec : Masayuki Mori, Yoshiko Kuga, Jūkichi Uno

Film fourni par Carlotta Films

D’icône du cinéma japonais à emblème de l’émancipation féminine, la trajectoire unique de Kinuyo Tanaka est un symbole de la résistance face au patriarcat. Dès les années 1920, et pendant plus d’un demi-siècle, l’artiste incarne une certaine image de la femme niponne, dans toute sa splendeur. Initialement comédienne, ses traits fins et sa profondeur de jeu séduisent les réalisateurs de la première génération de septième art de son pays. De Yasujirō Ozu à Keisuke Kinoshita en passant par Mikio Naruse, tous succombent aux charmes de l’actrice, qui a, en outre, l’honneur d’être une des rares personnalités de l’époque à voir des projets adopter son propre nom dans leurs titres pour attirer le public. Au rang de ses collaborations les plus notables, ses travaux communs avec Kenji Mizoguchi constituent un legs inestimable puisque pas moins de quinze longs métrages cultes du cinéaste les réunit, parmi lesquels figurent L’Intendant Sanshô et Les Contes de la lune vague après la pluie

Égérie de tout un pays, Kinuyo Tanaka arrive néanmoins à un tournant de sa carrière à l’aube des années 1950. À 42 ans, et bien que les spectateurs soient toujours au rendez-vous en salle, la comédienne est parfois cruellement moquée par la critique pour la différence d’âge qui la sépare de ses partenaires de jeu dans certaines des romances où elle apparaît. S’entame alors une transformation qui bouleverse la face du septième art japonais : en 1952 Kinuyo Tanaka manifeste publiquement son souhait de devenir réalisatrice alors qu’une seule femme nippone avait endossé ce rôle avant elle, Sakane Tazuko, durant les heures sombres de la Seconde Guerre Mondiale. Le microcosme de la culture se déchire : si Yasujirō Ozu adoube la démarche de Kinuyo Tanaka, celui qui avait été son plus proche collaborateur jusqu’alors, Kenji Mizoguchi, la désavoue totalement. “Elle n’a pas assez de cervelle pour être réalisatrice” déclare même le metteur en scène avec un dédain effroyable. Face à l’adversité et aux difficultés, Kinuyo Tanaka reste inflexible. Plus fort encore, plutôt que de jouer sur sa popularité pour s’imposer à la tête d’un film, elle décide d’apprendre son futur métier dans les coulisses, en tant que troisième assistante-réalisatrice sur Frères aîné, sœur cadette de Mikio Naruse. La même année, la mue est terminée, et Kinuyo Tanaka devient enfin cinéaste à l’occasion du premier de ses six films, Lettre d’amour. Le long métrage se construit autour de personnalités qui ont toute la confiance de la metteuse en scène : Keisuke Kinoshita signe le scénario, tandis que Masayuki Mori et Yoshiko Kuga, déjà à l’affiche de Frères aîné, sœur cadette, jouent les premiers rôles. Véritable événement médiatique, le tournage est scruté par de nombreux observateurs qui s’étonnent de voir une femme en pantalon diriger ses comédiens dans l’effervescence des rues de Shibuya. Au-delà de sa symbolique précurseure, du chemin nouveau tracé pour toute une génération de femmes artistes japonaises, Lettre d’amour jouit d’une reconnaissance critique qui transcende les barrières sociétales : en 1954, le film est sélectionné en compétition au Festival de Cannes.

Lettre d'amour illu 1

À travers son premier film, Kinuyo Tanaka dresse un portrait désenchanté d’un Japon en pleine reconstruction, après la défaite de 1945. Dans une habitation rudimentaire qu’il partage avec son frère, l’ancien soldat Reikichi (Masayuki Mori) gagne sa vie en effectuant un travail de traducteur peu galvanisant. Le temps s’est arrêté pour ce personnage qui vit encore dans la mélancolie du souvenir de Michiko (Yoshiko Kuga), son ancienne petite amie perdue de vue avant la Seconde Guerre mondiale. Lorsque Reikichi renoue avec Naoto (Jūkichi Uno), un camarade de l’armée, le destin prend une nouvelle tournure. Son ami est devenu rédacteur de courriers pour les pan-pan, ces femmes japonaises qui ont usé de leurs charmes avec l’occupant américain. En échange de rémunération, Reikichi et Naoto écrivent alors des dizaines de lettres de doléances,  adressées aux anciens amants de ces jeunes filles, jusqu’au jour où Michiko fait irruption dans leur établissement pour recourir à leurs services.

Lettre d’amour pose un regard sans concession sur le morcellement profond de la société japonaise, seulement un an après la fin de l’occupation du territoire par l’armée américaine. Pour son premier film, Kinuyo Tanaka se frotte à des thématiques lourdes, présentes dans toutes les têtes. La réalisatrice capture l’essence d’un profond sentiment de honte et de contrition, propre à l’époque, qui habite chacun des personnages, tous désabusés. Ainsi, Reikichi fait mention du savoir académique que lui a inculqué l’armée, mais l’intense repli sur soi qui le stigmatise le pousse à le camoufler, et à n’en tirer qu’un maigre profit qui sustente tout juste ses besoins. Son passé est un boulet qu’il traîne longuement, et la silhouette voûtée de Masayuki Mori accentue son accablement. Néanmoins, si la trajectoire des hommes est complexe, celle des femmes est tout simplement effroyable. Au sortir d’un conflit qui les a obligées à abandonner leur dignité, les pan-pan sont montrés sous un jour compatissant pour dénoncer courageusement les injustices qui les frappent. La société les ignore dans le meilleur des cas, les ostracise et les répudie le plus souvent. Pourtant, jamais le film ne les condamne : ces femmes ont fait ce qu’elles pouvaient pour survivre, et une forme de reconnaissance de l’âme leur est conférée par Kinuyo Tanaka. Lettre d’amour expose l’absurdité de l’ancien modèle empirique familial, et prône une réconciliation et un pardon collectif.

Lettre d'amour illu 2

Le film ne manque d’ailleurs pas d’offrir quelques instants discrets qui témoignent d’un pays qui se remet en marche, douloureusement. La jeune génération, incarnée par le frère de Reikichi, a été relativement épargnée par la guerre. Elle a bien connu les périodes les plus précaires, mais loin de l’enfer des combats, dans l’insouciance de l’enfance. C’est elle qui est porteuse d’une vision nouvelle pour le Japon. Lettre d’amour reste discret sur ce sujet, et n’entend pas montrer le bon chemin, mais une forme d’innocence retrouvée habite les plus jeunes. Bien sûr, les difficultés économiques sont étalées : l’emploi proche de la spéculation attaché au frère du héros démontre que le Japon est encore dans une phase de transition, ou la débrouille est le quotidien de millions de personnes, mais la vérité sentimentale leur appartient, loin des tourments de leurs aînés. Les grands mouvements de foule dans les rues de Tokyo, tout en ébullition, donnent l’impression que tant bien que mal, la vie reprend ses droits, au point que certains personnages s’étonnent de ne trouver aucune trace des bombardements américains. Symboliquement, quand Reikichi et Michiko sont réunis pour la première fois dans une gare, et Kinuyo Tanaka filme leurs retrouvailles depuis le wagon d’un train qui démarre. Le temps se remet en route, mais les deux protagonistes sont encore à l’arrêt, sur le quai, prisonniers des diktats d’un autre temps.

Pour avoir fauté auprès d’un soldat américain, alors qu’on devine que son quotidien était éprouvant, Michiko est sans cesse condamnée par Reikichi, écartelé entre son aspiration à la romance et sa rigidité morale inébranlable. Une souffrance omniprésente plane sur Lettre d’amour, au point de marquer le visage d’acteurs principaux déconfits devant l’âpreté de l’existence. Toutefois, Reikichi est ouvertement désigné comme le responsable de sa propre déchéance. Kinuyo Tanaka apporte une nouvelle vision du patriarcat à travers son point de vue féminin, jusqu’ici absent du paysage cinématographique japonais. Il n’appartient qu’à cet homme rigide de s’extirper de son malheur, en trouvant la force de pardonner. L’intégralité des personnages secondaires ne manque pas de souligner sa bêtise : si Michiko fait preuve de retenue, Naoko et le propre frère du héros œuvrent pour la réunion de deux êtres destinés à s’aimer. Là où Reikichi est dénoncé pour ses élans autodestructeurs, comme en atteste la séquence où il rentre ivre et désespéré dans son logis, Michiko est de son côté la garante de valeurs positives, comme l’abnégation et le souhait de se reconstruire. Ironiquement, Kinuyo Tanaka offre la vertu du cœur à celles que la société honnit.

Lettre d'amour illu 3

Le malheur prend dès lors ses racines dans les traditions séculaires oppressantes du Japon, et brièvement, le film pointe du doigt la vieille génération, celle de l’avant-guerre. Bien que Reikichi et son frère soient au centre du récit, les figures parentales sont presque totalement absentes de Lettre d’amour, laissant planer un certain flou sur la première moitié du long métrage. Le passé est même un temps idéalisé, à travers une photo usée de Michiko que conserve le personnage principal du film, une lettre d’adieu émouvante, et un montage évanescent sur une enfance idyllique. Kinuyo Tanaka installe ce cadre pour mieux en montrer la perversion par la suite : l’ignominie du mariage arrangé de Michiko s’oppose à l’épanouissement de l’âme. Alors que la jeune fille joue de la musique au plus près de la nature, la sinistre nouvelle lui parvient et perturbe son équilibre. Le droit au bonheur est dérobé par une vieille garde désincarnée, simple manifestation du poids de conventions obscures et de règles devenues obsolètes au présent du récit. Il ne reste de cette époque que le fantôme lugubre d’une condamnation à la tragédie.

Cette douleur trouve une matérialisation dans les lettres que rédigent Reikichi et Naoto. Chacun de ces courriers est la confessions d’un quotidien douloureux, d’un malheur enfoui au plus profond de l’âme. Certaines des pan-pan entretiennent bien les apparences, mais le sage qui tient la plume transcende les a priori pour exprimer par l’écrit ce qui ne peut se deviner par le dialogue ou par l’apparence. Les lettres sont une mise à nue de l’âme, et la mission des deux anciens camarades en devient altruiste. Ils sont les protecteurs de ces femmes à la vertu bafouée, de ces exclus du monde ordinaire. Le lieu où cette douleur se confie est par ailleurs un endroit où les pan-pan peuvent se sentir à l’aise. Elles sont d’ailleurs régulièrement allongées, dans l’extase de la lecture d’un des courriers. Mais en mettant en scène les femmes les plus ostracisées, Kinuyo Tanaka ne cherche-t-elle pas à parler de toutes ses semblables vivant dans la vexation des hommes ? Au moment où Reikichi désavoue son métier, une pan-pan le rappelle à l’ordre et met en accusation sa rigueur morale inhumaine. Ce n’est autre que la cinéaste-actrice qui endosse ce rôle, comme si elle devenait elle-même le porte-voix de toute une génération. Comme tous les premiers pas, Lettre d’amour est parfois hésitant, voire brouillon, mais sa révolte est une nécessité. 

Lettre d’amour photographie une époque et ses mutations. Du côté des plus faibles, Kinuyo Tanaka est animée par un esprit de justice nécessaire à l’épanouissement affectif.

Lettre d’amour est disponible dans le coffret événement de Carlotta Films qui compile les six films réalisés par Kinuyo Tanaka, mais également un documentaire de Pascal-Alex Vincent sur la cinéaste. En bonus vous pourrez retrouver:

  • Un livret de 80 pages de Pascal-Alex Vincent
  • Une préface pour chaque film de Lili Hinstin, programmatrice à la Villa Médicis
  • Une Analyse pour chaque film de Yola Le Caïnec, chercheuse en Histoire du cinéma
  • Un entretien avec Ayako Saito, chercheuse et professeure à l’université de Tokyo, autour du film Maternité éternelle
  • Des bandes annonces

Nicolas Marquis

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