(Le otto montagne)
2022
Réalisé par : Felix van Groeningen, Charlotte Vandermeersch
Avec : Luca Marinelli, Alessandro Borghi, Elisabetta Mazzullo
Film fourni par Dark Star Presse pour Pyramide Vidéo
Alternant impertinence et douceur au gré de ses longs métrages, le réalisateur Felix van Groeningen incarne toute la fougue d’un cinéma belge renaissant. Tête de pont de la nouvelle génération d’artistes du plat pays, il trace un sillon nouveau pour ses pairs et caresse désormais une renommée internationale, confortée par une imposante succession de succès critiques et publics. À l’aube du XXIème siècle, ses premiers films sont frappés du sceau de l’acidité et de la rugosité, alors que défile à l’écran une galerie de personnages malaimables et torturés. Après Steve + Sky en 2004 et Jours sans amour en 2007, sa pépite corrosive La merditude des choses donne ainsi un coup de pied dans la fourmilière cannoise en 2008, aussi bien sur la pellicule que sur le tapis rouge. À la trajectoire d’une famille délicieusement dysfonctionnelle au centre du récit fait écho l’impertinence de toute l’équipe du long métrage, qui gravit les marches de La Croisette entièrement nue. Pourtant, au-delà du coup d’éclat médiatique qui offre à son film un éclairage particulier et qui permet d’attiser la curiosité du public pour une œuvre qui mérite ses louanges, Felix van Groeningen refuse de s’enfermer dans un rôle de simple trublion. Les années qui suivent sont synonymes de lente transformation pour le cinéaste qui lève doucement le voile sur une douceur insoupçonnée. Si Alabama Monroe, sorti en 2012, est encore empreint de sauvagerie, son scénario laisse percevoir une compassion affirmée pour la femme en perdition au coeur de l’intrigue. Après l’exubérant Belgica, le réalisateur offre même un pur mélodrame larmoyant dans l’enfer de l’addiction, en 2018, avec My Beautiful Boy, sa première incursion aux États-Unis. Felix van Groeningen n’est plus seulement rebelle, il s’est mué en poète.
La métamorphose du réalisateur, désormais achevée avec Les Huit Montagnes, sorti l’année dernière et disponible en Blu-ray et DVD chez Pyramide Vidéo, est intimement lié à son histoire intime et à la relation affective qu’il noue avec Charlotte Vandermeersch, co-réalisatrice de ce nouveau projet. Actrice de formation, elle a accompagné Felix van Groeningen depuis ses tout débuts, lui prêtant ses traits dans La merditude des choses puis dans Belgica, mais aussi en signant avec lui le scénario d’Alabama Monroe. Leur connivence dépasse la simple complicité artistique. Leurs deux âmes sont inextricablement liées à la poursuite de l’extase du septième art mais aussi charnellement. Felix van Groeningen et Charlotte Vandermeersch se disent ainsi partenaires, amis et amants. Pourtant, au moment où la crise du COVID frappe la planète, leur couple est en crise. Confinés dans leur appartement, les deux artistes peinent à affronter le défi de l’enfermement forcé. Pour s’affranchir de l’adversité, il font de la création une thérapie. En s’appropriant le roman de Paolo Cognetti et en élaborant ensemble la première ébauche du script, ils trouvent un échappatoire au cloisonnement et une réponse à leurs dilemmes. Les descriptions poétiques de la montagne italienne et la profondeur de cette histoire d’amitié rassemblent les deux rêveurs. La littérature fait s’effondrer les murs de l’habitat et la nature s’empare de l’imaginaire. Résolus à réaliser ensemble le long métrage, une première pour Charlotte Vandermeersch, ils font des Huit Montagnes un songe commun.
Le film s’élabore donc en tandem, comme un écho de la partition à deux qui est offerte aux deux acteurs principaux du long métrage. Pietro (Luca Marinelli) est un petit garçon de Turin qui passe chacune de ses vacances dans un village isolé des Alpes italiennes. Dans ce lieu presque entièrement déserté des hommes, seule une poignée de ruraux qui ont refusé la modernité habitent encore la bourgade. Parmi eux se trouve Bruno (Alessandro Borghi), un enfant du même âge que Pietro. Une amitié hors du commun naît entre le citadin et le campagnard et leurs différences deviennent le socle de leur complicité, dans ce royaume bucolique. Malheureusement, les aspirations de l’âge adulte séparent le binôme. Toutefois, à la mort du père de Pietro, un industriel passionné par la montagne, leur relation ressuscite. Ensemble, ils s’attèlent à la construction d’une maison isolée dans les alpages, accomplissant ainsi le dernier souhait de l’aïeul. Doucement, Pietro comprend ce qui fascinait un père avec qui il était fâché en faisant l’expérience d’un mode de vie différent et il découvre l’influence considérable qu’a eu cette figure d’autorité sur Bruno. Le logis de fortune devient alors le temple d’une amitié qui court au fil des années, un phare vers lequel reviennent sans cesse les deux jeunes hommes, le lieu de partage de leurs tourments et de leurs rêves.
À la recherche des réponses aux questions existentielles de toute une vie, Les Huit Montagnes sacralise son décor et transforme les Alpes italiennes en nouvelle Église de la pensée. À ciel ouvert, les vallées, les cimes, les cours d’eau et les pâturages deviennent des parenthèses hors du temps et de la folie des hommes, là où l’âme des deux protagonistes communie avec une nature toute puissante. Le film ouvre une fenêtre sur un autre mode de vie, celui de la ruralité. Agonisant face à la modernité, difficilement autosuffisant, l’esprit de la campagne resplendit dans un ultime éclat, porteur d’une vérité supérieure qu’ont perdue les citadins et qui menace de s’évanouir à tout jamais. Ici se suspend l’inexorable marche en avant de l’urbanisation, dans ce recoin perdu du monde. Le béton n’a pas d’emprise sur ces terres enchanteresses et sur ces sommets qui transpercent les nuages pour aller tutoyer les cieux. Faune, flore et rites ancestraux de la confection de fromage dictent le rythme du quotidien, loin de l’ébullition démentielle des grandes villes italiennes, parfois rapidement montrées. Comme une Olympe ressuscitée, les Alpes possèdent leur propre mystique, leurs légendes et leurs contes, à l’instar de celui de L’Homme Sauvage, à la fois humain, animal et arbre, auquel se compare Bruno. Si elle est parfois mise à mal par les diktats économiques d’une civilisation qui n’est plus vouée à l’épanouissement personnel, l’osmose entre les ruraux et leur environnement est totale, à tel point que Bruno refuse le terme de nature, qu’il juge trop abstrait. Il vit l’esprit des montagnes dans son aspect le plus concret, en faisant partie intégrante du monde bucolique qui l’entoure. À l’écart de tout et de tous, les derniers combattants des traditions immémoriales survivent dans un ultime baroud d’honneur vertueux. Bruno est un guide spirituel autant qu’un martyr, un personnage qui caresse l’essentiel pour le montrer à Pietro, tout autant qu’un protagoniste qui souffre de ne faire aucune concession à un monde moderne invisible qui lui impose néanmoins ses règles. Il refuse les considérations triviales pour trouver la plénitude, même s’il doit être violenté physiquement, socialement et émotionnellement pour y parvenir. En marge du monde, la montagne est un astre vers lequel les hommes sont irrémédiablement attirés, gravir ses pentes est un pèlerinage taiseux où se découvrent les vérités absolues, accéder à ses sommets est une épiphanie.
L’amitié est cimentée par le partage d’une expérience de vie commune qui s’affranchit de toutes les barrières. Bruno et Pietro sont de milieux sociaux radicalement différents, mais dans le secret de la montagne, leurs âmes fusionnent et chacun s’éveille à l’enseignement de l’autre. Autant duo que duel, leur relation est une seule entité à deux visages, un Janus scénaristique qui regarde vers le passé pour le rural, vers l’avenir pour le citadin, sans pour autant que l’un de ces regards ne prenne l’ascendant sur l’autre. La connivence des deux hommes est forte d’un échange équilibré et d’un secours mutuel prodigué au fil des accidents du destin. L’enfance et son innocence les ont réunis, l’âge adulte a apporté son lot de nouveaux dilemmes, toutefois rien ne saurait séparer ceux qui sont liés par un fil affectif qui transcende les sentiments. De longs mois peuvent s’écouler sans que Pietro et Bruno ne se voient, pourtant à chaque fois que le vagabond revient vers son port d’attache, il semble n’être parti que depuis quelques secondes. Davantage qu’une simple relation, l’amitié est un état d’esprit symbiotique, l’acceptation de se montrer à l’autre dans toute sa fragilité pour lui permettre de nous guider et de guérir nos blessures. Ainsi, si Bruno et Pietro semblent opposés de prime abord, l’un manuel et l’autre intellectuel, chacun nourrit la psyché de l’autre jusqu’à devenir une partie de son être. Sur le chantier de la maison de montagne, le citadin se transforme en travailleur consciencieux, sous l’égide de l’ouvrier de métier, tandis qu’à la lumière des feux de camp, le contremaître lit et se cultive, s’ouvrant au monde littéraire de son partenaire. Leur relation se construit à deux, chaque mot est une nouvelle pierre, semblable à celles qui s’assemblent progressivement pour bâtir le logis voulu par le père défunt qu’ont partagé les deux hommes. L’altruisme est la charpente de leur union, l’admiration réciproque en est le mortier, le rire orne cette cabane du cœur, et à mesure que l’édifice concret prend forme et devient un refuge, celui métaphorique de l’amitié se consolide. Si l’un s’effondre, l’autre devra céder.
Au-delà de leurs chemins de vie qui ne cessent de se croiser, Bruno et Pietro sont unis par le partage d’une figure paternelle commune, invisible la majeure partie du temps mais omniprésente. Si le père du citadin disparaît rapidement des Huit Montagnes, son aura ne cesse de resplendir sur l’ensemble du récit. Les deux protagonistes font une expérience différente de la filiation. Pour l’enfant de sang, la connivence affective n’a jamais pu se concrétiser, pour le fils spirituel, l’union autour d’un même rêve et d’une même passion a solidifié une relation qui n’est jamais montrée à l’écran, mais dont l’intensité se mesure à la vue de l’abnégation dont fait preuve Bruno pour bâtir la maison du défunt. Avant que les deux héros ne deviennent hommes, ils ont été jeunes garçons, encordés au patriarche dans l’ascension des sommets alpins, suivant son sillon inlassablement. Un ancêtre a montré une route vers un essentiel qui lui était interdit durant sa vie d’industriel, mais qu’il caressait quelques jours par an, en osmose avec la nature. La cime des montagnes est un lieu d’échange entre les générations, même après la mort. Bruno a été partenaire de randonnée du vieil homme, Pietro doit courir après les souvenirs des ascensions qu’il a ratées et retrouver dans les carnets de grimpeurs laissés aux sommets des montagnes les quelques lignes qui relatent ces périples qu’il n’a pas vécus. Sur les hauteurs du monde, le passé rejaillit des limbes de l’oubli, le temps perdu se rattrape et la communion posthume s’opère. Les contours d’une parentalité fantasmée sont ainsi tracés et traversent les âges. Aux évocations délétères du véritable père de Bruno se substituent celles idéalisées de son vrai mentor. Dans toute sa sagesse, l’homme a transmis à ses descendants le goût du dépassement de soi pour trouver la vérité profonde du monde sur les points culminants de notre Terre, là où réside la spiritualité la plus pure, celle qui n’a pas besoin de mots. Derrière lui, il n’a laissé que quelques pierres sur un terrain en friche et des lignes sur une carte, mais dans l’âme de ses deux fils, il a ouvert une voie vers le bonheur, comme il ouvrait jadis la marche vers un glacier aussi effrayant que fascinant.
La recherche du sens profond de la vie résulte des deux parcours distincts de Bruno et Pietro, l’un né là où il pense pouvoir atteindre l’équilibre, l’autre voué à parcourir le monde pour trouver sa place. Les Huit Montagnes tire son titre de la mystique népalaise, qui représente notre Terre comme une immense cime, entourée de huit autres montagnes plus petites. Les hommes se partagent alors entre ceux qui gravissent le mont central et ceux qui font le tour des huit montagnes, leur conférant à chacun une sagesse différente mais d’égale importance. Pour Bruno, l’épanouissement est devant soi, dans la communion avec ses racines culturelles, pour Pietro, le bonheur se cherche jusque sur les sommets de l’Asie, mais tous deux sont engagés dans un périple spirituel qui épouse un itinéraire différent pour néanmoins accéder à une même destination, l’allégresse. La béatitude se cache en vérité dans chacun de ces instants diffus qui parsèment le récit, dans ces moments anodins près d’un lac, lorsque ciel et terre se confondent dans des visuels époustouflants. L’homme ne peut considérer la préciosité des souvenirs qu’en regardant vers le passé et sa grâce disparue, le plaisir ne se mesure pas au présent, mais à l’aune du chemin parcouru. Il n’est pas de bien plus cher qu’une amitié qui s’est transformée en fraternité, la réponse à toutes les questions existentielles est dans la chaleur humaine. Pourtant, aussi solide soit le tissu affectif, un rien peut le déchirer. Les joies simples de la vie sont par nature fragiles et soumises à un large spectre d’épreuves nées d’un monde injuste. Privé de sa dignité, Bruno vacille et tombe, l’esprit de la ruralité se meurt sous les coups d’une modernité déshumanisée. À peine retrouvées, les valeurs fondamentales de la nature se dérobent aux protagonistes. Toutefois, pour Pietro qui continue d’arpenter les huit montagnes, l’héritage de son frère spirituel est un leg précieux, à jamais inscrit dans sa chair.
Entre extase visuelle et profondeur scénaristique, Les Huit Montagnes est une quête existentielle dense et cohérente, qui invite à savourer chaque seconde du voyage de la vie.
Les Huit Montagnes est disponible en DVD et Blu-ray chez Pyramide Vidéo, avec en bonus :
- Un making of du film, agrémenté d’entretiens avec l’équipe du film