Les Espions
Les Espion affiche

(Spione)

1928

Réalisé par : Fritz Lang

Avec : Willy Fritsch, Rudolf Klein-Rogge, Gerda Maurus

Film fourni par Potemkine Films

Après la déception, le renouveau. Si aujourd’hui le Metropolis de Fritz Lang est unanimement reconnu comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre du septième art, sa sortie en 1927 plonge le réalisateur dans le désespoir. Le chaos d’une production conflictuelle et l’accueil glacial réservé par la critique et le public à ce qui est à l’époque le film le plus cher de l’Histoire ont profondément ébranlé l’artiste. Le cinéaste lui-même ne reconnaît pas sa vision à l’écran, et seule la réhabilitation du long métrage dans la seconde moitié du XXème siècle atténuera sa peine. Déchiré, le réalisateur souhaite néanmoins se relever immédiatement de cet échec en démontrant au monde entier qu’il reste un maître de la mise en scène, alors que sa première période allemande approche de son terme. Moins d’un an après sa désillusion, Fritz Lang s’attèle à l’élaboration des Espion, qu’il qualifie de “Petit film avec beaucoup d’action”, mais qui se révèle être en réalité un étalage habile de son savoir faire et une oeuvre matricielle pour tout un sous-genre du cinéma d’aventure. Avec ce nouveau long métrage, le réalisateur jouit d’une indépendance nouvelle. Pour la première fois et après avoir longtemps été inféodé à de grands studios européens, Fritz Lang finance en partie Les Espions grâce à sa propre société de production alors naissante.

Son épouse et fidèle collaboratrice Thea von Harbou signe un scénario qui marque une profonde rupture avec les fictions d’espionnage de l’époque, d’ordinaire partisanes et marquées par la politique des pays d’origine de leurs auteurs. Avec Les Espions, Fritz Lang et sa compagne s’inspirent davantage de l’actualité et d’une observation critique du monde que des messages patriotes relayés par les gouvernements occidentaux. Parmi les événements notables à l’origine de l’élan créatif, la rafle de la police anglaise sur la société londonienne ARCOS, suspectée en 1927 de faire fuiter des informations confidentielles vers l’URSS, influence grandement l’écriture du script. Si l’opération de démantèlement tourne au fiasco et bien qu’aucune preuve n’incrimine la firme, le peuple européen prend conscience qu’une guerre entre superpuissances internationales se joue dans l’ombre.

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Néanmoins loin d’être une vision exacte des tensions mondiales, Les Espions reste avant tout un grand film d’aventure, au rythme soutenu et aux très nombreuses intrigues secondaires. Retranché dans son quartier général, le malfaisant Haghi (Rudolf Klein-Rogge) dirige une organisation clandestine qui tente de faire pression sur le gouvernement en dérobant des documents confidentiels. Pour protéger les intérêts de la nation et notamment un accord secret passé avec le pouvoir japonais, le ministère de la défense fait appel à l’espion N°326 (Willy Fritsch), expert en déguisement, homme d’action et valeureux héros. Malheureusement, les services secrets sont eux-même infiltrés par les hommes de Haghi, qui lance rapidement la mystérieuse Sonya Baranilkowa (Gerda Maurus) sur les traces du protagoniste. Face à sa cible, la plantureuse jeune femme succombe à son charme et noue avec lui une relation charnelle, tout en lui cachant la réalité du complot qui se trame.

En parfait maître du tempo, Fritz Lang assaille le spectateur dès les premières minutes de son film. Dans un montage survolté, le cinéaste signe Les Espions d’emblée, alors qu’assassinats et vols de documents se succèdent à l’écran, sans qu’un fil narratif ne soit clairement établi initialement. La nation fictive au cœur du récit est meurtrie, l’intégrité de ses hommes bafouée et le spectre de l’influence de Haghi s’expriment à travers les conséquences de ses agissements avant même que l’on ne voit l’antagoniste. Si la suite de l’aventure est plus claire et linéaire, la complexité de la structure du scénario se dévoile lentement, à mesure que les choix de N°326 entraînent des répercussions multiples. La volonté d’un être dicte le sort de dizaines d’autres, inconscients qu’ils évoluent sous l’emprise d’hommes de l’ombre. Le destin se joue en une seconde dans Les Espions, souvent en un seul regard que Fritz Lang cible longuement, en parfaite opposition avec ses scènes d’action à la cadence d’image soutenue. Le long métrage ponctue ainsi la romance planante de N°326 et Sonya par l’accumulation de prises de vue d’un spectaculaire accident ferroviaire. Le temps, notion essentielle de l’œuvre aux vues des innombrables horloges présentes à l’écran, s’étire avant de s’interrompre dans le fracas d’un décor démoli. Le divin réalisateur fait dialoguer les affrontements musclés de son long métrage avec des évocations artistiques qui en d’autres lieux peuvent paraître incongrues mais qui s’inscrivent ici dans la démarche esthétique voulue par le metteur en scène. Dans un même plan aérien exquis, un combat de boxe s’achève et la danse de plusieurs figurants lui succède immédiatement. Un peu plus tard, un homme qui filme un paysage se voit dépossédé de sa moto pour que s’initie une longue course poursuite endiablée. Puis enfin, un espion se révèle être le clown d’un cirque, jouant du piano devant une foule hilare. Avant d’être politique, Les Espions est un spectacle.

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Reprenant cependant l’un des thèmes clés de Metropolis, Fritz Lang oppose à nouveau individualisme et expression d’une détresse collective à travers ses deux protagonistes. Haghi a tout de l’homme froid, dépourvu d’émotion, profondément égocentrique, et se voit toujours filmé avec une grande froideur derrière les lignes sèches de son bureau. Au sommet d’une pyramide invisible, il actionne les leviers d’une effroyable machinerie qui commande à ses subalternes leur prochaine mission néfaste. L’antagoniste aux sombres desseins et à la rigueur faciale accentuée semble être un lointain aïeul des méchants iconiques qui peupleront la saga James Bond des décennies plus tard, propulsant Les Espions au rang de film fondateur du genre. À l’inverse, N°326, personnage désigné par un matricule à l’instar de 007 une fois encore, est assailli par ses sentiments. Joie, peine, désespoir et colère se lisent sur le visage habité de Willy Fritsch, faisant des élans du cœur une solution à un mal ancré dans une sordide organisation néfaste. En dépossédant le plus souvent son héros d’un patronyme, Fritz Lang en fait une émanation du peuple dans sa pluralité, confrontée au narcissique carton marqué “Ich” (“je” en allemand) qui précède la première apparition de Haghi, l’unique encart du film tracé à la main. Les couvertures respectives des deux adversaires parachèvent le message social sous-jacent voulu par l’œuvre. N°326 se montre d’abord habillé en clochard, arpentant les égouts, avant de gagner les toits de la ville pour pénétrer dans un palace. Le caméléon provient de la rue, à l’inverse de son ennemi qui est constamment présenté sous l’apparence d’un patron de banque. Les Espions confronte deux pouvoirs antagonistes qui ne peuvent se rencontrer que dans les heurts et le sang.

Le repère de Haghi constitue dès lors un prolongement de la rigidité de celui qui supervise la sinistre organisation malfaisante. En parfait symétrique de l’humanité qu’incarne le débonnaire supérieur de N°326, l’antagoniste règne sur un royaume de bureaux, dans lequel se croisent des escaliers raides et austères, proches des décors futuristes du précédent film de Fritz Lang. Avant d’être à la tête d’un réseau d’espions, Haghi fait planer son ombre obscure sur un empire administratif, tel le haut fonctionnaire d’un contre-pouvoir ou le dirigeant suprême d’un État devenu diabolique sous le poids de son rigide organigramme. Dans son empire, l’antagoniste est maître du temps, implicitement celui de ses administrés rétifs, explicitement celui de l’étrange horloge transparente qui orne son bureau. Puisque le mal est bureaucratique, Les Espions fait de feuilles de papier l’enjeu principal du récit, mais aussi un instrument de mise en scène sans cesse réaffirmé. Haghi convoite des contrats secrets que N°326 protège, mais régulièrement, le film détourne cet élément de l’intrigue pour ponctuer des séquences plus subtiles, comme une délicieuse répétition volontaire. La note manuscrite que dépose le protagoniste dans un bureau de poste s’efface avant qu’un de ses poursuivants n’en découvre le contenu, insufflant l’idée que contrairement à Haghi, le héros est affranchi de toutes traces écrites. À l’inverse, Sonya est assaillie jusque dans ses rêves par le numéro du train de son amant qu’elle aperçoit sur le billet d’un télégramme. Enfin, un carnet arrête la balle d’un revolver, dans un plan devenu mythique et reproduit en guise d’hommage par Alfred Hitchcock en 1935, dans Les 39 Marches. Les jeux d’espions conduisent à des crises internationales mais les origines des conflits ne naissent qu’à travers de frêles caractères, tracés à l’encre sur une feuille.

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À la narration motivée par un objet de nature fragile, Les Espions répond par la gravité du déshonneur que fait naître sa perdition. De la fuite de simples contrats naît un poids moral auquel l’être ne peut se soustraire, esclave une fois de plus de la dictature de papiers d’accords internationaux qui prévalent de leur simple existence sur la vie humaine. Les feuillets sont facilement destructibles, mais ils restent tangibles, la punition qu’entraine leur perte n’a quant à elle même pas besoin d’être verbalisée pour être appliquée. À cause de sa trahison ou de sa négligence, l’homme est voué à subir une rétribution inextricable, faisant du déshonneur à la patrie la faute idéologique la plus grave. Le film convoque ici l’imagerie de plusieurs pays pour synthétiser cet axe du récit, et unir les décisionnaires coupables de chaque peuple à travers une même peine, la mort. La manifestation la plus concrète de cette emprise des idéaux frappe un diplomate d’Europe de l’est, coupable d’avoir vendu des renseignement à Haghi, et qui est implicitement invité par ses supérieurs à se suicider en guise de sentence à sa perversion. Thea von Harbou s’inspire ici d’un fait réel, ayant pris place avant la première guerre mondiale mais rendu public quelques années avant la sortie du long métrage, la traîtrise de l’agent des services de contre-espionnage de l’empire austro-hongrois Alfred Redl, qui a connu pareil sort une fois son forfait découvert. Néanmoins, selon la volonté de la scénariste et de Fritz Lang, les nations du monde entier sont capables de devenir de funestes entités désincarnées. Dans une rapide évocation de la famille de Sonya, Les Espions montre que face à un tribunal russe textuellement assimilé au pouvoir du Tsar, le frère et le père de la belle ont été condamnés à la pendaison pour une hypothétique faute restée improuvable. Le réalisateur du long métrage se révèle encore plus démonstratif au moment d’afficher à l’écran le seppuku d’un ambassadeur japonais. Nulle autorité politique ne l’invite à son geste fatal, seul le poids de ses remords face à la perte des contrats motive son coup de lame. Basculant dans un onirisme appuyé qui rompt avec l’unité visuelle du film, le metteur en scène le confronte à des subalternes morts pour leur mission, et fait du soleil du drapeau nippon de l’époque une auréole qui encercle son visage. L’intérêt des puissances mondiales opprime l’homme, soumis à leur influence.

Pourtant, au terme des Espions, avec une pointe d’optimisme, c’est bien l’amour qui est invité à ouvrir la voie d’un avenir meilleur. Certes Fritz Lang décrit auparavant une relation charnelle viciée entre le diplomate japonais, pensant faire acte de bienveillance, et une espionne de Haghi qui convoite son bien. La trahison des sentiments est l’élément déclencheur du suicide rituel du décisionnaire nippon. Néanmoins, l’union entre N°326 et Sonya est l’idéal que poursuit sans cesse le film. Autour d’eux le monde est bureaucratique et corrompu, mais deux âmes se sont éprises l’une de l’autre dans les ruines d’un monde précaire et la force de leur sentiment conduit à la chute de Haghi. Le bureau de l’antagoniste est un lieu de péril clinique et mortifère, mais au terme du long métrage, le héros en pulvérise les murs pour délivrer sa dulcinée, faisant des valeurs de cœur un essentiel retrouvé. L’ultime séquence entre en résonance directe avec une autre scène, que Fritz Lang dispose un peu plus tôt, et au cours de laquelle un médaillon offert par Sonya à N°326 lui permet d’éviter un accident fatal. Le monde est devenu fou, l’information régit le sort des hommes, pourtant deux individualités entremêlées par les sentiments triomphent d’une oppression implicite par leur bienveillance.

Fritz Lang signe une œuvre matricielle de tout un sous-genre du cinéma avec Les Espions. Mais au-delà de l’aura du film, les thèmes chers au cinéaste y sont magnifiés, habilement déguisés sous une couche d’aventure séduisante.

Les Espions est disponible en Blu-ray et DVD chez Potemkine Films, avec  en bonus : 

  • Entretien avec Bernard Eisenschitz, historien et spécialiste de Fritz Lang (36 min)
  • The Void machine, un texte de Murielle Joudet – montage par Julien Wautier (13 min)
  • Un petit film mais avec beaucoup d’action (documentaire, 69 min)
  • Un texte d’Olivier Père, directeur général d’ARTE France Cinéma

Nicolas Marquis

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