(The Banshees of Inisherin)
2022
Réalisé par : Martin McDonagh
Avec : Colin Farrell, Brendan Gleeson, Kerry Condon
Film vu par nos propres moyens
Créateur prodige, Martin McDonagh articule sa carrière entre les planches du théâtre et le feu des projecteurs du cinéma. Auréolé de succès dès son plus jeune âge pour la qualité de ses pièces, le britannique d’origine irlandaise s’est extirpé de la rugosité d’une enfance marquée par une forte précarité financière, pour devenir un dramaturge enfant chéri des salles londoniennes, salué unanimement par la critique. L’artiste a même fait de son passif parfois éprouvant l’un des thèmes implicites récurrents de ses pièces, transformant son expérience personnelle en confession théâtrale. En 1997, alors qu’il n’a que 27 ans et qu’il ne s’adonne à l’écriture que depuis une année, Martin McDonagh devient le premier auteur depuis William Shakespeare à voir quatre de ses œuvres jouées simultanément dans le West End de la capitale anglaise. Néanmoins, ne lui demandez pas de se comparer à son illustre aîné. “Je suis mille fois meilleur que cet enculé de Shakespeare !” déclare-t-il au New York Times en 2003, avec un second degré exacerbé. Loin de la suffisance, contredite par des dizaines d’autres déclarations qui témoignent de son amour pour l’auteur de Hamlet, Martin McDonagh fait ici démonstration d’un cynisme et d’un humour noir pour dénoncer l’absurdité, l’une de ses marques de fabrique qui allait s’épanouir au cinéma avec brio.
Son périple filmique s’initie en 2004, avec le court métrage Six Shooter qui marque déjà une étape cruciale dans sa carrière de réalisateur. Pour ses débuts dans le monde du septième art, Martin McDonagh est immédiatement adoubé par ses pairs, et remporte un Oscars inespéré pour une toute première tentative. À l’évidence, son passé de dramaturge lui a permis de s’extirper de l’anonymat, mais cette gloire immédiate lui offre une légitimité complète pour passer vers la forme longue, quatre ans plus tard, avec Bons baisers de Bruges. À cette occasion, le cinéaste élargit le cercle d’acteurs fidèles qui se constitue autour de lui. En plus de retrouver Brendan Gleeson, déjà présent dans Six Shooter, le metteur en scène fait de Colin Farrell l’interprète de son personnage principal, et noue ainsi des relations de travail solides avec deux comédiens qui n’auront de cesse de l’accompagner. Primé à Sundance, le film signe l’affirmation d’un auteur émérite, désormais attendu. Pourtant, Martin McDonagh peine à transformer l’essai. En 2012, 7 Psychopathes est boudé par la critique, et ne trouve que difficilement son public. Cinq longues années sans le moindre long métrage s’en suivront, écartant le réalisateur du devant de la scène. Mais en 2017, le cinéaste se rappelle au souvenir du monde entier. Longtemps favori à l’Oscars du meilleur film, le poignant 3 Billboards : Les Panneaux de la vengeance remporte l’adhésion des spectateurs, porté par une irrésistible Frances McDormand. La gloire est à nouveau au rendez-vous pour Martin McDonagh, qui fait néanmoins le choix de se tourner vers l’intime pour son film suivant. Désormais en salle, Les Banshees d’Inisherin quitte les USA du long métrage précédent pour renouer avec les racines irlandaises de son auteur. De plus, le cinéaste retrouve ses fidèles, Colin Farrell et Brendan Gleeson, dans une œuvre aussi profonde que bouleversante.
Dans les années 1920, les habitants de l’île rurale d’Inisherin vivent en autarcie, loin des troubles de la guerre civile qui secouent l’Irlande. Parmi eux, Padraic (Colin Farrell), un homme un peu simplet mais à la bonté débordante, coule des jours heureux, articulant son quotidien entre son travail à la ferme familiale et ses soirées au pub en compagnie de son ami musicien et érudit, Colm (Brendan Gleeson). Mais du jour au lendemain, la connivence entre les deux hommes se délite. Sans donner de véritables raisons à son choix dans un premier temps, Colm interdit formellement à Padraic de lui adresser la parole, anéantissant ainsi totalement leur relation. Profondément bouleversé, le paysan s’effondre émotionnellement et voit son équilibre rompu, au point de remettre en cause son mode de vie, avant que la colère ne prenne l’ascendant.
En ancrant son récit sur une île coupée du monde, qui ne perçoit les troubles irlandais que de loin, Les Banshees d’Inisherin recréé une société miniature. Martin McDonagh réduit les institutions de l’époque à leur plus simple expression, en les incarnant à travers des personnages au symbolisme affirmé et en faisant de leurs traits de caractère une douce dénonciation de leurs turpitudes. L’homme d’église, fatale émanation de la religion, donne ainsi un cadre moral aux insulaires, et l’office rythme la vie d’Inisherin, mais face à Colm, il perd son sang froid et cède à la colère, bien qu’il conserve un rôle d’écoute essentiel. Déjà mise en accusation dans 3 Billboards : Les Panneaux de la vengeance, la police est également ouvertement moquée dans ce nouveau film, sous les traits du seul et unique officier d’Inisherin. Cet homme idiot, violent, et complètement insoucieux du mal qu’il répend au point de victimiser les plus faibles, illustre ostensiblement le vice qui habite un pouvoir rendu fou par sa puissance et qui n’éprouve nullement le sens de la justice dont il est pourtant censé être le garant. Si Colm est le premier à exclure Padraic, le reste d’Inisherin finit par imiter son geste, et par ostraciser le protagoniste toujours davantage. En plongeant l’homme simple face aux tourments d’une société injuste et en s’épanouissant dans un cadre minimaliste, Les Banshees d’Inisherin prend des allures, si ce n’est de fable, au moins de conte moral d’une justesse étourdissante. L’échelle intime voulue par le film convoque sans cesse une vérité tragique plus large sur l’être humain, et Martin McDonagh prolonge l’idée que son œuvre est douloureusement universelle à travers Siobhan (Kerry Condon), la sœur de Padraic. Cet unique personnage à rester constamment vertueux et compatissant finit par quitter Inisherin, comme si sa bonté ne pouvait être récompensée sur ces terres. Dans une lettre adressée à Padraic, elle l’invite à la rejoindre, lui affirmant que “l’exclusion est de toute façon présente partout”. L’épure de l’île métaphorise le dysfonctionnement de tout un pays.
Le crime originel de marginalisation reste néanmoins le fruit de la décision de Colm, transformant les deux protagonistes en frères ennemis. En même temps que des valeurs intellectuelles sont attachées au personnage joué par Brendan Gleeson, notamment à travers ses facultés artistiques, Les Banshees d’Inisherin souligne sa prétention. Colm considère Padraic comme un idiot qui le prive d’une élévation spirituelle, alors que ses talents de musicien devrait inviter son audience à une transcendance par le quatrième art. L’érudit se coupe du monde, pensant que l’isolement lui permet de tutoyer l’infini par ses compositions, mais s’interdit ainsi la noblesse de l’âme en considérant l’homme simple comme un imbécile. Le refus de l’éducation des personnes plus humbles, et l’élitisme inopportun, sont perpétuellement perçus comme un mal qui opprime les êtres modestes, créant un effroyable système de classe. Le premier tiers du long métrage, durant lequel les raisons de la décision de Colm sont inconnues, plonge le public dans la peau de Padraic avec pertinence, faisant ainsi éprouver la détresse issue de l’exclusion à tous les spectateurs. De plus, cette volonté scénaristique permet d’octroyer au protagoniste une autre forme d’intelligence, celle du cœur. Car à l’évidence, Padraic ne peut en vouloir à son ami, et sa sollicitude maintenue lui confère des qualités essentielles que Colm ne possède pas. De plus, le musicien n’est pas le seul garant de l’art. Bien qu’elle soit pas créatrice, Siobhan s’adonne régulièrement à la lecture, et dans une scène où elle se confronte au violoniste, elle met en avant les failles de la culture de son interlocuteur, pourtant orgueilleux. Mais Les Banshees d’Inisherin n’idéalise pas son propos. Si la prétention d’être plus intelligent qu’un autre décrit une effroyable pyramide du malheur, Padraic n’en est pas à la base. Un personnage secondaire joué par Barry Keoghan est ouvertement décrit comme “L’idiot du village”, et souffre de toutes les vexations, y compris venu du protagoniste, même si il fait preuve parfois de compassion. En les réunissant souvent dans le même cadre, et en les assimilant au moment où Siobhan quitte l’île, Martin McDonagh crée un lien entre eux, bien que Padraic soit parfaitement net à l’image, tandis que son homologue baigne dans le flou de l’image, accentuant son isolement. Au terme du récit, c’est bien le plus ostracisé des deux qui subit la détresse la plus effroyable.
Les Banshees d’Inisherin accentue la vérité affective de son héros en le montrant au contact de la faune et de la flore de l’île. L’amour des animaux est omniprésent chez Padraic, le rendant plus proche du vivant que Colm, et se manifeste notamment à travers le lien aussi fort qu’amusant qui unit le personnage interprété par Colin Farrell à son âne. Son homologue a bien un chien, mais il ne semble pas vivre une relation aussi fusionnelle. Alors que le canidé écarte de son maître les cisailles, outil essentiel de l’intrigue, Colm s’en saisit malgré tout, montrant une scission avec son animal de compagnie. De plus, dans le dénouement de l’intrigue, c’est Padraic qui préserve la vie en venant au secours de l’animal. La place des maisons des deux protagonistes est également significative. Tandis que Padraic vit au cœur de l’île, entouré de verdure et de vie, Colm est complètement isolé, au bord d’une mer dont les vagues frappent la plage. Inscrire le héros du film dans le vivant crée une empathie naturelle chez le spectateur, et renforce intelligemment le sentiment d’injustice lié au scénario. Padraic est dans une bonté exacerbée, toujours dans l’instant présent au contraire de Colm aspirant à l’éternité, mais ne se voit jamais récompensé de ses qualités et de sa générosité débordante.
Une forme d’autorité mystique supérieure plane sur Les Banshees d’Inisherin. Dès les premières images du film, Martin McDonagh adopte un point de vue aérien, qui couvre toute l’île, comme un dieu qui surveille la vie des habitants, avant de se centrer sur eux. Que ce soit l’église de Inisherin, les croix du cimetière, ou les représentations de Jésus, les symboles bibliques abondent dans le film. Par ailleurs, l’histoire du film évoque le destin de deux frères devenus ennemis, et peut par moment très légèrement rappeler le mythe de Caïn et Abel, de même que les mutilations de Colm convoquent lointainement l’image d’un pénitent. Le musicien est par ailleurs régulièrement montré à l’église, dans des scènes de conversation avec le curé du village, tentant ainsi de dialoguer avec le divin mais se heurtant à l’incapacité de son interlocuteur d’être vecteur de spiritualité. Néanmoins, il est permis de se demander si Les Banshees d’Inisherin accorde une vraie omniscience au catholicisme. À l’évidence, le confesseur de Colm n’a rien d’un messager du spirituel et s’affirme davantage en psychiatre d’opérette, essentiel à l’équilibre de sa congrégation mais également terriblement impuissant. À l’inverse de Colm, Padraic est lui tourné vers les forces plus immémoriales de Inisherin, ancrées dans la mystique celte. Une scène où les deux hommes se séparent à un carrefour abonde dans ce sens : le violoniste prend le chemin bordé par une statue d’une vierge, alors que le paysan gagne le cœur de la campagne. Même s’il cherche à s’en détourner, Padraic est aussi régulièrement confronté à une vieille dame garante de la mémoire de l’île, parfois décrite comme une sorcière, dont les divinations macabres se révèlent véridiques. Dans les mythes irlandais, les banshees prophétisaient la mort de leurs cris aigues, et cette femme semble se rapprocher de cette image.
Aussi vivement convoquées soit les forces occultes celtes, Les Banshees d’Inisherin ne perd jamais son regard sur le présent du récit, les années 1920 marquées par la guerre civile. Sans jamais l’évoquer ouvertement, Martin McDonagh fait des conflits, parfois entendus au loin de l’autre côté de la mer, une métaphore du dilemme fratricide de son histoire. Alors que deux Irlande se déchirent à l’époque, Inisherin se morcelle aussi, faisant des amis d’hier les ennemis d’aujourd’hui. Une fois encore, avec maîtrise, échelle intime et universelle se tutoient. Ainsi, le film fait référence textuellement et avec nostalgie à l’ère précédant la guerre, durant laquelle les irlandais étaient unis face à la répression anglaise, et prolonge cette image au moment où Padraic et Colm font ponctuellement cause commune contre le policier de l’île. Le long métrage se dédouane néanmoins de tout parti pris envers l’un des deux camps opposés, loin d’Inisherin. Le même policier se félicite ainsi des quelques shillings qu’il gagnera en exécutant des prisonniers, en avouant ouvertement qu’il ignore, et se fiche de qui il met à mort. La politique n’est qu’un élément de contexte, mais sert à appuyer le message de fond de l’œuvre : la détestation et l’exclusion est un propre tragique de l’homme.
Oeuvre fascinante qui utilise l’échelle intime pour disserter l’humain dans toute sa complexité, Les Banshees d’Inisherin est une réussite totale, et une fable d’une intelligence rare.
Les Banshees d’Inisherin est actuellement au cinéma.
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