(近松物語)
1954
Réalisé par: Kenji Mizoguchi
Avec: Kazuo Hasegawa, Kyōko Kagawa, Eitarō Shindō
Film vu par nos propres moyens.
Remise en contexte
Quiconque s’intéresse à l’Histoire du cinéma japonais se confronte rapidement à trois noms qui ont marqué de leur empreinte le 7ème art nippon: Akira Kurosawa, Yasujiro Ozu et Kenji Mizoguchi. Cette sainte trinité mythique a ouvert la voie et posé les codes pour des centaines d’autres artistes venus du pays du soleil levant et sont encore vénérés aujourd’hui. Nous mêmes, assumant le rôle de passeur de savoir, y sommes souvent revenus dans nos colonnes et ne résistons pas à l’envie de se poser à nouveau, le temps de quelques lignes, sur Les Amants crucifiés de Kenji Mizoguchi.
Cette histoire prend place dans le Japon féodal, au sein de la riche demeure de l’imprimeur officiel des calendriers royaux, Ishun (Eitaro Shindo). Une discorde sourde règne dans la maison: outre l’attitude volage du maître envers ses servantes, son épouse Osan (Kyoko Kagawa) doit faire face aux dettes de sa famille que le richissime artisan refuse d’éponger. N’ayant d’autre solution que de recourir à de fausses factures pour rassembler la somme, Osan va requérir l’aide de Mohei (Kazuo Hasegawa), un employé de Ishun. Par un malheureux concours de circonstances, leur forfait va être confondu avec un acte d’adultère, un véritable crime à l’époque puni du terrible supplice de crucifiction. Les deux accusés prennent alors la fuite, découvrant, au fil de leur échappée dans la campagne japonaise, des sentiments amoureux qu’ils avaient enfouis.
Avec toute la passion que l’on voue au 7ème art, forcé de constater que les codes cinématographiques de Mizoguchi sont assimilés longtemps et qu’un effort salvateur de contextualisation s’impose pour saisir l’essence de son art. Si Kurosawa, et dans une certaine mesure Ozu, restent captivant de maîtrise et d’explosivité, le réalisateur des Amants crucifiés est lui plus rigide dans sa mise en image. Pourtant, c’est cette grammaire stricte qui le caractérise: presque toujours, le cinéaste passe par une phase initiale relativement figée, pour exacerber le souffle dans la conclusion de son récit. À l’évidence, il faut être patient et curieux pour apprécier son cinéma. Sa caméra se fait par exemple particulièrement fixe, n’offrant que peu de mouvement, mais on peut y voir ici un jeu émotionnel fort: lorsqu’enfin Mizoguchi s’accorde le droit de mouvoir son instrument de travail, il le fait à dessein, pour amplifier les sentiments ou unir des personnages.
Âmes à la dérive
Mais même dans la portion d’ouverture de l’histoire, proche du théâtre d’où provient Les Amants crucifiés, le metteur en scène nippon fait preuve de fulgurances épatantes, pour peu qu’on les souligne au néophyte. Sans condescendance, assumons aujourd’hui ce rôle pour rendre honneur à Mizoguchi. Le cinéaste s’exprime à travers une direction d’acteur millimétrée, offrant une véritable réflexion sur le positionnement de ses comédiens. Très souvent, les dialogues ne se font pas face à face, mais un protagoniste occupe le premier plan tandis qu’un autre évolue derrière. Par cet artifice très simple, Mizoguchi nous implique émotionnellement de façon implicite, il nous propulse dans la peau du personnage le plus proche de nous, nous intimant l’ordre d’éprouver ses émotions.
Ce n’est pas un hasard si la légendaire Kyoko Kagawa considère Les Amants oubliés comme son film le plus important, le socle de sa carrière. Grâce au talent de Mizoguchi, la belle a pu trouver un espace d’expression privilégié dans lequel elle brille, à l’instar du reste du casting. On ne devine pas un seul instant qu’elle n’a eu qu’une semaine pour assimiler l’accent de Kansai caractéristique de son personnage. La comédienne et son partenaire Kazuo Hasegawa sont les piliers du film, assumant la pleine charge de la tension dramatique avec brio et leurs émotions se lisent sur leurs visages expressifs.
Mise en scène savante
Les artifices visuels de Mizoguchi ne laissent eux non plus aucune part au hasard. Les images qu’il nous propose pour introduire les différents personnages ne mentent pas. On peut par exemple mettre en avant le frère de Osan, initialement montré derrière les barreaux d’une fenêtre et qui sonnera la déchéance (et donc la condamnation) de sa sœur. Ishun est lui aussi mis en scène de façon criante: alors que tout le monde s’affaire dans son échoppe, lui se vautre paresseusement et ses mains baladeuses achèvent d’en faire un être patibulaire, dès les premières secondes.
Plus intriguant encore, le jeu autour du jour et de la nuit que nous propose le cinéaste. C’est dans la pénombre, presque toujours, que viendront surgir les rebond du scénario: il fait noir lorsque Osan et Mohei sont découvert, noir quand ils prennent la fuite, noir lorsqu’ils évoquent le suicide, noir lorsqu’ils sont rattrappés… On pourrait croire que c’est un geste de réalisation innocent de Mizoguchi, mais c’est une constante qui a alimenté l’essentiel de sa carrière.
Au plus profond
Quel fond se cache derrière la forme? À l’évidence, Les Amants crucifiés est une histoire passionnelle maudite qui unit deux âmes condamnées à long terme, comme le mentionne le titre. Mais l’amour n’appartient pas qu’à Osan et Mohei, et peut même apparaître incongru entre ses deux protagonistes perdus. Il apparaît bien plus intéressant de constater que Mizoguchi nous offre une vision de ce sentiment davantage présente dans le cercle familial de ces deux héros. Les parents de Osan et Mohei sont probablement les seuls qui manifestent leur affecte de manière totalement altruiste. Pour aller encore plus loin, il semble évident d’un bout à l’autre que l’amour est totalement absent du cœur d’Ishun.
En découle une deuxième thématique forte: le drame social. Les Amants crucifiés pose une véritable critique de la place de l’argent dans la société, acerbe et toujours actuelle. Le déshonneur d’Ishun sonne également la perte de son statut, et l’aspect financier du récit est à plus forte raison l’élément déclencheur des tristes événements. Dans l’œuvre de Mizoguchi, les servants sont esclaves de leur condition et ceux qui tentent de s’en émanciper sont immédiatement réprimandé. Là encore, le cinéaste se montre compatissant envers ceux qui sont les plus démunis: il semblerait que la vérité du cœur soit détenue par ceux qui n’ont rien, comme un socle de leur existence.
Les Amants crucifiés se fait un vibrant exemple du savoir-faire de Mizoguchi. Si la remise en contexte est nécessaire, il est impossible de ne pas constater tout ce que l’auteur à apporter au cinéma à travers sa riche filmographie.
Les Amants crucifiés est édité par Capricci dans un magnifique coffret compilant 8 films du maitre:
Les Contes de la lune vague après la pluie
L’Intendant Sansho
Les Amants crucifiés
Miss Oyu
Les Musiciens de Gion
Une femme dont on parle
L’Impératrice Yang Kwei-fei
La Rue de la honte
Avec en bonus:
– Bilan de la cinquantième année, par Kenji Mizoguchi
– Le dernier Mizoguchi : chronique de la beauté mouvante dans le soleil levant. Un parcours dans les films et la vie de Mizoguchi par la critique Gabriela Trujillo
– Un cinéaste au travail. Entretiens menés en 1964 par Ariane Mnouchkine avec les collaborateurs de Mizoguchi
– Fiches détaillées sur les films
– Filmographie
– Nombreuses photographies