(The Pawnbroker)
1964
Réalisé par Sidney Lumet
Avec Rod Steiger, Jaime Sanchez, Geraldine Fitzgerald
Film vu par nos propres moyens
Comment raconter le traumatisme ? Presque 20 ans après le crépuscule du pire conflit de l’Histoire, et alors que l’on commence à peine à comprendre l’effroyable vérité, Sidney Lumet s’empare avec Le Prêteur sur Gages du terrible sujet de la Shoah. Un sujet ô combien complexe, dont il va se servir pour dresser le portrait, comme il sait si bien le faire, des maux de sa société, nous offrant un film au message intemporel. Revenons donc six décennies en arrière pour tenter de comprendre, ensemble, en quoi le septième film du metteur en scène new-yorkais est un chef d’oeuvre absolu et nécessaire.
Une après-midi ensoleillée d’un jardin new-yorkais ; un unique moment de quiétude en guise de préambule, où Lumet distille déjà le traumatisme pour introduire son principal protagoniste. Sol Nazerman, prêteur sur gages et rescapé de la guerre, se dresse déjà comme un monolithe en apparence imperturbable, hanté par un souvenir qui ne cesse, malgré lui, de se raviver à son esprit. Dès cette première scène, Lumet nous fait comprendre le fossé qui sépare Sol de ceux qui l’entourent ; leurs futiles problèmes ne le touchent pas, et pour cause. Le Prêteur sur Gages ne va pas s’atteler à ce qui crée le traumatisme ; le film va questionner comment vit-on avec celui-ci. Au milieu d’Harlem défile dans son pawnshop la diversité du quartier, sur laquelle il incarne une forme de pouvoir. Un pouvoir silencieux, inerte, où la distance avec ses clients crée une forme d’autorité mal placée, permettant à Sol de s’effacer à sa manière face à ceux qui doivent se vendre. Car le pawn shop est un lieu d’intense passage, qui sert à Lumet de prétexte à ancrer son film dans son temps.
En effet, Le Prêteur sur Gages sort en 1964 : année du prix Nobel de la Paix de Martin Luther King, et alors que les tensions raciales sont un sujet central de l’époque, le fait de poser son récit à Harlem est tout sauf anodin. Les minorités défilent chez Sol, et l’on ressent de manière terrifiante une forme de fracture sociale au sein même de la boutique. C’est même tout l’enjeu qui entoure le personnage de Jésus, incarné par Jaime Sánchez ; apprenti de Sol, il est son exact opposé ; chaleureux et inexpérimenté, ses doutes et ses colères vont servir de colonne vertébrale au récit et de support au message. Lumet interroge sur les conflits de notre société : au regard des blessures fraîches de l’Histoire, l’Amérique doit appliquer ses leçons pour ne pas répéter ses erreurs. Le drame de la Shoah n’est finalement ni le prétexte, ni la banale toile de fond d’un récit désincarné : il est la raison de réfléchir de l’oeuvre, filigrane de mise en scène et pilier du récit, il est le moyen pour Lumet de capter son spectateur et lui exprimer son message. Jusqu’au déchirant final, la division apparente sert avant tout à servir un propos humaniste, prenant ouvertement parti dans un mouvement qui semble naturel aujourd’hui.
Car Lumet réussit à peu près tout ce qu’il entreprend en termes de mise en scène ici : que se soit par le formidable montage de Ralph Rosenblum ou bien la subtile photographie de Boris Kaufman, Le Prêteur sur Gages nous enferme avec Sol dans sa solitude. Au fur et à mesure que le monolithe s’effrite, que l’on pénètre dans cette prison mentale, la précision du travail de Lumet nous transcende d’effroi, où la compassion envers le personnage se mêle à l’envie de le sortir de cette torpeur. La performance glaçante de Rod Steiger, peut-être la meilleure de sa riche carrière, participe grandement à imprimer en nous un souvenir durable, la marque des grands films. Comme on le rappelle régulièrement au cours de ce mois spécial Lumet, le new-yorkais impose cette indicible patte, celle d’une mise en scène sans fioritures mais d’une grande puissance, qui nous embarque dans sa tempête. De ce qui peut sembler être de prime abord un voyage intérieur réconciliateur pour Sol, il est avant tout le témoignage d’une vraie intention politique à la marge du code Hays (Le Prêteur sur Gages subira d’ailleurs une censure pour nudité, et participera à l’effondrement dudit code), énième dérivation d’un cinéma lumetien où l’Homme est au centre de tout. Lui-même d’éducation judaïque, il ne se sert pas du film pour régler des comptes historiques ; Le Prêteur sur Gages est presque à sa manière une déclaration d’amour à l’écoute, à l’entraide entre les peuples. Si la déchéance de Sol pose une chape dramatique sur le film, c’est bien car c’est comme cela que s’expriment les peurs de Lumet quant à une éventuelle récidive des erreurs du passé. Sol est un personnage éminemment cathartique ; en nous faisant souffrir avec lui, Lumet tire en nous la sonnette d’alarme, en nous apprenant, par la souffrance de la chair, que l’argent ou les conflits ne sont pas que des chimères de nos existences. Ainsi, il impose une forme d’intemporalité, tant ses problèmes font encore échos aujourd’hui, et nous offre, par un film réussi en tout point, une œuvre nécessaire, un chef d’œuvre universel qu’ils nous tardent de voir et revoir encore.
Le Prêteur sur Gages est disponible chez Potemkine