(Thunder Bay)
1953
Réalisé par: Anthony Mann
Avec: James Stewart, Joanne Dru, Gilbert Roland
Film fourni par Elephant Films
La complicité entre un réalisateur et son acteur principal est bien souvent au centre de l’élaboration d’un film, et garante d’une partie de son succès. Au début des années 1950, alors que les USA redéfinissent l’imagerie du héros américain iconique, le tandem formé par Anthony Mann et James Stewart porte cette idée à l’écran, à travers une succession d’œuvres marquantes. Au crépuscule de sa vie, le comédien citera même le metteur en scène comme l’un de ceux qui a le plus influencé sa carrière. Davantage connu pour leur collaboration sur d’immenses classiques du western, Winchester ‘73 et Les Affameurs en tête, le duo cherche toutefois à s’émanciper de l’imagerie de l’ouest sauvage suite à ces deux grands succès. Naissent alors trois nouveaux longs métrages, étalés sur 3 ans et les derniers qu’ils signent ensemble: Le Port des passions, Romance inachevée et Strategic Air Command. La première de ces trois propositions se fait d’ailleurs à l’initiative de James Stewart, souhaitant mettre en avant le travail des exploitants de pétrole, lui qui est financièrement impliqué dans le domaine.
Avec une certaine bravoure et un souffle épique appuyé, Le Port des passions expose ainsi le destin de Steve Martin (James Stewart), un homme sans le sou mais porté par un rêve, celui de trouvé de l’or noir dans un golfe de Louisiane, grâce à ce qui est une pure inovation pour l’époque: la construction d’une plateforme Off-Shore. Rapidement soutenu par un grand groupe pétrolier, Steve vit toutefois avec une double contrainte: d’une part il doit trouver de l’énergie fossile en moins de 3 mois, d’autre part, la défiance du village avoisinant, rempli de pêcheurs de crevettes, met à mal son entreprise. Envers et contre tous, face à un environnement hostile, Steve résiste et tente de faire fortune, non sans connaitre des déboirs de coeur qui l’unissent à une jeune femme locale, Stella (Joanne Dru).
Si Le Port des passions marque donc une rupture avec le western, essentiellement pour Anthony Mann, spécialiste du genre, le long métrage en emprunte pourtant nombre de caractéristiques dans sa structure narrative et dans certains éléments de décors. Loin de réinventer son cinéma, le réalisateur semble en fait s’amuser de ce nouvel environnement, en détournant certains des codes qu’il avait installé jusqu’à lors. La trajectoire de Steve, fraîchement débarqué dans le village, évoque ainsi aisément celle d’un cow-boy errant, à ceci prêt que sa venue n’est ici absolument pas source de réconfort pour les habitants. Sa soif de richesse permet également de rapprocher la quête de l’or du Far-West et celle du pétrole, sauf que l’une exploite la terre alors que c’est ici la mer qui est le lieu des convoitises. Encore plus malicieusement, Anthony Mann se joue de certains symboles: un shérif fait son apparition, mais il n’a assurément rien d’héroïque, tandis que le bar local évoque frontalement les saloons. De là à voir dans la flotte des nombreux bateaux sur le golfe des relants de folle calvalcade à cheval, il n’y a qu’un pas.
D’autant plus que le cinéaste ne renie pas ce qui est une des marques de fabrique les plus vibrantes de sa poursuite artistique: l’amour des grands espaces, et sa façon virtuose de les mettre en scène. Davantage que la ville en elle-même, Anthony Mann épouse l’eau du golfe qui la borde, et l’inclut dans une énorme majorité de ses cadres. Souvent calme et lisse comme une étendue désertique, elle renvoie inévitablement Steve à l’ampleur de la tâche qui est la sienne, tout autant qu’elle est porteuse de promesses. C’est une foi cette loi solidement ancrée que le metteur en scène peut briser ce dogme: durant plusieurs séquences, et toujours pour souligner un rebond du scénario, la tempête gronde sur les flots, la nature se déchaîne en même temps que la fureur des hommes. Une narration maîtrisée de bout en bout, dans une exaltation des sentiments du spectateur.
Ce décor possède la faculté bien particulière d’être pourvoyeur de bienfaits pour absolument tous les personnages du film, comme un océan de plénitude. Son exploitation est douloureuse, autant pour Steve face à son destin que pour les pêcheurs qui souffrent du manque de crevettes, mais c’est toujours vers l’eau que se tournent l’espoir. Il faut toutefois reconnaître que Le Port des passions souffre de son âge: on ignore presque tout à l’époque des risques inconsidérés pour l’environnement que revêt une structure pétrolifère, et il faut savoir passer outre cet aspect pour apprécier pleinement le long métrage, se rabattre sur l’ampleur pharaonique de l’entreprise des ouvriers qui innovent et à qui le film rend avant tout hommage. L’être est ramené à sa petitesse face à la nature, et rien n’est accompli véritablement seul, comme en témoignent les nombreuses scènes de foule du long métrage.
Cela n’empêche pourtant pas Le Port des passions d’opposer deux populations distinctes, de les confronter farouchement, et de tenter de trouver une forme d’union dans la résolution de son intrigue. Les cols bleus et les pêcheurs sont perpétuellement dans le combat, aussi bien moral que physique, comme en témoigne une empoignade virile au bar. L’emploi de dynamite, tantôt comme outil aux recherches géologiques, tantôt clairement comme une arme, apporte même une forme de ponctuation sonore à cette méfiance permanente entre deux peuples que tout sépare. En guise de réunion finale, Anthony Mann propose une narration par l’objet, où plutôt par l’animal: la quête de la légendaire “crevette d’or”, fantasmée par les locaux, sert de point d’ancrage au récit, de but ultime, et souligne le message de fond de l’oeuvre visant à dire que chacun doit se nourrir du savoir de l’autre.
Deux personnages apparaissent toutefois comme un trait d’union, un futur commun possible pour deux communautés, l’une tournée vers le passé, l’autre vers l’avenir: les deux uniques personnages féminins, Stella et Francesca. Dans la trajectoire de ces deux sœurs, tombant amoureuse des travailleurs de la plateforme pétrolière, se dessine le plus profondément cette symbiose vers laquelle veut tendre Anthony Mann. Si leur passion souffre de quelques faiblesses d’écriture, marquées par une certaine forme de facilité, le but affiché est saluable. Ce n’est d’ailleurs assurément pas un hasard si Stella n’a pas vécu toute sa vie dans le village, mais évoque souvent avec pudeur un douloureux passif dans les rues de Chicago, comme si elle évoluait entre deux eaux. Il existe dans leur destin une idée hautement romancée, trop peut être, mais dont la mission devient capitale.
Il n’en reste pas moins que le pivot du récit, celui qui porte tout le film sur ses solides épaules, demeure Steve. Les valeurs véhiculées par Le Port des passions restent avant tout le courage et l’abnégation face aux hommes et aux éléments, la poursuite d’un rêve fou pour quelqu’un qui n’a plus que cela. Si il ne reste qu’une dernière chance au héros, alors il la jouera à fond ! Bien sûr, le personnage n’est pas exempt de tout reproche, et une certaine forme d’exploitation de ses employés est dénoncée par le long métrage, mais au final, il est l’incarnation de la force de caractère et d’un certain idéal américain. Anthony Mann et James Stewart voulaient s’affranchir des modèles en place, mais leur héros reste un exemple de bravoure.
Si il faut faire fi d’une vision datée de l’exploitation pétrolière pour apprécier Le Port des passions, la force d’évocation de Anthony Mann fait une fois de plus des merveilles.
Le port des passions est disponible chez Elephant Films, dans un coffret à jaquette réversible comprenant également:
- Une bande annonce
- Une présentation du film par Eddy Moine