2022
Réalisé par : Nicolas Pariser
Avec : Vincent Lacoste, Sandrine Kiberlain, Léonie Simaga
Film fourni par Dark Star Presse pour Diaphana
Depuis le début du XXIème siècle, le réalisateur Nicolas Pariser observe les bouleversements politiques de notre époque et la confrontation permanente des idéologies qui frappent la France et l’Europe. Derrière sa caméra, le cinéaste se transforme en témoin des angoisses de notre ère et de la disparition des anciens clivages au profit de l’émergence d’un nouveau modèle social injuste qu’il observe avec crainte. D’ordinaire emprunt d’une forme de réalisme qu’il qualifie de “mesure”, l’artiste pose un diagnostic sans concession sur une résurgence des inégalités, de l’ostracisation et des défaillances institutionnelles. En 2010, la critique internationale récompense pour la première fois l’avènement de ce regard désabusé sur notre monde, à l’occasion du court métrage La République. Lauréat du prestigieux prix Jean-Vigo, Nicolas Pariser s’aventure dans les coulisses du pouvoir pour livrer une vision désenchantée de nos dirigeants. En offrant au public son premier long métrage cinq ans plus tard avec Le grand jeu, l’auteur conserve toute son acidité et poursuit son exploration du monde secret des hauts décisionnaires qui nous gouvernent. Affirmant sur la pellicule une sensibilité clairement de gauche, il observe la constitution de nouveaux rapports de force politiques et la métamorphose des oppositions, bien que l’affrontement entre opprimés et parvenus reste au centre de sa réflexion. Le cinéma de Nicolas Pariser est sociétal par nature, acerbe et engagé, passionné et révolté. 2019 est l’année de la consécration pour le metteur en scène. Avec Alice et le maire, il fait se rencontrer exercice du pouvoir et philosophie, incarnés respectivement par chacun de ses deux protagonistes principaux. Davantage qu’une étrange photographie des coulisses de la mairie d’une grande ville, son film tente de tracer une nouvelle voie utopique pour responsabiliser les élites et replacer l’humain au cœur de la cité. Public et critique adoubent son travail, des marches du Festival de Cannes aux salles obscures. Un homme livre l’essence de sa pensée sur grand écran et récolte pléthore de louanges.
Après un bref passage par la télévision pour la très remarquée série En thérapie, Nicolas Pariser effectue son retour attendu au cinéma avec son nouveau film, Le Parfum Vert, désormais disponible en DVD et en Blu-ray chez Diaphana. Pour l’auteur, ce nouveau long métrage est une renaissance et la manifestation d’un nouvel aspect de sa sensibilité artistique. Si en filigrane, il conserve une grande part de défiance pour le système néolibéral qu’il maquille discrètement en complot international, le réalisateur s’épanouit dans une grammaire loufoque et candide, héritée de ses influences de jeunesse. La saillie politique s’efface au profit d’un divertissement accessible, aventureux et ponctué de légères touches d’humour, dans un esprit proche des bandes dessinées que le cinéaste dévorait enfant. Se réclamant humblement de l’héritage de Tintin et d’Alfred Hitchcock, Nicolas Pariser alterne entre langage propre au neuvième art et évocations du maître britannique du suspense, pour faire sillonner l’Europe et ses dilemmes modernes à son duo de protagonistes, pris dans les mailles d’une machination à grande échelle.
Martin (Vincent Lacoste) est un comédien de la Comédie-Française qui assiste impuissant à l’agonie d’un de ses camarades au cours d’une représentation. Dans un ultime soupir, le supplicié confie au héros être victime d’un assassinat, et accompagne son dernier souffle d’étranges mots, “Le parfum vert”. Injustement accusé du meurtre, Martin se trouve plongé au cœur d’un vaste complot aux ramifications internationales et est contraint de prendre la fuite. Par un heureux hasard, il croise le chemin de Claire (Sandrine Kiberlain), une excentrique autrice de bandes dessinées bien décidée à l’aider à faire la lumière sur les véritables responsables du crime. Entre Paris, Bruxelles et Budapest, talonné par la police et par les commanditaires de l’assassinat, le duo lève le voile sur le mystère et découvre les secrets d’un jeu politique de l’ombre qui pourrait faire basculer le sort de l’Europe.
Avec légèreté, désinvolture et espièglerie, Le Parfum Vert épouse pleinement l’esprit des plus grandes bandes dessinées franco-belges pour offrir un spectacle où les disciplines se marient, se confondent et fusionnent. Héritier lointain de Spirou et Tintin, le loufoque Martin affronte avec humour l’influence d’une organisation maléfique volontairement caricaturale, extrêmement proche de celle des antagonistes des heures glorieuse du neuvième art européen. Dans une perpétuelle fuite en avant sans repos, le héros devient aventurier malgré lui, première victime mais aussi premier opposant d’une conspiration d’hommes dévolus à faire le mal, animés par un appétit insatiable pour la bassesse morale. Selon Nicolas Pariser, la simplicité et l’épure de son intrigue sont un levier essentiel à la prise de conscience qu’il souhaite initier chez le spectateur, fruit de son amour pour Hergé. Les enjeux sont ramenés à leur plus simple expression, comme s’ils pouvaient tenir dans les cinquante pages habituelles condensées d’un album, pour que l’essence profonde de son message soit parfaitement assimilée par un public de tout âge. Les pourvoyeurs du malheur sont mauvais par nature comme nombre d’ennemis de Tintin, Martin et Claire sont vertueux et leur moralité est immaculée, pourtant les artifices du complot répondent à un large spectre d’angoisses modernes, échos lointains des maux de notre époque, comme savait le faire le maître belge. Le monde de chair du cinéma et le langage d’ordinaire graphique de la bande dessinée se rencontrent et se nourrissent mutuellement. À travers un très large éventail de clins d’oeil amoureux, allant de l’apparition furtive d’un groom que ne renierait pas Franquin, à l’intervention de deux émanations de Dupont et Dupond, en passant par la veste de Claire évoquant Corto Maltese, Le Parfum Vert fleure bon l’amour sincère de l’univers de bulles. Plus démonstratif esthétiquement qu’à son habitude, Nicolas Pariser métamorphose l’image de la première partie de son film en gaufrier. Prisonniers d’un surcadrage permanent issu des lignes parfaitement horizontales et verticales du décor, les personnages du long métrage naviguent de case en case allégoriques et la pellicule restitue subtilement le découpage propre à la bande dessinée. Septième et neuvième art se rencontrent à chaque détour d’une aventure rythmée, tout comme Martin découvre une nouvelle discipline en rencontrant Claire. Doucement, comme une caresse sans une once de malice, le comédien pénètre dans le monde de l’autrice, découvre une forme d’art et ses règles différentes du système théâtral codifié de la Comédie-Française, plus spontanée et plus brute. Le cheminement réflectif des deux héros est à ce titre plusieurs fois accompagné des croquis de la dessinatrice. Pour appréhender le complot et un quotidien qui ne répond plus à aucune logique, l’artiste doit créer et coucher sur le papier le fruit de ses déductions. Les muses soufflent aux oreilles des protagonistes la solution du mystère.
Dans un tourbillon affectif naturel et euphorisant, Le Parfum Vert unit deux âmes en faisant se rencontrer un couple d’apparence séparé par des choix de vie différents, mais en réalité plus soudé qu’il n’y paraît. Si Martin s’adonne à une forme d’art les plus ancienne, Claire, elle, pratique une discipline plus récente à l’échelle de l’humanité, mais tous deux sont animés par le désir de dédier leur existence au monde de la culture, à l’introspection et à la rêverie. Les protagonistes sont deux doux songeurs, attachants, décalés et parfois vecteurs d’une distanciation avec le récit propice au sourire sincère. La résolution de l’intrigue, pourtant ancrée dans de graves enjeux politiques internationaux, ne peut se faire que dans la connivence de deux esprits amoureux de l’onirisme. À la division des peuples que ferait naître l’échec de leur enquête répond la fusion d’êtres dont la connivence nouvelle transcende le spectre de l’ostracisation. Martin et Claire semblent ainsi plus sages que les forces de l’ordre européennes et davantage conscients de la réalité puisqu’ils en perçoivent l’immatériel. Seuls deux artistes peuvent comprendre comment communiquent les conspirateurs, l’intelligence n’est pas dans la déduction logique mais dans l’acceptation de la part invisible de la vérité, alors que le code secret intangible des malfaiteurs est directement lié à la récitation orale du texte de L’illusion Comique de Corneille. Tête contre tête, lèvres contre lèvres, dans le secret d’un train de nuit, les protagonistes s’enlacent et s’embrassent, rendant concrète une passion issue du partage. Un passé commun leur est donné, émanant de leurs origines juives, le présent semble les séparer, pourtant dans l’espoir d’un futur meilleur pour l’Europe comme pour leur propre personne, ils choisissent de s’aimer. Claire et Martin ont fui le quotidien, par choix ou par nécessité, et se sont trouvés en arpentant des chemins de traverse. L’échange qui cimente leur extase sentimentale est ainsi parfaitement équilibré. Si dans les premières minutes du film, la quadragénaire est au chevet du comédien, partiellement drogué, l’attention s’inverse dans la seconde moitié du long métrage, lorsque Martin est au service de Claire, physiquement blessée. Leur couple est riche d’un secours mutuel, chacun relève l’autre lorsqu’il est le plus fragile.
La découverte de la sensibilité artistique de l’autre accentue la symbiose de cette relation nouvelle. De même que Martin a découvert le monde de la bande dessinée, Claire est appelée à s’aventurer dans l’univers du théâtre. Les dernières minutes du Parfum Vert quittent ainsi l’esthétique du neuvième art préalablement établie pour s’épanouir dans l’exercice d’une autre discipline. Le surcadrage qui était jusqu’alors la norme et les droites strictes du décor s’effacent dans un plan symbolique du théâtre de Budapest, lorsque la caméra de Nicolas Pariser quitte doucement les coulisse pour gagner la scène et laisser percevoir l’autrice, seule dans la salle, face à Martin. La balance s’inverse et le long métrage change de langage. L’homme qui évoluait dans l’univers de la femme devient le maître de ce nouveau dogme. Le basculement de la loi jusqu’ici respectée perturbe également volontairement le rapport de créatrice à interprète. Martin était suiveur jusqu’alors, mais dans l’ultime portion du récit, la scénariste et dessinatrice devient spectatrice du comédien. La création n’appartient plus à celui qui tient la plume, mais davantage à celui qui se l’approprie sur les planches, à travers une représentation de L’Illusion Comique qui permet de lever le voile du mystère. Si un auteur est seul face à la page blanche et seul dépositaire de ses mots, son texte est sacralisé sur la scène et ne peut souffrir de la moindre erreur. Le travail du comédien est d’en offrir une retranscription parfaite, à la virgule près, et celui qui s’affranchit de cet idéal se révèle être un traître, aussi bien métaphoriquement que concrètement. L’acteur qui renie volontairement le phrasé de Corneille pour donner un signal aux conspirateurs est le plus ignoble des antagonistes, car il est à la fois homme malfaisant et artiste déloyal. Étrangement, Nicolas Pariser confie en interview ne pas être un grand amateur de théâtre, pourtant la mise en scène du Parfum Vert offre une emphase particulière au quatrième art. La salle devient un lieu sain, l’aboutissement du long périple à travers l’Europe du tandem de protagonistes, une destination enfin atteinte après leur errance. Sans cesse en mouvement, le film se pose enfin au terme de l’aventure. La musique enjouée et malicieuse qui accompagnait le voyage cède également sa place à des airs baroques plus graves et classiques. La légèreté s’abandonne au profit d’une lourdeur imposante qui convoque l’esprit ancestral de la dramaturgie. Néanmoins, Le Parfum Vert ne circonscrit pas l’exercice théâtral aux planches. Sièges des spectateurs et coulisses ténébreuses sont également les réceptacles de l’autre pièce, celle du complot, qui se joue en parallèle de L’Illusion Comique. La salle est un tout, presque un organisme à part entière, les comédiens ne sont pas isolés sur la scène, ils communiquent avec ceux qui les admirent, notamment lorsque Martin et Claire échangent des regards.
En faisant se côtoyer quatrième, septième, et neuvième art, Le Parfum Vert met en évidence l’émergence d’une âme européenne, qui n’appartient ni aux politiques, ni aux forces de l’ordre, ni aux conspirateurs, mais bien aux rêveurs. Délimité par Claire dans un dialogue, le vieux continent est un “espace intellectuel” qui est le sien, l’union des peuples se cimente à travers le partage des cultures davantage que dans des textes de lois. L’identité européenne existe avant tout dans l’art. Ainsi, l’autrice raconte s’être un temps exilée en Israël, pensant que sa place était auprès du peuple juif, partageant le nouveau rêve des victimes de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, sa terre natale s’est rappelée à elle, son foyer est en France, ses racines sont cosmopolites mais Paris est son berceau et son pays prend la couleur qu’elle lui donne dans ses albums, inspirés de sa vie. Elle est une pièce d’un vaste puzzle, toute aussi importante que les évocations des Schtroumpfs, de Klimt ou de Corneille. À l’instar de Martin, elle est la garante d’un savoir qui s’exporte dans la multitude de pays qui composent l’Union Européenne et le vecteur d’une expression artistique influencée par une Histoire commune à tous les pays. Institution héxagonale par nature, la Comédie-Française joue ainsi ses pièces partout sur le continent, dans le texte original. Si le sens profond peut échapper au spectateur non polyglotte, l’extase de la perfection de la forme de mots savamment agencés conquis n’importe quel cœur désireux de s’ouvrir au spectacle. En plaçant une partie de son intrigue à Bruxelles, Le Parfum Vert joue d’une confusion volontaire entre l’Europe des institutions, désincarnée et dépassée par les évènements, et celle des artistes, acteurs indispensables de l’aventure, alors que la ville est autant siège du parlement que capitale de la bande dessinée.
L’Europe reste néanmoins terre de douleur lorsque les maux du présent se confondent avec ceux du passé. Le Parfum Vert refuse de faire du continent un paradis et laisse percevoir implicitement le spectre des blessures du siècle dernier, qu’une résurgence de l’obscurantisme pourrait conduire à se reproduire. Tous deux juifs, Martin et Claire portent en eux l’héritage sanglant de la Seconde Guerre mondiale, au point de revendiquer leur paranoïa comme un instrument indispensable de la survie. Des limbes de l’Histoire ressurgit l’effroi d’une parole antisémite et d’une propagande réaffirmée qui fragilise à nouveau les victimes des attrocités d’hier. Les comploteurs au centre du film sont les héritiers des monstres des années 1930 et 1940, leurs descendants spirituels qui entendent plonger à nouveau le monde dans un âge de chaos. La désunion est orchestrée par un pouvoir invisible, ténébreux, qui fait de la désinformation des médias l’arme de sa fronde monstrueuse contre l’égalité entre les hommes. Parmi les plus subtil références au neuvième art, Le Parfum Vert laisse percevoir les planches d’une bande dessinée mettant en scène des souries en habits de ville, derrière les barreaux d’une prison, issues de Chlorophylle mais rappelant l’indispensable Maus de Art Spiegelman. Néanmoins, contre l’ennemi des coulisses, Martin et Claire triomphent. L’intellect lumineux accompagne la justice et terrasse la némésis moderne de l’ostracisation. Un peuple fier et heureux de son patrimoine culturel s’érige contre les parangons de l’injustice et au fil d’une aventure légère, la vertu gagne une bataille significative.
Avec Le Parfum Vert, Nicolas Pariser réussit à marier malice de forme et profondeur de fond, dans un spectacle accessible et amoureux de la culture européenne.
Le Parfum Vert est disponible en VOD, DVD et Blu-ray, chez Diaphana, avec en bonus :
- Entretiens avec Nicolas Pariser, Sandrine Kiberlain et Vincent Lacoste (5 min)
- Le film commenté par Nicolas Pariser