L’Aventure cinématographique de La Croisière jaune
L'Aventure cinématographique de La Croisière jaune affiche

1934

Film réalisé par : André Sauvage, Léon Poirier

Avec : Georges-Marie Haardt, Louis Audouin Dubreuil, André Citroën

Ouvrage élaboré à partir de la correspondance de : André Sauvage

Oeuvre fourni par Carlotta Films

Au cours des années 1920 et 1930, alors que l’industrialisation massive poursuit son irrémédiable progression dans les pays développés, l’homme se lance à la conquête du globe et tente de repousser les limites du possible. À l’ère des premiers explorateurs ayant cartographié le monde succède celle des nouveaux aventuriers arpentant les terres sauvages au moyen d’engins motorisés de toutes sortes. Soucieux de promouvoir sa marque mais également de laisser une empreinte durable dans l’Histoire de l’humanité, l’industriel André Citroën met alors sur pied une succession d’expéditions ayant pour but de propulser le génie mécanique dans les contrés où la nature se révèle farouche. Équipés d’autochenilles censées s’affranchir des obstacles les plus infranchissables, Georges-Marie Haardt et Louis Audouin Dubreuil mènent à bien les projets de l’entrepreneur français. En 1922, ils traversent le Sahara, dans la première odyssée commandée par le célèbre fabricant de véhicules. Seulement deux ans plus tard, au terme de plus de huit mois de péripéties, et accompagnés d’une cohorte de scientifiques et d’intellectuels, les deux baroudeurs accomplissent la prouesse jugée alors irréalisable de relier l’intégralité de l’Afrique, du nord au sud, dans ce qui est appelé La Croisière noire. Partout dans le monde, les exploits de Georges-Marie Haardt et Louis Audouin Dubreuil sont célébrés, et les films témoins de leurs aventures éblouissent les foules exaltées.

Galvanisé par le succès, André Citroën finance en 1931 une troisième expédition, encore plus audacieuse que les précédentes. Après l’Afrique, l’industriel veut dompter l’Asie avec ces mêmes autochenilles. Du Moyen-Orient jusqu’à Pékin, en franchissant l’Himalaya, La Croisière jaune repousse les frontières de l’entendement, faisant fi des contraintes naturelles et diplomatiques pour accomplir un véritable tour de force. Durant presque un an, la caravane motorisée sillonne le continent, ses landes sauvages et ses pays en guerre. Parmi les aventuriers, le cinéaste André Sauvage est chargé du film voué à documenter l’épopée, et à plus d’un égard à glorifier la marque Citroën. Cependant, bien qu’il soit conscient de sa mission, le réalisateur est transcendé par l’odyssée qu’il vit. Au contact des autochtones et d’une nature éclatante de beauté, son âme de poète vagabonde au rythme lent des véhicules. Se lamentant souvent de leur absence, André Sauvage est séparé de son épouse et de ses deux enfants avec qui il ne correspond que sporadiquement à travers ses lettres, mais il fait une expérience qui change à jamais son regard sur l’homme. Le long métrage qui en découle et voulu par le metteur en scène témoigne davantage de la magnificence de l’Asie que de la prouesse mécanique. Néanmoins, ce film ne verra jamais le jour en l’état. De retour à Paris, André Sauvage se fâche avec André Citroën qui entend modifier l’œuvre de l’artiste pour offrir une publicité plus éclatante à sa marque. Débouté arbitrairement du projet, le cinéaste est dépossédé de ses images, confiées à Léon Poirier pour qu’il en fasse un nouveau montage. L’esprit rêveur d’André Sauvage émane de certaines prises de vue, mais le long métrage est vidé d’une partie de sa substance.

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À l’occasion de la ressortie du documentaire chez Carlotta Films, l’éditeur tente de ressusciter l’ambition première d’André Sauvage. S’il est matériellement impossible de découvrir le film originel souhaité par le metteur en scène expéditionnaire, le montage de Léon Poirier est accompagné de plusieurs courts métrages de son confrère, de rushs miraculeusement retrouvés, mais surtout d’un volumineux livre compilant les lettres qu’a adressées André Sauvage à son épouse Alice durant La Croisière jaune. Véritable témoignage de l’état d’esprit et des ambitions du cinéaste, ces courriers sont un indispensable accompagnement au long métrage, et sur papier comme à l’écran, L’Aventure cinématographique de La Croisière jaune s’affirme comme une somptueuse excursion aux confins du possible.

Les écrits d’André Sauvage permettent au spectateur de replacer l’humain au centre de La Croisière jaune. Si la genèse de l’expédition et le documentaire qui en découle ont pour motivation principale la promotion de la marque Citroën, le cinéaste se détourne constamment des machines pour côtoyer ses pairs, vivant une même peine. L’artiste est pleinement conscient qu’il fait partie d’un ensemble destiné à glorifier un financeur, mais fasse à la monotonie et la lenteur inhérente aux autochenilles, il s’écarte volontairement de sa mission. Régulièrement, il souligne de ses mots le caractère profondément dérisoire de l’entreprise, ainsi que l’absurdité de ces engins venus pervertir une nature et des peuples dans un fracas étouffant. Coûte que coûte, La Croisière jaune doit poursuivre sa route, même au prix de sacrifices corporels éprouvants. La mécanique ne sert plus l’homme, c’est l’être qui se plie au désidérata de machines devenues omnipotentes, dictant un rythme de vie à ses esclaves de chair. Les intellectuels qui accompagnent l’expédition sont perpétuellement relégués au second plan, et alors que l’épopée aurait pu signer une réunion entre l’Occident et l’Asie, L’Aventure cinématographique de La Croisière jaune ne cesse jamais de témoigner de l’état de servitude dans lequel sont plongés les hommes simples venus à la rencontre des aventuriers, imposant une effroyable frontière émotionnelle dont se lamente André Sauvage. Ainsi, pour franchir l’Himalaya, les véhicules sont démontés et les autochtones sont chargés de transporter les lourdes pièces détachées, contraignant leur corps d’un labeur éreintant. Seul compte l’accomplissement, au détriment de l’élévation spirituelle que recherche le cinéaste. 

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À mesure que La Croisière jaune poursuit son périple, il apparaît d’ailleurs de plus en plus évident qu’André Sauvage se désintéresse profondément de la prouesse mécanique qu’il est censé documenter. Grâce à L’Aventure cinématographique de La Croisière jaune, l’amour d’un homme pour la découverte de peuples inconnus et sa profonde fascination à leur égard, s’affirment et communiquent au public les rêves et aspirations de l’auteur. Constamment, sa caméra cible des hommes et des femmes simples dans leur quotidien banal pour en capter l’essence profonde. Dans les lettres adressées à Alice, le cinéaste évoque même avec passion la fierté et la noblesse de ceux qu’il croise. Son aventure personnelle n’est pas sur les routes, mais en marge des chemins balisés, dans le vagabondage au fil des villages arpentés, au contact d’une population qu’il observe tendrement. Le périple est l’occasion pour André Sauvage de faire l’expérience de savoirs et de cultures inconnus, et d’en transcrire la magnificence à travers sa correspondance écrite. Épousant un art épistolaire qui atteste d’une culture artistique démesurée, le réalisateur trouve dans la confession de ses aventures une oasis émotionnelle au milieu des tourments, mais aussi le moyen de traduire concrètement le bouleversement de son être, auprès d’Alice. Si son film ne peut pas pleinement témoigner de la splendeur de l’Asie, ses mots prennent le relais et deviennent essentiels.

En même temps qu’il se lie d’amitié avec les plus modestes, André Sauvage fait preuve d’une défiance de plus en plus ouverte envers les détenteurs de pouvoir. Même s’il reconnaît leur talent d’aventurier, le réalisateur maintient une distance notable avec Georges-Marie Haardt et Louis Audouin Dubreuil, chez qui il ne se reconnaît pas. L’artiste fait l’expérience de l’Asie et de sa culture, les organisateurs de La Croisière jaune ne sont qu’avides de dévorer une terre sauvage, sans s’en imprégner. Ainsi, au fil de l’aventure, les deux commandants de l’expédition sont régulièrement montrés ou décrits au contact des dirigeants politiques des pays visités, alors qu’André Sauvage se lamente des imbroglios diplomatiques et souhaite découvrir le monde loin des œillères imposées par les puissants. Le ballet des présidents, ministres et maharadjas d’opérette désole l’artiste, qui se sépare d’eux le plus rapidement possible. La visite d’un souverain encore adolescent sur les lieux de l’expédition accentue le sentiment que pour certains, La Croisière jaune n’est qu’un amusement insolite, alors que pour d’autres, c’est le voyage de toute une vie. À travers ses écrits, André Sauvage confie à son épouse son souhait de rester proche des expéditionnaires les moins bien lotis. Georges-Marie Haardt et Louis Audouin Dubreuil dorment souvent dans des hôtels confortables, le cinéaste et son équipe demeurent dans les bivouacs de fortune, aux côtés de ceux qui dédient leur existence à l’accomplissement de la prouesse. Le réalisateur est prêt à tout perdre pour ressentir une renaissance spirituelle dont il évoque régulièrement la concrétisation à Alice.

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Pourtant, si l’odyssée est humaine, La Croisière jaune est destinée à quitter totalement le monde des hommes pour s’aventurer là où nulle âme ne vit. Le périple s’initie dans le bouillonnement des villes du Moyen-Orient, mais les déserts parcourus apparaissent de plus en plus importants. Aux cités de béton succèdent bientôt les villages modestes, avant que les expéditionnaires ne découvrent quelques autochtones ayant creusé leurs habitations à même la roche, en parfait troglodytes révérant un Bouddha démesuré. Une courbe de progression claire apparaît, du confort moderne à un retour à un quotidien beaucoup plus âpre, avant que les aventuriers ne traversent des terres hostiles à absolument toutes formes de vie. À travers le désert de Gobi, La Croisière jaune trace un sillon inédit, et foule un sol vierge de toute empreinte. La présence des autochenilles y apparaît aussi incongrue que dérisoire. Ici, la nature a rejeté les hommes, et pourtant quelques intrépides y tracent une nouvelle voie, durant de longs mois de labeur au cours desquels le bien-fondé de leur mission semble perpétuellement remis en cause. Le point de départ de l’épopée est mercantile, et pendant le documentaire, la figure tutélaire d’André Citroën se rappelle au spectateur au milieu des steppes désertiques, mais grâce à L’Aventure cinématographique de La Croisière jaune, le public comprend à travers les écrits d’André Sauvage la splendeur et la plénitude éprouvées devant l’impossible enfin accompli.

En conséquence, rarement le monde n’aura semblé aussi vaste que devant le visionnage et la lecture de l’œuvre. Outre les terres hostiles, les difficultés de liaisons TSF ou l’impossibilité d’acheminer les courriers qu’André Sauvage continue pourtant d’écrire renvoient le spectateur à l’immensité de notre globe. La prouesse en devient encore plus épatante, et cette poignée de fous caresse une vérité qui se refuse au commun des mortels. Pourtant, la fin de leur périple sonne comme un douloureux rappel à la réalité. Une fois le désert de Gobi vaincu, La Croisière jaune se heurte à un obstacle cette fois insurmontable : la folie des hommes. La guerre qui sévit en Chine contraint l’expédition à écourter son voyage. Loin de tout, La Croisière jaune en aurait presque oublié l’implacable logique de la haine qui se reproduit inlassablement. À l’écran, les canons tonnent dans un fracas étourdissant. Pour André Sauvage, le retour au pays est aussi synonyme de trahison, celle que lui impose André Citroën en le dépossédant de son œuvre. Néanmoins, avec L’Aventure cinématographique de La Croisière jaune, il est permis au public d’éprouver une note d’espoir. Tragiquement, le film voulu par l’artiste ne verra jamais le jour, mais André a retrouvé Alice et leurs deux enfants, en homme nouveau.

Témoignage d’une épopée démesurée, L’Aventure cinématographique de La Croisière jaune est une aventure hors normes, qui trouve enfin toute sa splendeur en combinant la forme documentaire et les lettres de André Sauvage.

L’Aventure cinématographique de La Croisière jaune est disponible chez Carlotta Films, et comprend : 

  • Le film restauré en version 2K, en DVD et Blu-ray
  • L’Autre croisière d’André Sauvage : un ensemble d’image d’archive tournées par le cinéaste
  • 7 courts métrages d’André Sauvage
  • La correspondance d’André Sauvage, adressée à sa femme Alice
  • Plusieurs pages de photographies de l’expédition
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Nicolas Marquis

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