(月は上りぬ)
1955
Réalisé par : Kinuyo Tanaka
Avec : Mie Kitahara, Yōko Sugi, Shōji Yasui
Film fourni par Carlotta Films
Au sortir de Lettre d’amour, sa première réalisation, Kinuyo Tanaka jouit d’un nouveau statut dans le monde du cinéma japonais. Le succès de son film lui a permis de s’affirmer, et de légitimer son rôle de metteuse en scène, alors qu’une seule femme nippone avait occupé ce poste avant elle. Néanmoins, Kinuyo Tanaka n’entend pas abandonner sa carrière légendaire d’actrice, et effectue un retour au premier plan en endossant les rôles principaux de L’Intendant Sanshô puis Une femme dont on parle, devant la caméra de Kenji Mizoguchi. Si ces deux longs métrages sont parmi les plus mémorables du binôme, il signent cependant la fin de la mythique collaboration entre le cinéaste culte et la comédienne star, après quinze films. En 1955, une fracture profonde sépare les deux artistes, laissant une plaie béante dans leur relation que rien ne réparera jamais. Tandis que Kinuyo Tanaka manifeste l’envie de revenir à la réalisation pour La lune s’est levée, Kenji Mizoguchi s’oppose farouchement à sa démarche, au point de contrarier les ambitions de son égérie. Alors à la tête de la guilde des réalisateurs, l’organisme nippon chargé d’attribuer les scénarios aux cinéastes, il refuse obstinément de signer la lettre d’approbation du projet durant de longs mois, mettant en péril l’avenir du film. Il faudra l’intervention de Yasujirō Ozu, fervent soutien de Kinuyo Tanaka et scénariste du long métrage pour que La lune s’est levée voit finalement le jour.
De telles difficultés d’élaboration témoignent aussi de la réalité économique du cinéma japonais au cœur des années 1950. Au-delà de l’effronterie de Kenji Mizoguchi, c’est l’émergence d’une nouvelle société de production, la Nikkatsu, qui est mal perçue par les décisionnaires. Seulement un an avant la sortie de La lune s’est levée, les cinq plus grands studios nippons ont signé un accord historique visant à réguler les échanges d’artistes et de techniciens entre les différentes firmes, avec pour but avoué de conserver leur hégémonie. Dès lors, voir le nom vendeur de Kinuyo Tanaka attaché à un projet de film hors de ce club fermé est synonyme de péril. Mais rien ne peut entraver la marche en avant de cette femme téméraire, figure de la résistance face au patriarcat et aux dogmes économiques : la comédienne-réalisatrice est un symbole d’abnégation et les coulisses de la mise sur pied de La lune s’est levée en témoignent.
Son scénario est lui beaucoup plus doux, planant, et empreint d’une forme de sérénité. À Nara, les filles de la famille Asai sont toutes les trois célibataires. En l’espace de quelques jours, elles vont chacune se retrouver plongées dans une spirale de romance, les unissant à trois hommes venus de Tokyo. Si Ayako (Yōko Sugi) est d’un caractère discret et effacé, Setsuko (Mie Kitahara) est plus malicieuse, et prend un malin plaisir à jouer les entremetteuses avant d’être prise à son propre jeu. Dans leur ombre, leur aînée Chizu (Hisako Yamane) éprouve le poids du deuil, après la perte tragique de son mari.
Alors qu’elle avait opposé modernité et tradition avec une certaine noirceur dans Lettre d’amour, Kinuyo Tanaka offre avec La lune s’est levée une approche beaucoup plus douce de la transition lente qui s’initie dans le Japon de l’après-guerre. Dans un pays en pleine transformation, la marche inéluctable du temps n’est plus synonyme de drame, mais se révèle plus proche d’un idéal. Tokyo n’est jamais montrée, mais les dialogues y font régulièrement référence, avec une fascination manifeste. Setsuko nourrit le fantasme affirmé d’y déménager, comme si la métropole était un but à atteindre, une destination idyllique. Le destin heureux des sœurs Asai qui s’entrevoit pour chacune d’entre elles les incite à quitter la province pour gagner la grande ville. Pourtant, ce n’est pas Nara qui vient à Tokyo, mais bien l’inverse. En faisant de chacun des courtisans masculins des habitants de la capitale venus dans la vieille ville pour diverses raisons, le film signifie la nécessité pour la modernité de gagner les lieux les plus reculés, et de ne pas oublier les racines ancestrales du Japon. Les courbes des temples typiques de Nara côtoient ainsi les lignes plus anguleuses des nouvelles antennes de télécommunication qui se construisent. L’un des prétendants est d’ailleurs symboliquement ingénieur, accentuant l’idée que les nouvelles technologies courtisent le Japon traditionnel. De plus, La lune s’est levée ne choisit pas le lieu de son intrigue au hasard : Nara fut un temps la capitale du Japon. L’Histoire qui s’écrit ne peut pas s’affranchir du passé, elle doit composer avec.
Plus significatif que la métamorphose architecturale et technologique, les évolutions des mœurs sont clairement exposées. La femme n’est pas encore l’égale de l’homme dans le Japon des années 1950, et la trajectoire compliquée de Kinuyo Tanaka en est la preuve, mais progressivement, les rapports de force s’équilibrent. Les sœurs de la famille Asai n’ont rien de soumise, Setsuko est même ouvertement frondeuse. La lune s’est levée confère un pouvoir nouveau aux personnages féminins, celui de décider dans une certaine mesure de leur futur affectif. Le concept de mariage arrangé est bien évoqué, mais il est synonyme d’échec; la demande en mariage émane bien de l’homme, mais la femme peut en disposer comme elle le souhaite. Régulièrement, les sœurs Asai défient leurs petits amis potentiels et les mettent en difficulté. La figure paternaliste est incarnée par Chishū Ryū, qui campe le père de famille, mais il n’a pas d’emprise claire sur le récit, préférant laisser ses filles disposer de leur destin. Toujours souriant, toujours bienveillant, il est néanmoins souvent relégué à l’arrière-plan de l’image par Kinuyo Tanaka, qui lui octroie le simple rôle d’observateur.
La lune s’est levée fait de la poursuite affective un ballet des corps, comme si l’approche affective était semblable à une longue parade amoureuse. Si la réalisation de Kinuyo Tanaka est subtile et cible l’essentiel, sa direction d’acteur est quant à elle hautement significative. Soulignant tantôt une opposition, à travers deux amants mis dos à dos, tantôt un but commun, alors qu’ils s’avancent dans la même direction, La lune s’est levée chorégraphie les élans du cœur. Le regard de chaque protagoniste accentue cette idée. En employant une grande quantité de plans face caméra dans la majorité du film, Kinuyo Tanaka crée une relation forte entre ses personnages et le spectateur apostrophé. Dès lors, la rupture de ce lien est vécue tel un déchirement intensifié, comme lorsque Setsuko tourne violemment la tête dans un des rares rebonds dramatiques du récit, avant que l’osmose ne soit rétablie. Les corps évoluent également en symbiose avec la nature : la récurrence de visuels sur la sérénité des montagnes et forêts qui entourent Nara, mais également les références nombreuses à la lune, placent les ébats dans un cadre reposant et bienveillant. Les astres et la flore veillent sur cette jeune génération.
L’amour devient alors une évidence. Tandis que le fantôme des privations de la guerre et de l’occupation américaine est encore omniprésent au Japon, La lune s’est levée fait fi des considérations matérielles et revendique le droit à la romance simple et pure. Kinuyo Tanaka a montré qu’elle avait conscience de la détresse des japonais dans Lettre d’amour, mais elle quitte cette fois la place du témoin pour prendre celle du rêveur. La lune s’est levée est une parenthèse enchantée dans une période éprouvante, un moment de poésie du quotidien, comme Yasujirō Ozu en a le secret. Nombre de critiques de l’époque ont d’ailleurs reproché la proximité entre la réalisation de Kinuyo Tanaka et celle de son mythique scénariste. Pourtant, la metteure en scène insuffle une dose d’énergie supplémentaire à travers le personnage de la pétillante Setsuko. À la candeur lascive de Ayako, qui est le socle de la première moitié du film, La lune s’est levée oppose l’excentricité de sa plus jeune sœur. Kinuyo Tanaka alimente ainsi une réflexion implicite sur une libération progressive de la parole féminine : l’aînée des Asai est invisible, la cadette présente mais taiseuse, la benjamine bavarde. Petit à petit, les mots se formulent.
Néanmoins, Kinuyo Tanaka a beau proposer une œuvre plus légère que son premier long métrage, elle conserve une forme de flamme sociale implicite mais essentielle. En filigrane, La lune s’est levée propose une galerie de servants de la famille Asai omniprésents à l’écran même lorsqu’ils ne sont pas actifs dans une scène. Les invisibles ne le sont plus sous le regard de la cinéaste, ils vont et viennent, vivent en parallèle des trois sœurs. Un système de classe se dessine, laissant parfois apparaître des disparités importantes dans l’éducation qui est prodiguée, mais toujours sous un œil compatissant. Certains domestiques influencent même clairement le cours des événements, et sont indispensables à l’épanouissement de la romance. Sans eux, l’équilibre est rompu. Kinuyo Tanaka interprète elle-même une servante complice des manipulations de Setsuko, un choix significatif qui montre que la réalisatrice se place du côté du peuple, elle qui a connu l’oppression d’une partie du monde du cinéma. Plus criant de vérité encore, l’un des prétendant des sœurs Asai refuse un emploi pour laisser un ami vivant dans la précarité profiter de cette nouvelle opportunité. La lune s’est levée tente de rééquilibrer les rapports de force.
La douceur et la poésie simple de La lune s’est levée font son charme. Kinuyo Tanaka pose un regard subtil et empathique sur le Japon de son époque.
La lune s’est levée est disponible dans le coffret événement de Carlotta Films qui compile les six films réalisés par Kinuyo Tanaka, mais également un documentaire de Pascal-Alex Vincent sur la cinéaste. En bonus vous pourrez retrouver:
- Un livret de 80 pages de Pascal-Alex Vincent
- Une préface pour chaque film de Lili Hinstin, programmatrice à la Villa Médicis
- Une Analyse pour chaque film de Yola Le Caïnec, chercheuse en Histoire du cinéma
- Un entretien avec Ayako Saito, chercheuse et professeure à l’université de Tokyo, autour du film Maternité éternelle
- Des bandes annonces