2022
Réalisé par : Anders Walter
Avec : Mila Heilmann Kreutzmann, Nivi Larsen, Angunnguaq Larsen
Film vu par nos propres moyens
Loin de la frénésie médiatique propre aux longs métrages sélectionnés aux Oscars, Anders Walter, habitué de la cérémonie, a fait de la forme courte sa spécialité. Depuis ses tout débuts, le cinéaste danois a su attirer les regards curieux des membres de l’Académie, souvent soucieux d’offrir une place de choix aux talents naissants du septième art dans la sélection de courts métrages. Dès 2012, à l’occasion de son premier film 9 Meter, le réalisateur reçoit les honneurs d’une glorieuse nomination alors qu’il n’est encore que débutant. Le nordique tente d’exister à l’autre bout du monde, et la Mecque du cinéma observe son travail avec attention. Il ne faut pas plus de deux ans à Anders Walter pour passer d’une simple citation à l’obtention de la prestigieuse statuette avec son œuvre suivante, l’onirique Helium, témoignage de son âme rêveuse mais aussi de sa capacité à évoquer des sujets graves avec poésie. Le metteur en scène s’y fait barde funeste et manifeste à nouveau une constante de sa filmographie, son intérêt perpétuel pour des protagonistes enfants. Fort de ces deux plébiscites, le réalisateur succombe aux sirènes d’Hollywood sans succès. Son passage vers le long métrage semble alors naturel tant son talent reconnu le rend légitime, mais sa tentative de film à grand spectacle Chasseuse de géants, en 2017, se transforme en échec public et critique. Pour retrouver l’essence de son art, Anders Walter renoue avec ses racines. De retour au Danemark depuis 2020, il se consacre uniquement à l’élaboration de courts métrages, épousant ainsi à nouveau un format dans lequel il semble s’épanouir davantage. Les Oscars n’ont pas oublié leur enfant prodige. Avec Ivalu, sorti cette année, l’auteur obtient une nouvelle nomination et se lance en quête de sa deuxième récompense.
Le cinéaste invite au voyage avec ce nouveau film. L’intrigue d’Ivalu prend place au Groenland, entre petits villages et terres sauvages très largement présentes à l’écran. Faisant d’une adolescente son héroïne, comme il en a l’habitude, Anders Walter retrace le parcours de Pipaluk (Mila Heilmann Kreutzmann), une jeune fille d’origine inuite qui se réveille un matin en constatant l’étrange disparition de sa sœur Ivalu (Nivi Larsen), avec qui elle partage sa chambre. Livrée à elle-même dans la recherche de son aînée et curieusement délaissée par les personnages adultes, la protagoniste s’enfonce dans la nature pour retrouver la trace d’Ivalu, reconstituant progressivement le fil de sa mémoire jusqu’à se confronter à un traumatisme refoulé.
Avec une certaine habileté dans sa structure narrative, Ivalu conjugue la recherche d’un être aimé, souvent associé à la mémoire des traditions inuites, avec une errance lancinante dans les landes groenlandaises. De souvenirs en souvenirs, le film plonge intelligemment dans les abîmes de la mémoire, confrontant le périple physique de Pipaluk à l’exploration de sa psyché. La découverte d’une nature que la jeune fille avait perdue de vue l’incite à affronter ses démons, dans une sombre descente vers les origines de son mal. La réponse au mystère installé dans l’entame du film se trouve autant dans les montagnes et plaines du Groenland que dans l’âme de la protagoniste. En parfaite incarnation de la nature, un corbeau guide les pas de Pipaluk à mesure qu’il couvre le territoire rural de son vol. Le noir volatile est régulièrement assimilé à un sombre présage dans la pensée occidentale, pourtant, selon les croyances eskimos, il est le créateur de la vie. Malicieusement, le court métrage joue de cette dichotomie. L’oiseau mène Pipaluk dans sa recherche d’une existence qui s’est évanouie mais la conduit pourtant vers une sombre découverte. Néanmoins, si les images des paysages se révèlent assez somptueuses et font sens dans la logique scénaristique de l’œuvre, Anders Walter se complaît dans un étalage parfois gratuit des panoramas, accentué par un montage esthétiquement maladroit qui donne à l’ensemble des allures de clip touristique pour le pays. Le réalisateur est tombé amoureux d’une contrée lointaine, entend lui rendre hommage, mais perd trop souvent de vue la substance de son récit.
Davantage que par sa beauté plastique toutefois indéniable, Ivalu séduit à travers sa mise en parallèle de l’odyssée intime de Pipaluk, et les évocations d’une culture inuite qu’on devine mourante devant la modernité qui gagne le Groenland. Le choix de nommer la sœur Ivalu, “fil” en langage eskimo, prend tout son sens. La protagoniste est invitée à remonter le cordon fragile d’une tradition lointaine, et le court métrage réaffirme cette métaphore à travers un pull traditionnel cousu par la grand-mère du personnage principal, transmis à chacune des deux sœurs. En s’appropriant des légendes propres aux inuits dans plusieurs flashbacks, Ivalu devient la garante de mythes ancestraux qui s’opposent à un urbanisme qui empiète sur la nature. Ainsi, une base militaire dont on pense que le sol empoisonné gangrène la flore groenlandaise, laisse à penser que les temps modernes mettent à mort la pureté immémoriale du pays. L’identité eskimo est agonisante et Anders Walter incite les membres de la nouvelle génération à en être les dépositaires, les invitant à conserver un lien avec leurs racines. La confiance envers une jeunesse naissante pleine d’espoir se heurte dramatiquement à des parents qui ont abandonné l’âme de leurs ancêtres lointains. Le père des deux jeunes filles, assez grossièrement caractérisé, n’est ainsi montré que dans le cadre de la maison familiale ou au cours d’une cérémonie religieuse catholique, loin des croyances inuites. À l’inverse, Pipaluk abandonne les villes pour renouer avec des terres sauvages.
Pour accentuer le combat idéologique entre père et filles, Ivalu fait reposer la résolution de l’échelle intime de son intrigue sur une scène censée marquer le basculement dramatique du court métrage vers un effroi absolu. Malheureusement, l’instant choc essentiel à l’appréciation du film pâtit d’une réalisation défaillante. Loin de réussir à susciter le séisme moral voulu, le cinéaste prive sa séquence de toute subtilité à travers un enchaînement de fondus et de ralentis qui confinent aux effets de manche malhabiles. Le voile du mystère se lève, le court métrage quitte volontairement les visuels de la nature d’une façon très abrupte pour gifler le spectateur, mais la grotesquerie de la mise en image perturbe l’intensité de cette vision de l’horreur. Si la fragilité d’Ivalu faisait jusqu’alors une partie de sa force, le récit devient maladroit et conduit à une conclusion étrangement vague, loin de ponctuer correctement le propos profond d’Anders Walter.
Ivalu est un film à deux visages, l’un séduisant de subtilité, l’autre exaspérant de maladresses. Au-delà du voyage visuel et culturel dépaysant, le drame déçoit.
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