2022
Réalisé par : Quentin Dupieux
Avec : Alain Chabat, Léa Drucker, Benoît Magimel
Film fourni par Diaphana
Entre musique et cinéma, Quentin Dupieux fait de l’expression artistique une manifestation de l’improbable, de l’absurde et de l’étrange. Durant toute sa carrière, ce rêveur aux multiples casquettes fait évoluer les deux disciplines de concert. Ainsi, en 1999, à l’occasion de son morceau Flat Beat, le grand public entre en collision avec son univers singulier : outre les sonorités électro hypnotisantes du titre, les spectateurs découvrent également sa patte filmique à travers son clip devenu culte, mettant en scène la mythique peluche jaune Flat Eric. Décalage prononcé avec la réalité, simplicité et épure de la mise en scène, humour aussi étrange que séduisant : l’essence profonde des élans artistiques de Quentin Dupieux est déjà omniprésente dans cette poignée de minutes, qui souligne le talent de celui qui a appris les arcanes de la réalisation aux côtés de Michel Gondry. Animé par un regard unique sur le monde, le cinéaste revendique son droit au non-sens et à la beauté de l’incompréhensible. Selon lui, “Il n’y a rien de plus beau dans l’art que de ne pas réfléchir”. Cette mantra indissociable de son être et de sa sensibilité ponctue sa filmographie, désormais riche en pépites extravagantes : de l’insaisissable Steak en 2007, à l’hilarant Mandibules en 2020, en passant par le conceptuel Rubber en 2010, le torturé Réalité en 2014, ou encore le grandiose Au poste ! en 2018, Quentin Dupieux impose avec succès une autre forme d’humour, où les limites de la compréhension parfaite sont régulièrement franchies avec délice. Pour son dernier bijou en date, Incroyable mais vrai, le metteur en scène torture cette fois ouvertement l’espace-temps, avec brio.
Dès l’écriture du scénario, Quentin Dupieux est désireux de convier Alain Chabat et Léa Drucker pour sa nouvelle bizarrerie. Il leur confie les rôles d’Alain et Marie, un couple de quadragénaires banals et sans histoires, qui fait l’acquisition d’une nouvelle maison. La bâtisse cache néanmoins un secret : sous une trappe située au sous-sol, une échelle s’enfonçant dans les profondeurs de la terre permet à celui qui l’emprunte de faire un bond de douze heures dans le temps, et de ressortir par l’étage supérieur du pavillon. Mais ce n’est pas tout : outre ce saut dans l’espace et dans le temps, le corps de la personne est rajeuni de trois jours. Rapidement subjuguée par les possibilités offertes, Marie s’adonne frénétiquement à cette pratique, dans une quête de jouvence. Alain se désintéresse quant à lui profondément de cet artifice, et bien qu’il désespère de l’absence de son épouse, il comble sa solitude en fréquentant son ami et patron Gérard, joué par Benoît Magimel. Néanmoins, ce personnage est lui aussi porteur d’excentricité : dans une poursuite de modernité et pour satisfaire sa petite amie Jeanne, incarnée par Anaïs Demoustier, il s’est fait greffer un sexe électronique, entièrement pilotable par l’intermédiaire de son smartphone.
Pour restituer l’essence du voyage temporel ancré dans son scénario, Incroyable mais vrai fait le choix volontaire de la retenue et de la manipulation habile du langage cinématographique usuel. Quentin Dupieux n’utilise aucun effet numérique pour conserver le caractère très intime de son histoire, tout comme il n’impose pas d’enjeux à grande échelle : l’excentricité scénaristique n’a d’impact que sur le couple star de son récit. Ainsi, le jeu temporel ne se vit pas à travers un étalage putassier, mais plutôt au fil d’un montage qui éparpille les moments, rompant parfois la continuité d’une scène pour offrir une grande ellipse, avant de revenir au présent du récit. Adjoint à cette notion de bazar très organisé, la création de moments d’attente, notamment à travers les dialogues dont le point culminant est subrepticement subtilisé au spectateur, est une constante du film. Courageusement, au point de dérouter une partie de son public, le cinéaste n’hésite pas à conclure son film sur un montage de plus de dix minutes, absent de toutes répliques, couvrant des années entières de la vie de ses protagonistes, en rupture avec l’unité temporelle préalable, comme une ultime déformation. Pour seul accompagnement auditif dans cette séquence finale, et comme c’est le cas pour tout le long métrage, Incroyable mais vrai utilise le disque de Jon Santo, Jon Santo plays Bach, un ensemble de morceaux aux sonorités électroniques, qui selon Quentin Dupieux constitue le seul élément ouvertement fantastique de son film.
Pour le cinéaste, comme il le confesse dans les commentaires audio disponibles sur l’édition Blu-ray et DVD de Incroyable mais vrai, édité par Diaphana, le long métrage est avant tout une mise en avant de la banalité affligeante du quotidien. Son oeuvre a beau être striée de saillies fantastiques et d’éléments hors du commun, le retour perpétuel à un aspect ironiquement pathétique de la vie, avec humour, est au centre de son histoire. Quentin Dupieux refuse ainsi une trop grande démonstration visuelle dans ses choix de cadrage : si des plans vus de la trappe sont un temps envisagés, et même si le cinéaste en conserve quelques-uns, la plupart d’entre eux ne sont finalement pas visibles à l’écran, par souci de sobriété. En évoluant à la lisière du réel, Incroyable mais vrai restitue le petit théâtre de la vie normale, et son caractère parfois magnifiquement pitoyable. Alors que le monde bascule autour d’Alain, toute une sous-intrigue qui lui est attachée traite uniquement de son incapacité à envoyer un e-mail. L’esthétique du film est parfois expérimentale, notamment à travers l’utilisation de caméras et d’objectifs qui rendent volontairement un peu floue l’image et donc la perception de la réalité, mais la récurrence de scènes ordinaires, que ce soit autour d’un repas ou dans des bureaux, renvoie invariablement à un quotidien désespérément commun. Comme souvent avec Quentin Dupieux, les éléments surnaturels ne servent qu’à mettre en exergue le caractère particulièrement normal de ses personnages. Le dialogue, hautement hilarant, est alors vecteur de cette emprise de la banalité sur le récit : le cinéaste ne laisse aucune place à l’improvisation et mise davantage sur une écriture savante, pour souligner une forme de bouffonnerie touchante. Le choix des teintes pastelles accentue ce sentiment savoureusement désuet de l’univers installé par Incroyable mais vrai.
Le long métrage n’en reste pas moins une véritable fable d’un quotidien étouffant et d’une forme de pression sociétale qui s’exerce sur les personnages, ou plutôt qu’ils s’infligent à eux-mêmes. Incroyable mais vrai oscille entre le conte moral et le conte de fées désenchanté que quelques symboles viennent conforter : l’utilisation de pommes qui se révèleront empoisonnées pour expérimenter le voyage temporel évoque implicitement l’histoire de Blanche-Neige. Marie se voit condamnée par l’attrait de la trappe temporelle, dans une quête de rajeunissement qui la conduit vers un rêve illusoire et inatteignable. Néanmoins, en n’offrant que très peu de personnages, Incroyable mais vrai conserve un caractère intime et fait de l’épouse éprouvée le propre artisan de sa déchéance et de son aveuglement. Une vérité du cœur est conféré à Alain à mesure que sa femme se noie dans la folie : profondément désintéressé par le caractère fantastique du sous-sol, il se satisfait du temps qui passe et se contente de couler des jours paisibles, malgré ses dilemmes ordinaires. La sérénité lui appartient, et est soulignée en fin de film. Alors qu’il pêche paisiblement, Marie est internée et le visuel cauchemardesque, emprunté à Luis Buñuel, de fourmis s’échappant de la paume de sa main, est étalé. Dans la poursuite d’un idéal corrompu, l’humain a perverti son propre corps, et par extension sa psyché. Horloges mécaniques, omniprésentes dans le film, et biologiques, plus implicites mais évoquées lorsque Léa Drucker observe des enfants, se confrontent à mesure que le récit avance.
Incroyable mais vrai contamine la cellule familiale, la pervertit de l’intérieur et l’observe se désagréger lentement, comme les fruits pourrissants que nous montre Quentin Dupieux dans son montage final. En faisant d’une maison un temps envisagée comme l’idéal du couple, la scène de toutes les déchéances, le film distille une dose de vice dans l’intimité affective des deux époux. Malgré l’amour inébranlable d’Alain, et sa résilience, ses sentiments ne peuvent pas vaincre un obscur manège de la décadence. Sa béatitude semble lui épargner les tourments : alors que le personnage est plus intrigué par le voyage spatial impossible que par la dimension temporelle de la trappe qu’il peut concevoir vaguement, son épouse est quant à elle voilée par des considérations matérielles. Parce qu’il ne parvient jamais à lui communiquer son idéal simple, celui qui consiste à vieillir modestement auprès de l’être aimé, Alain est contraint de vivre seul, résigné mais malgré tout partiellement heureux. Tout le talent d’Alain Chabat est nécessaire pour insuffler ce sentiment doux-amer, presque aussi déprimant qu’étrangement serein.
La solitude d’Alain est amplifiée par les rapports qu’il entretient avec Gérard : à plus d’un titre, le personnage joué par Alain Chabat est le seul à connaître une issue heureuse. Son ami et patron éprouve à l’évidence la même descente aux enfers que Marie, celle qui entraîne l’homme vers une manipulation de son corps dans une quête de jeunesse improbable. Incroyable mais vrai remplace simplement le voyage temporel par une réflexion sur la mécanisation à outrance, mais son sous-texte sur le refus de vieillir s’épanouit aussi chez ce protagoniste. Si l’évidence aurait voulu que l’installation d’un sexe électronique invite à un rire gras, Quentin Dupieux parvient à obtenir de Benoît Magimel une dimension fragile et touchante qui épaissit son rôle. Gérard a tout de l’être détestable de prime abord : sa fascination pour les biens matériels, voitures ou armes à feu, fait écho à sa robotisation déraisonnée et sa déconnexion avec les valeurs altruistes de l’âme en font un égocentrique. Néanmoins, Incroyable mais vrai ne porte judicieusement aucun jugement sur lui. Il est juste un être pathétique de plus, et donc émouvant dans une certaine mesure.
Incroyable mais vrai cache une vraie sensibilité sous son humour communicatif. Quentin Dupieux magnifie l’art de l’absurde pour poser un regard compatissant sur ses personnages, sans les juger.
Incroyable mais vrai est disponible en VOD, DVD et Blu-ray chez Diaphana, avec en bonus:
- Le film commenté par Quentin Dupieux
- Des bandes annonces
- Des bonus cachés