Ice Merchants
Ice Merchants affiche

2022

Réalisé par : João Gonzalez

Film vu par nos propres moyens

À seulement 27 ans, le cinéaste João Gonzalez est déjà admiré par ses pairs. Le monde du court-métrage d’animation reste loin du feu des projecteurs, mais en simplement trois films, le cinéaste portugais s’y est fait une place de choix. Ses deux premières œuvres, The Voyager et Nestor, sorties respectivement en 2017 et 2019, ont marqué l’émergence d’un artiste à la patte unique, aussi bien adepte des techniques d’animation traditionnelles que modernes, et ont enchanté des milliers de spectateurs dans les circuits festivaliers. Entre poésie et installation minimaliste, le réalisateur confie ses angoisses et aspirations à l’écran. Avec Ice Merchants, João Gonzalez prend une nouvelle dimension sur la scène internationale. Fidèle à son style, l’auteur alarme le public autant qu’il l’émeut, et son travail ne passe pas inaperçu. Nommé cette année aux Oscars, son court-métrage est reconnu et adoubé par les observateurs. Si le reste de la sélection peine à séduire, l’œuvre du tout jeune metteur en scène est un rayon de soleil inespéré, qui pourrait bien le conduire au sacre.

Avec douceur, Ice Merchants dépeint le quotidien d’un père et d’un fils vivant en haute montagne et qui chaque jour sautent en parachute depuis leur maison, pour vendre la glace qu’ils récoltent aux habitants de la vallée. Suivant leur inlassable routine, ils se jettent dans le vide, remontent et recommencent. Leur destin bascule le jour où un réchauffement des températures entraîne l’écroulement de leur maison, laissant les deux protagonistes seuls face au péril d’une chute imminente.

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João Gonzalez fait de l’imaginaire et de l’onirisme des outils pertinents pour alerter le monde sur les dangers du dérèglement climatique. La vision des maux de notre planète ne se perçoit pas à l’échelle globale mais dans la trajectoire intime de deux êtres isolés de tout. En montrant ses protagonistes dans une chute constante et répétée lors des premières minutes, Ice Merchants semble vouloir inviter chaque spectateur à assimiler les dérives des sociétés modernes, conscientes du danger mais pourtant toujours promptes à se jeter dans le vide. En créant une routine quotidienne autour du saut vers la vallée, le court métrage laisse penser qu’une forme d’équilibre est possible, mais finit par le rompre narrativement, confrontant le public à l’inéluctable vérité. À force d’ignorer le péril et de ne pas changer son mode de vie, l’humain est destiné à se confronter à la mort. Ainsi, les deux héros qui ne possèdent presque rien se voient privés de leur habitat, leur unique possession, par le dégel des glaces, clairement signifié par un thermomètre qui grimpe. L’effondrement de la cabane les entraîne également vers une chute qu’on suppose funeste, cette fois sans parachute. La crise environnementale n’est plus une idée étalée sur des cartes ou des graphiques, elle est clairement illustrée grâce au cinéma d’animation qui impose la vision des premières victimes. Pourtant, Ice Merchants ne se réfugie pas dans une empathie facile. Une succession de symboles montrent clairement que le père et le fils ont une part de responsabilité dans l’effroyable cercle vicieux de la mise à mal de la Terre. Chaque jour, ils perdent leur chapeau dans leur chute, pourtant, plutôt que de les ranger avant de sauter, ils préfèrent en acheter de nouveau quotidiennement, laissant planer le spectre de la surconsommation irraisonnée. De plus, pour remonter vers leur cabane, ils emploient une tyrolienne bricolée à partir d’une moto, émettant eux-même des gaz à effet de serre, même si cet élément du film reste discret. Chacun est coupable de la crise climatique, chacun pourrait agir pour l’endiguer, à son échelle. Père et fils sont autant instigateurs de leurs mésaventures que victimes.

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Malgré tout, João Gonzalez crée chez les spectateurs un attachement aussi fort que sincère envers ses deux personnages. La tendresse est omniprésente dans le récit, notamment à travers les très nombreux moments où le fils est lové contre son père, que ce soit au cours d’une de leur chute ou sur le marché du village. Les deux protagonistes sont en contact constant, dans une volonté clairement établie de les unir. Faire de Ice Merchants un film sans aucune ligne de dialogue accentue aussi la force du lien qui unit les personnages. L’enfant et son père n’ont pas besoin de mots pour se comprendre. Ils partagent une complicité bouleversante, soulignée par des instants de profonde poésie durant lesquels un geste doux les rassemble, comme lorsqu’ils enfilent leurs chapeaux en même temps. L’amour filial s’éprouve dans un cadre si simple et minimaliste que son intensité est décuplée. Pourtant, il manque ostensiblement quelque chose dans leur foyer et leur équilibre est précaire. Face à une chaise vide, le père se heurte à l’absence d’une épouse disparue qui a laissé son âme en peine. Symboliquement, ce personnage absent ne se matérialise qu’au cours de l’ultime chute, comme si au seuil de la mort, le fantôme de la mère de l’enfant devenait plus tangible. Sa présence est néanmoins protectrice. Dans la course infinie vers un effroyable vide, elle les encercle tous deux de ses bras. La mémoire des ancêtres depuis longtemps partis apparaît tel un moyen d’appréhender et de se sauver d’un destin mortifère.

La patte graphique somptueuse de João Gonzalez exalte sa mise en scène. En épousant des traits proches du dessin qu’un enfant aurait pu élaborer sur une feuille de papier blanche, le cinéaste invite le spectateur à épouser le point de vue du plus jeune protagoniste. Représenter le père avec des jambes démesurées accentue l’impression que l’on perçoit cette histoire originale selon la vision du fils. L’enfant est d’ailleurs aussi celui qui est le plus proche du danger. Lorsqu’il joue sur sa balançoire, il est suspendu dans le vide, inconscient du péril qui le menace en cas de chute et pourtant directement face au gouffre béant. Le court métrage impose à ce personnage d’évoluer entre deux mondes, celui de ses tendres années montrées à travers sa malice et celui des adultes qu’il éprouve déjà puisque c’est lui qui vend la glace récoltée aux villageois. La fin de Ice Merchants se fait alors très ouverte. Après leur chute ultime, père et fils atterrissent finalement en douceur, sur le matelas de tous les chapeaux qu’ils avaient perdus par le passé. Il est dès lors permis d’y voir une vue de l’esprit, qui viserait à croire que l’union sincère de deux coeurs au quotidien a triomphé de la mort et préserver le futur, autant qu’une métaphore d’un décès tragique, que João Gonzalez refuse visuellement à ses héros, préférant les laisser dans ce jardin d’Eden de tissu. Toutefois, l’important n’est peut-être pas dans ces dernières secondes. Le père et le fils ont eu un ultime coussin pour amortir leur chute, mais nous, jusqu’à quand pourrons-nous compter sur un filet de sécurité dans notre perpétuelle dégringolade vers le désastre climatique ? Ice Merchants devient alors davantage qu’une performance graphique pour se transformer en fable universelle aussi merveilleuse qu’alarmante.

Techniquement parfait, Ice Merchants offre un message essentiel à travers une installation scénaristique épurée et incroyablement séduisante.

Ice Merchants est actuellement disponible légalement sur la plateforme de SVOD de France TV.

Nicolas Marquis

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