(حمى البحر المتوسط)
2022
Réalisé par : Maha Haj
Avec : Amer Hlehel, Ashraf Farah, Anat Hadid
Film fourni par Blaq Out
Sur une terre où règnent souvent les divisions, la cinéaste Maha Haj est fille d’une pluralité d’héritages culturels qui ont forgé son regard artistique. Née à Nazareth en 1970, d’ascendance palestinienne mais pensionnaire d’une école catholique, elle incarne dès sa plus tendre enfance le mélange identitaire qui caractérise Israël, source d’autant de conflits que de richesses. Dans un pays morcelé et violenté par la haine de son prochain, elle hérite très tôt de ses parents une sensibilité sociale qu’elle retranscrira par la suite à l’écran. Fervents partisans communistes à une époque où le pouvoir en place réprimait sévèrement la parole contestataire, le père et la mère de Maha Haj lui ont légué la soif de l’égalité et de la justice. Toute la carrière de l’artiste tend vers cette aspiration au respect de l’autre et à l’acceptation des différences. D’abord cheffe décoratrice, directrice artistique et scénariste, elle côtoie les réalisateurs iconiques du renouveau du cinéma moyen-oriental, à l’aube du XXème siècle. Parrain bienveillant, le metteur en scène Elia Suleiman, lui-même témoin des disparités palestiniennes, noue une relation de connivence avec sa protégée et lui montre la voie vers une grammaire filmique sensible et subtile. Néanmoins, Maha Haj assimile aussi la violence qui règne au cœur de sa nation. Petite main sur le plateau de L’attentat en 2012, le long métrage choc de Ziad Doueiri, elle s’imprègne également d’une part de la noirceur de cette autre sommité du cinéma méditerannéen. Entre espoir et désenchantement, la jeune femme téméraire s’émancipe naturellement de ses modèles pour confier au public sa propre vision des tourments israelo-palestiniens, en 2017, avec son premier film de fiction, Personal Affairs. Le monde du septième art accueille chaleureusement cette nouvelle venue, émanation d’un regard féminin peu courant sur les troubles du Proche-Orient, notamment en lui permettant de faire l’ouverture de la sélection Un Certain Regard au Festival de Cannes. Toutefois, si la scène internationale adoube son œuvre, Maha Haj doit faire face aux embûches législatives qui se dressent dans son propre pays et qui entravent son épanouissement. Dans un repli communautaire détestable, le ministère de la culture décrète que les subventions qu’il prodigue ne pourront désormais être accordées qu’à des films strictement israéliens, alors que la cinéaste se considère palestinienne à part égale. Aujourd’hui encore, elle dénonce publiquement cette injustice et la sortie de son nouveau film Fièvre Méditerranéenne prend presque des allures de victoire face à l’obscurantisme politique. Après un nouveau passage à Cannes, toujours dans la sélection Un Certain Regard, le long métrage se découvre désormais en DVD chez Blaq Out et prouve à nouveau l’émergence d’une réalisatrice empathique mais rebelle.
Père de famille en perdition et en proie à une dépression sévère, Waleed (Amer Hlehel) souffre au quotidien et sombre dans l’amertume. Dans une Haïfa cosmopolite, ce palestinien fier de son appartenance peine à retrouver goût à la vie, noyé sous ses responsabilités de patriarche et conscient de l’échec de sa carrière d’écrivain. Dans la morosité, il envisage même la mort comme unique réconfort. Lorsqu’un couple emménage sur son palier, il est initialement irrité par cette nouvelle nuisance, mais rapidement, il est fasciné par son nouveau voisin Jalal (Ashraf Farah), personnage rustre mais bienveillant, petit truand minable au grand cœur. Progressivement, Waleed se lie d’amitié avec lui, et découvre le monde de la criminalité au gré de leurs balades. Toutefois, le désespoir ne le quitte pas, et il propose à Jalal un étrange marché, éponger ses énormes dettes d’argent si il consent à l’abattre d’un coup de fusil.
Entre légèreté assumée et gravité inopinée sans cesse réaffirmée comme un couperet lugubre, Fièvre Méditerranéenne navigue délicieusement entre rire et larmes, à la fois comédie noire et drame humain. Derrière chaque visage enjoué se cache une tristesse qui bouleverse par sa sincérité, et sous la façade de l’amertume se dissimule régulièrement une injonction à renouer avec les plaisirs de la vie. Face au problème insoluble d’une existence conflictuelle et d’une identité réprimée, Waleed emprunte l’impasse austère de l’abandon de soi, dans la longue monotonie de journées solitaires interminables qui parsèment les premières minutes du film. Le protagoniste est déjà mort au plus profond de son lui, ses rêves ne sont plus que des prémonitions funestes qui lui interdisent le repos. Autour de lui, le monde dépérit à mesure que son esprit cède ses dernières forces, son aspiration au suicide est le prolongement tristement logique d’un regard fataliste sur une société qui agonise. Chaos et désolation s’affichent sur les écrans de télévision aperçus en arrière-plan. Esclave d’une bouteille d’oxygène qui le maintient en vie, un parent de Waleed s’agrippe aux ultimes bribes d’une santé déclinante. Si jeune et pourtant déjà si torturé, l’enfant du héros souffre d’une étrange maladie impossible à diagnostiquer, comme si la nouvelle génération était déjà promise à la déliquescence. Waleed est l’incarnation d’un peuple sur le déclin, qui ne brille plus que d’un timide éclat promis à l’extinction. Maha Haj propose une vision empathique du repli sur soi de son héros, pleine d’une compréhension tragique, néanmoins la cinéaste confronte son protagoniste à l’universalité de sa douleur. Le mal qui étreint Waleed n’a rien d’unique, le père de famille manifeste explicitement des tourments moraux qui sont propres à chaque palestinien. Il est la seule voix exprimée du désespoir, pourtant face à Jalal, il est destiné à comprendre que les malheurs qu’il verbalise continuellement unissent implicitement un peuple dans le chagrin. Un poids métaphorique pèse sur les habitants d’Haïfa, et lors du récit d’une anecdote relatant le destin d’un âne suicidaire, las de porter les charges qui lui sont imposées, le nouvel ami de Waleed laisse doucement germer l’idée que chaque être vivant possède des limites à sa résilience et au reniement de sa dignité. Sans épanouissement au présent et face aux augures d’un futur obscur, les incarnations de l’avenir deviennent de sinistres émanations d’un mal-être voué à se perpétuer. Le personnage principal du long métrage aime ses enfants d’un amour tendre, mais il s’interdit de l’exprimer, sauf lorsque la peine les réunit. Prisonnier du désespoir, il ne perçoit plus son fils et sa fille comme une source du bonheur, mais uniquement comme de nouvelles pierres dans le lourd sac de sa tristesse, une responsabilité de plus, celle de trop. Avant que l’amitié ne sorte Waleed de sa léthargie, son immobilisme spirituel est synthétisé par la mise en scène discrète mais réfléchie de Fièvre Méditerranéenne. L’homme est initialement figé, le plus souvent immobile, prisonnier des murs de son habitat, et chaque mouvement ne peut s’accomplir qu’après un effort d’obstination surhumain. Waleed ne va nulle part, il a renoncé à avancer, et seule la relation nouvelle avec Jalal brisera cette règle pour illustrer leurs déambulations dans Haïfa, comme un élan de vie retrouvé. Le protagoniste est détenu dans la cellule de son appartement, il ne voit la mer de Galilée que depuis l’intérieur de son logis, tandis que son voisin est lui proche de la nature, au balcon, ou plus explicitement en forêt lors de parties de chasse.
Jalal apparaît dès lors initialement comme l’exact opposé idéologique de Waleed, et leur amitié est riche de leurs différences, mais aussi de leurs traits de caractère communs plus implicites. Il sont les deux visages de Janus d’un seul corps palestinien. À la morosité de l’auteur raté répond l’épicurisme du petit truand. Jalal veut savourer chaque seconde de la vie, jouir de tous les plaisirs qui se présentent devant lui. Le moindre réconfort qui est à portée de sa main est grapillé et croqué comme un fruit juteux. Si les deux amis subissent une même peine issue de leurs origines, le combinard choisit de se rire du destin autant qu’il se rit de lui. Waleed plonge dans la dépression face à un avenir ténébreux, son partenaire y voit quant à lui une excuse pour savourer une vie de bohème sans se soucier du lendemain. Il n’affronte les épreuves qu’une fois qu’elles lui sont imposées, revendiquant une charmante part de déni. L’argent est source d’angoisse pour Waleed, Jalal le dépense pour sa part sans compter et sans réfléchir à garantir le futur. Ses activités illicites devraient faire de lui un parangon de l’injustice, pourtant il assume le paradoxe de son altruisme, refusant de renier ses qualités humaines même sous la contrainte. Lui-même accablé de dettes, il ne récolte l’argent qui lui est dû que la mort dans l’âme, et manifeste même sa générosité en offrant une part de ses créances à l’enfant de l’un de ses débiteurs pour qu’il s’achète de nouvelles chaussures. Il est délinquant, mais il refuse de transiger avec ses principes, le respect de la dignité de l’autre lui importe davantage que sa propre sécurité financière. Jalal est une cigale qui montre à la fourmi Waleed la vertu de la désinvolture. L’attrait de l’auteur pour la criminalité revêt alors un double sens. Le parfum de l’interdit galvanise Waleed, mais il veut avant tout comprendre la philosophie de son interlocuteur, profiteur du quotidien. Le voisin s’est imposé à lui, l’a peturbé de sa musique trop forte, l’a traîné par la main dans son appartement contre son gré, mais une fois face à lui, la fascination de l’insouciance l’hypnotise et le sort de sa torpeur. Le partage d’un café devient un acte cérémonial sacré, un instant de communion entre deux Palestine qui s’ignorent d’ordinaire mais qui sont forcées de se considérer devant la caméra de Maha Haj, qui les réunit délicieusement sur le même palier. Jalal veut reconstruire Waleed, comme il rénove certains bâtiments selon son métier officiel, il est l’architecte de leur relation, et l’incitation au meurtre est alors perçue comme une destruction à laquelle ne peut pas se soumettre l’homme de bonne volonté.
Le lieu envisagé pour le suicide par procuration desacralise par ailleurs le sol des forêt ancestrales d’Haïfa. La splendeur de la nature est durant un bref instant décor de la reconnexion de Waleed avec l’âme de son pays, avant que ce temple végétal ne soit perverti par l’invitation au crime. Toute la dichotomie de la pensée palestinienne s’exprime dans le secret de la nuit, sous l’obédience des arbres massifs. Jalal profite de la nature, y trouve un terrain de liberté et de communion avec un essentiel perdu dans les immeubles de la cité israélienne, alors que son voisin n’y voit qu’un tombeau accueillant. Le truand veut perpétuellement s’affranchir des considérations politiques, même si on devine implicitement qu’il est ébranlé, tandis que Waleed est dans la contrition perpétuelle face à la violence du Proche-Orient et face à la perte d’une partie de l’Histoire palestinienne. Ainsi, Jalal accepte que des villes changent de nom à l’initiative du pouvoir israélien, tandis que son homologue refuse obstinément d’adopter ce nouveau vocabulaire, pensant que le verbe est un levier de revendication. Jalal est en réalité un soucieux taiseux, plus préoccupé par l’agonie de la fierté et de la pensée de son peuple que par des querelles de patronymes. Waleed se révolte d’une appellation mais en oublie que s’il est fait mention de la ville, c’est avant tout pour échanger autour d’un attentat qui l’a meurtrie. Les deux hommes sont deux pôles d’une même douleur, contraires dans leurs réactions, semblables dans leur émotion. Haïfa occupe par ailleurs une place spécifique dans le complexe maillage éthnique du pays. La cité accueille une forte population de mizrahi, des juifs d’Afrique du Nord qui ont été relégué loin de Jérusalem lors de la fondation de l’État, mais aussi, à l’instar de Jalel, Waleed, et Maha Haj, un nombre élevé de citoyens qui se revendiquent aussi bien palestiniens qu’israeliens. En plaçant l’appartement des protagonistes sur le bord de mer, le long métrage symbolise la perte d’identité des habitants. Les racines historiques de la ville sont arabes, mais face à l’influence des pouvoirs politiques, les palestiniens sont acculés et se sentent presque menacés d’extinction. Pourtant Fièvre Méditerranéenne ne fait heureusement jamais des israéliens descendants des migrants du XXème siècle une menace, ils ne sont ni coupables, ni même incarnés dans le récit. Le film est un plaidoyer subtil pour l’acceptation de l’identité palestinienne, mais il ne désigne aucun ennemi, se contentant de souligner une détresse et la perte potentielle d’un équilibre entre les ethnies. La réalisatrice n’est pas vindicative, elle est mélancolique face au constat d’une mémoire millénaire qui s’évanouit dans les limbes de l’Histoire, et face à la honte des origines qui pèse sur les épaules de la famille de Waleed, notamment lorsque le spectateur prend conscience que le fils du héros est ridiculisé pour avoir clamé son appartenance.
Toutefois, à travers des évocations récurrentes d’artistes palestiniens du passé, Fièvre Méditerranéenne invite à perpétuer le leg. Ironiquement, le petit truand semble davantage sensible à la musique et à la poésie que l’écrivain. L’héritage culturel appartient au rêveur et non au pragmatique trop soucieux de l’actualité. Jaleel fait résonner les accords orientaux de mélodie typiques, il nomme ses chiens du nom d’auteurs immémoriaux, il cite même explicitement certains écrits, et confie à Waleed son dilettantisme au cours de sa scolarité, sauf en littérature. À l’inverse, la dépression et la crise d’identité ont privé le protagoniste du confort des muses, qui refusent de lui souffler l’inspiration pour son roman. La page blanche est une maîtresse sévère qui lui interdit de conjurer sa peine par l’écrit, tant qu’il n’a pas renoué au moins partiellement avec la beauté de la vie. Waleed et Jalal restent néanmoins deux esprits libres dans une même mesure. Ils sont les dilettantes de leur foyer, tous deux entretenus par les revenus de leurs épouses qui peinent avec une pointe d’injustice au travail pendant que les hommes cherchent un sens à leurs existences. Face à leur quête spirituelle, Fièvre Méditerranéenne entretient l’idée que la splendeur d’une vérité supérieure est juste devant leurs yeux, mais qu’ils sont simplement incapables de la voir, tout comme le spectateur durant la majeure partie du récit. Malicieusement, Maha Haj parsème son film de plans de coupe anodins de prime abord, mais employés à nouveau à la fin de son œuvre, dans un montage envolé, qui cette fois prend une signification transcendantale. Un moment hors du temps, une respiration au cours de laquelle le public regarde vers soi après s’être amusé des errances des personnages, un soupçon de larme après quelques sourires. Toute l’âme d’un peuple ressuscite, entre tristesse et joie, écartelée par les affres de la douleur de vivre.
Mise en scène subtile et scénario travaillé font de Fièvre Méditerranéenne une œuvre fascinante, entre enjeux de société et épreuve intime.
Fièvre Méditerranéenne est disponible en DVD, chez Blaq Out.