Tastr Time: La foule

(The Crowd)

1928

Réalisé par: King Vidor

Avec: Eleanor BoardmanJames MurrayBert Roach

Chaque samedi, Les Réfracteurs laissent le choix du film au sympathique générateur de conseils culturels “tastr.us”, en prenant la première recommandation proposée, sans limite d’époque. Cette semaine, Tastr a sélectionné pour nous “La foule” de King Vidor

Pour son retour après deux semaines d’absence, Oscars obligent, on peut dire que le Tastr Time nous aura mis quelques bâtons dans les roues. En nous proposant de découvrir “La foule” de King Vidor, c’est avant tout un travail de recherche dans les méandres d’internet qui s’est imposé: étonnamment absent de la plupart des plateformes de VOD, c’est finalement sur le site de “LaCinétek” que nous avons trouvé notre bonheur. C’est le destin des films muets de l’époque (1928) qui sont aujourd’hui tombés en désuétude et en tant que cinéphiles, c’est aussi à nous de pérenniser le devoir de mémoire. Oui le muet regorge de films complètement cultes, oui les revoir reste pertinent aujourd’hui, oui il faut entretenir la flamme de l’Histoire du cinéma. Un état de fait toujours bon à rappeler et dont “La foule” est un joli porte-étendard tant son propos nous a conquis.

Dans cette fresque au long cours, King Vidor (quel nom tout de même!) nous propose de suivre le parcours de John Sims (James Murray), un employé de bureau aux revenus modestes mais dont l’ambition est dévorante. D’abord émerveillé par les possibilités que lui offre New York, fou amoureux de sa jeune et belle épouse Mary (Eleanor Boardman), la destinée de John va pourtant se tracer dans la précarité et les difficultés, jusqu’à perturber le bonheur de sa vie de famille.

Revoir “La foule” aujourd’hui, c’est avant tout plonger dans un certain savoir-faire de l’époque un peu oublié. Le jeu d’acteur de James Murray par exemple s’impose comme radicalement différent des standards actuels. Fatalement plus accentuée émotionnellement, sa performance marque le spectateur. Loin de nous l’idée d’oublier le reste du casting convaincant lui aussi, mais c’est dans les mimiques de James Murray qu’on a trouvé le plus de substance. D’un plan à l’autre, John Sims change de visage radicalement, jusqu’à parfois donner l’impression d’interprètes différents pour ce rôle. Un véritable plaisir hérité du mime qui continue d’estomaquer.

On reste un peu plus réservés sur la musique qui accompagne le film. Muet ne signifie pas sans son, simplement sans parole, et il suffit de se remémorer les films de Chaplin pour comprendre que les orchestrations peuvent magnifiquement ponctuer l’action d’un long-métrage. Ici, King Vidor semble se dédouaner un peu de cet aspect de son œuvre, proposant simplement de longues nappes musicales pas toujours appropriées par ailleurs: “La foule” n’est pas parfait.

« L’amour….OH BORDEL C’EST QUOI CETTE POUPÉE FLIPPANTE?!? »

C’est visuellement que le cinéaste va apparaître beaucoup plus inspiré, voire virtuose. King Vidor offre à certains moments des jeux de perspectives complètement fous qui donnent du souffle à son film. C’est particulièrement présent dans la scène du premier rendez-vous entre John et Mary, alors que le couple se balade d’attraction en attraction  dans une fête foraine. Malicieusement, King Vidor va utiliser ce décor pour faire étalage de son talent, et même si ce sera par la suite plus discret, on approuve ces angles de caméra hypnotisants. Une méthode qui offre du liant à “La foule” et qui va complètement de paire avec des idées de mise en scène tout aussi agréables: un flashback traumatique va simplement s’afficher en transparence sur le visage de John, ou bien notre héros va remonter la rue complètement à contre-courant de cette fameuse foule, et c’est l’inventivité de King Vidor qu’on éprouve.

C’est donc tout le travail admirable de l’équipe du film qui sert un propos plein d’épaisseur et de pertinence. “La foule” ne se contente pas d’exposer, il démontre. Au cœur du film se développe une critique de l’arrivisme et de la course au dollar alors que le bonheur n’est pas nécessairement dans l’ascension sociale. John semble perdre pied avec la réalité dans sa folie des grandeurs malvenue. Pire, Mary et lui apparaissent cruels en début de film, riant au nez de ceux plus humbles qu’eux avant que la vie ne les tacle eux aussi. King Vidor n’est pas naïf: sans argent, impossible de survivre, mais le cinéaste semble vouloir trouver la juste place de la finance dans nos ambitions, loin des diktats de la société.

C’est en passant par une grammaire cinématographique proche du conte de fées que le réalisateur étale son propos, mais son récit revêt une dimension plus glauque que les belles histoires de princesse et de chevalier. Ici, l’amour n’est pas la finalité mais plutôt le point de départ d’existences en pleine décadence. Là où le conte embellit, “La foule” pervertit pour mieux délivrer son message. Ici rien n’est magique ou éternel, pas même l’amour, et le cinéaste nous transporte dans l’introduction de son film pour mieux nous remettre violemment les pieds sur terre ensuite. “La foule” nous apprend à rester humble.

Pour autant, le long métrage n’apparaît jamais tranché et moralisateur. King Vidor trouve de la nuance, un juste milieu. Ses personnages ne sont pas bons ou mauvais fondamentalement, ils sont humains. Le destin ne se joue finalement que sur quelques coups du hasard dans son film et on se sent ainsi proche de ses êtres brisés. Les incidents de la vie sont au centre du film et dépossèdent presque les héros de toute emprise sur le cours de l’histoire.

Sympathique découverte que “La foule”. Un film un peu oublié qu’il fait bon ressortir des tiroirs pour constater avec un brin d’effroi que la vie n’a que peu changé depuis les années 20.

Nicolas Marquis

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