Tastr Time: Barberousse

(Akahige)

1965

de: Akira Kurosawa

avec: Toshirô MifuneYûzô KayamaTsutomu Yamazaki

Chaque mercredi, Les Réfracteurs laissent le choix du film au sympathique générateur de conseils culturels “tastr.us”, en prenant la première recommandation proposée, sans limite d’époque. Cette semaine, Tastr a sélectionné pour nous “Barberousse” de Akira Kurosawa.

Faut qu’on vous parle de deux types, deux génies, deux patrons. L’un opérait derrière la caméra, alors que l’autre était son acteur fétiche de l’autre côté de l’objectif. Ces deux nababs ont révolutionné le cinéma, et on pèse nos mots. SpielbergScorseseTarantinoLeone et tellement d’autres se réclament de leur héritage et des chef-d’oeuvres qu’ils ont laissés derrière eux. 

Seulement ces films, vous ne les verrez peut-être jamais. Pourquoi? Parce qu’on vous prend pour des couillons, désolé de vous le dire. Alors oui, sur le papier, un film japonais de 3 heures en VOST c’est pas hyper sexy, certes. Et puis surtout, c’est pas très efficace pour vous abrutir devant l’écran, profitant de pubs régulières pour vous vendre de la lessive. “Barberousse” est là pour vous faire réfléchir, vous élever intellectuellement. Vous préférez vous contenter de consommer au lieu de vous cultiver? Pas de problème, à la prochaine fois, on a pas toujours envie de se prendre la tête nous non plus. Pour les autres, on pose le chef-d’oeuvre sur la table et on cause!

L’un de ces deux génialissimes artistes, c’est Akira Kurosawa, le réalisateur. Un homme de conviction et de courage, qui pendant la Seconde Guerre mondiale a subi la censure de plein fouet. Plus fort encore, seulement un an après le conflit, il signait une oeuvre déjà pleine de recul sur la jeunesse japonaise sacrifiée pour des idéologies douteuses: “Je ne regrette pas ma jeunesse”, 1945. On vous l’a dit, un patron.

Cet esprit de justice sociale habite également “Barberousse”, qui nous intéresse aujourd’hui. L’histoire d’un hôpital, à l’époque du Japon médiéval. À sa tête, celui qu’on surnomme justement Barberousse. Un médecin d’apparence bourru et renfermé mais qui semble pourtant en avance sur son époque. Chacun de ses patients sont soumis aux mêmes règles de confort et habillés des mêmes habits blancs, pour identifier rapidement d’éventuels saignements. Mais c’est aussi un symbole d’égalité: tous ceux qui rentrent dans son hôpital sont égaux, riches ou pauvres. D’ailleurs, Barberousse n’hésite pas à compatir avec le destin tragique des moins fortunés, et à être très direct et critique avec les puissants seigneurs. “La misère tue!” clame-t-il dans les premières minutes: ce constat existe toujours! 

L’accès au soin, il l’offre à tous, sans regard pour sa renommée ou ses finances. C’est presque les bases d’un système de santé moderne, où on ne compte pas les dépenses, seulement les blessures. Un système qui n’est pas là pour combler des trous budgétaires mais pour soigner. Un système où les connaissances doivent être partagées. Un système où l’égalité est aussi dans le confort des médecins, soumis aux mêmes conditions que les malades. “Barberousse” c’est l’essence même du serment d’Hippocrate et non du sermon des hypocrites. À l’heure actuelle, c’est plus que jamais pertinent, voire carrément balèze.

« Une cuillère pour Papa… »

Pour mettre ce brulot social en image, Kurosawa donc, et son sens de l’esthétisme et de la composition, qu’il n’a jamais cessé de raffiner jusqu’à sa mort, pour être considéré comme un maître parmi les maîtres par toute la cohorte de cinéastes qui a suivi. On vous parle ici d’un film où chaque angle, chaque perspective, chaque positionnement d’un personnage est calculé au centimètre près. Un personnage dans l’encadrement d’une porte et on interprète visuellement la psyché d’un protagoniste cadré dans son esprit, droit. À l’inverse, un autre des héros de “Barberousse” en dehors de l’ouverture d’une fenêtre selon la perspective choisie par Kurosawa, et c’est le sentiment d’un homme en marge moralement du récit qui s’impose. Rien, absolument rien dans le cinéma de ce réalisateur fondateur de l’art qu’on affectionne n’est innocent.

La vitesse des dialogues est elle aussi loin d’être anecdotique. 3 heures c’est long, on en a conscience, et le film est fait de silences et de tirades lâchés aux moments voulus. Un concept assez éloigné du cinéma grand public et encore plus appuyé dans les films asiatiques que occidentaux. Mais ce débit est réglé comme une horloge: si Kurosawa veut vous faire attendre une seconde supplémentaire avant de continuer un échange verbal, c’est qu’il l’a choisi ainsi, pour vous forcer à intégrer plus profondément ce qui vient d’être dit et donner de la résonance à ce qui viendra ensuite. Certes, les codes asiatiques sont différents des nôtres, les émotions souvent plus exacerbées, mais si pour une fois on s’ouvrait à l’autre.

Mais rappelez-vous, on vous a parlé de deux tauliers. Le deuxième, c’est l’acteur fétiche de Kurosawa, qui incarne ici Barberousse. Celui qui l’a accompagné presque toute sa carrière: Toshirô Mifune. Si le réalisateur a balisé le chemin pour toutes les générations de cinéastes suivantes, le constat est le même pour son comédien de toujours. Mifune c’est l’essence de la virilité au cinéma, le modèle des héros qui suivront: c’est Harrison Ford, 40 ans avant!

Et pourtant, lui qui a si souvent joué les samouraïs pour Kurosawa est ici presque utilisé à contre emploi, celui d’un intellectuel. Mais n’est-ce pas un signe? Est-ce qu’en s’imposant ainsi, Mifune n’est pas un symbole de la droiture morale d’un médecin exemplaire, comme le sont les guerriers qu’il a incarnés? L’acteur a tout de même le droit à sa petite scène de bagarre mais même en mettant ça de côté, c’est un homme strict mais juste, prêt à mettre sa vie en jeu, qu’il interprète.

Signe de la magnitude hors-norme de Mifune: il n’est même pas le personnage principal de “Barberousse”. Certes, c’est lui qui donne son nom au film mais le véritable héros de cette claque sociale c’est davantage Yûzô Kayama, qui campe un personnage de médecin de ville fraîchement diplômé, soucieux de sa réputation et qui se retrouve en conflit avec Barberousse avant de finir par le comprendre. 

Mifune réussit à insuffler tellement de sagesse et d’équilibre moral dans son personnage, rien que par ses attitudes, qu’il apparaît comme le pilier sur lequel est bâti le film. Barberousse, ça n’est pas votre médecin traitant, celui qui vous expédit chez vous sans vous ausculter, avec une boîte de Doliprane et qui aura encaissé votre chèque avant la fin de la journée. Non! Barberousse c’est l’autre: celui qui en a quelque chose à foutre !

Fatalement habité tout le long par la mort, “Barberousse” est pourtant un film rempli d’espoir, de compassion, d’amour, de vie. La parfaite harmonie de deux frères d’armes, venus présenter leur conception d’une science médicale plus juste et humaine. Et si pour une fois on branchait nos cerveaux?

Nicolas Marquis

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