(Ba wang bie ji)
1993
réalisé par: Kaige Chen
avec: Leslie Cheung, Fengyi Zhang, Li Gong
Chaque samedi, Les Réfracteurs laissent le choix du film au sympathique générateur de conseils culturels “tastr.us”, en prenant la première recommandation proposée, sans limite d’époque. Cette semaine, Tastr a sélectionné pour nous “Adieu, ma concubine” de Kaige Chen.
Sorti en 1993, “Adieu, ma concubine” reste à ce jour la seule Palme d’or décernée à un film chinois. Un constat étonnant tant ce pays est un véritable vivier de talent inépuisable, propice à des longs-métrages intelligents tout particulièrement lorsqu’ils s’affranchissent ou contournent les contraintes d’un gouvernement parfois très autoritaire vis-à-vis du monde de la culture. C’est donc avec une curiosité certaine, en bons amateurs de cinéma asiatique, que Les Réfracteurs se penchent aujourd’hui sur ce morceau d’Histoire du cinéma. Le récit courageux et parfois très critique sur la politique locale de deux jeunes garçons qui dédient leurs vies à l’opéra chinois au début du 20ème siècle. Ensemble, ils vont inlassablement interpréter “Adieu, ma concubine” au fil des années, l’un dans le premier rôle masculin et l’autre dans celui de la fameuse concubine (l’opéra chinois étant réservé aux hommes), traversant les troubles de leurs existences personnelles et le tumulte des événements qui ont secoué le continent asiatique.
Fil d’or
Dans sa réalisation, Kaige Chen va se faire fluide: “Adieu, ma concubine” est un film à la durée conséquente (2h51) et pourtant, le cinéaste chinois nous fait traverser cette gigantesque fresque avec beaucoup de naturel, alternant des scènes de l’intime et des séquences au cadre plus travaillé, appuyant la grandiloquence de certains instants. Une certaine forme d’esthétisme raffiné se ressent lorsqu’à la faveur d’un éclairage ou d’un décor, Kaige Chen imprime dans notre rétine des images marquantes.
Ces sublimes décors vont de paire avec des costumes et accessoires finement travaillés. L’opéra chinois revêt ses acteurs de vêtements aux teintes dorées et souvent faits de tissu onéreux. Kaige Chen utilise ce point forcément central dans son œuvre pour en faire un élément de narration: un sabre par exemple passe de main en main et devient un artifice de la tension dramatique du film. Le visuel compte autant que les dialogues dans “Adieu, ma concubine”.
Mais c’est sans doute le maquillage qui va appuyer ce dogme le plus intensément. Derrière le fard se cachent des êtres humains qui changent littéralement de peau pour l’opéra. Se grimer n’est pas anodin dans le film: dès le plus jeune âge, on refuse l’identité personnelle à ces enfants formés à la dure pour être acteurs, les peintures derrière lesquelles ils se cachent sont comme des entraves. Même le simple geste de se maquiller a du sens alors que la concubine caresse son roi de ses pinceaux. Plus profond encore, cette façon dont le sang et le rouge à lèvres se confondent et se répondent par moments. Poésie de l’image.
« Un peu trop pour un pyjama »
Quête artistique
Les deux personnages principaux, interprétés par Leslie Cheung et Fengyi Zhang semblent opposés dans leur conception de la vie. Celui qui interprète la concubine est dans une quête de perfection qui le détruit totalement. Il vit pour l’opéra et sa passion le consume de toutes parts. Son opposé, le roi, est lui bien plus pragmatique, entendant profiter des plaisirs de la vie, faisant de son art un simple métier. En étalant un éventail aussi large, Kaige Chen permet au spectateur de s’identifier à ces protagonistes et piochant d’un côté ou de l’autre ce qui nous ressemble le plus.
Pourtant, leur relation va être complètement fusionnelle, dépassant la simple collaboration artistique. Leur histoire a été cimentée dans la douleur inhumaine proche de la torture qu’on leur a infligé dès le plus jeune âge dans l’école d’opéra. Leur complicité est au-delà de l’amitié sans être ambiguë. Le film utilise le terme “frères de scène”, mais même cette expression semble faible pour définir un lien si intense.
Le duo est totalement au-dessous des considérations des autres personnages. Certes, l’interprète du roi va trouver une épouse (Li Gong) qui va se placer entre les deux garçons mais rapidement, elle va comprendre que son rôle est différent et elle va parfois devoir être en retrait malgré ses efforts, provoquant même par moments des disputes entre les deux comédiens. Ce protagoniste féminin peut apparaître comme un élément perturbateur mais il est central dans la construction du récit: il sert de repère pour mieux comprendre tout ce que l’opéra représente pour nos héros.
Histoire de Chine
Puis progressivement, alors que le scénario couvre presque tout le 20ème siècle, c’est le poids de l’Histoire houleuse de la chine qui va peser sur les personnages du film. Intelligemment, Kaige Chen ne va pas poser cet élément perturbateur d’un coup, mais plutôt construire sa fresque par petites touches jusqu’à devenir insupportable. L’invasion japonaise remet en cause le bien-fondé des représentations d’”Adieu, ma concubine” puis c’est le nouveau gouvernement communiste qui brime l’opéra chinois, souhaitant lisser le monde culturel et entravant l’enrichissement personnel. Le film évoque à travers son histoire humaine tout un passé qui a mutilé la société du pays.
Kaige Chen ne joue même pas la carte du suspense, son récit est une histoire de désillusion. Dès la scène d’ouverture, on sait que le périple des deux protagonistes principaux finira mal: une trajectoire qui commence dans la douleur et dont la conclusion sera pessimiste. Il plane sur “Adieu, ma concubine” un sentiment de fatalisme puissant où la violence physique omniprésente s’accompagne d’une douleur morale tout aussi étouffante.
“Adieu, ma concubine” est un morceau de l’Histoire chinoise non seulement grâce aux distinctions qui l’ont récompensé mais aussi par cette manière qu’il a d’inscrire une aventure intime dans un cadre politique plus large et suffoquant.
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